En juin 1987, dans le cadre de notre cours, Le Québec et l’Amérique française, mon collègue, Eric Waddell, et moi avons emmené nos étudiants en excursion à la péninsule de Port-au-Port, sur la côte ouest de Terre-Neuve, la province la plus anglophone du Canada. La « découverte » au début des années 1970, à la suite de la mise
en application de la loi sur langues officielles, d’une minuscule population de langue française, à Cap-Saint-Georges et à la Grand’Terre, a contribué à légitimer la notion d’un Canada bilingue « from coast to coast ».
Des quelques vingt excursions que nous avons réalisées un peu partout en Amérique du Nord, celle-ci fut certes l’une des plus inoubliables. D’une part, nous avons divisé notre groupe en deux. Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, avec les gens de Cap-Saint-Georges, les uns ont monté le cap du sud au nord. Les autres, ont entrepris l’escalade depuis la Grand’Terre dans le sens contraire. Vers midi, au milieu de cette marche de 15 km, nous nous sommes rencontrés sur les hauteurs autour du drapeau fleur de lysé pour chanter, danser et festoyer. D’autre part, certains étudiants ont pu veiller chez Émile Benoît (1913-1992), l’un des grands
violoneux du Canada français. Toutes ces activités ont inspiré l’un des étudiants, Yves Jardon (visage encerclé dans la photo ci-dessus), qui a résumé notre passage de manière poétique.
Péninsule de Port-au-Port
À la Grand-Terre
À l’Anse-à-Canards
À Cap-Saint-Georges
Les amitiés complices des âmes
Aux accents perdus dans l’espace
On débarque et on reste
J’y ai senti le coup des vagues
Dans la gigue de vos pieds
Le chant du monde
Au bout d’une nouvelle terre
Entre à chaque porte
Rencontre une amitié
Les bras ouverts aux mains tendues
Le cœur à cœur a son air
Laisse-toi aller
La grève à galets roule sous les vagues
Une autre musique au vent
Pêcheurs de morues et de homards
Je vous entends chanter
Que la musique vient de la mer
Et quand la mer est partout.
Quelle ne fut pas ma surprise en ce dimanche matin, en me rendant à l’école Notre-Dame-du-Cap, en face de l’église à Cap-Saint-Georges et à la chapelle Sainte-Anne de Grand’Terre, aux heures affichées de la messe de ne trouver personne! Pas moyen de converser avec les amis faits en 1987 afin d’évaluer l’évolution de leur situation. Il faut me fier à l’œil et non à l’ouie.
Je choisis donc de faire le tour de la péninsule dans le sens des aiguilles d’une montre. En 1987, c’était impossible. La route entre Cap-Saint-Georges et la Grand’Terre n’existait pas, d’où l’intérêt de se rendre à pied le 24 juin de l’un à l’autre. La route a été complétée il y a une dizaine d’années sans compromettre les vues spectaculaires sur la mer. À la Grand’Terre, en 1987, il n’y avait aucune école française. Aujourd’hui, il y en a une, le Centre scolaire et communautaire Sainte-Anne. Il s’agit d’un changement majeur, peut-être le plus important. Le cachet du panneau annonçant la route des ancêtres français suggère un plan d’aménagement pour attirer des touristes sur la péninsule. La présence d’une nouvelle auberge à Cap-Saint-Georges, d’un centre de séjour au sommet du cap, à mi-chemin entre les deux villages et d’un sentier patrimonial à Grand’Terre semble confirmer cette hypothèse.
En arrivant ici, après une absence de dix-huit ans, j’avais grand espoir de pouvoir renouer avec les Cormier, les Poirier, les Félix, les Cornecht et les autres afin d’apprendre de nouveau d’eux. Malheureusement, c’était un rendez-vous manqué—surtout de ma faute parce que je n’avais pas donné les préavis nécessaires. Je n’en suis quand même pas parti bredouille. J’ai pu respirer à plein poumon l’air de la mer, me faire étourdir encore une fois par ces paysages époustouflants et me remémorer intensément des moments forts passés ici le 24 juin 1987 avec mes étudiants et nos amis.