Il y a 35 ans, l’écrivain Clark Blaise a publié une nouvelle, Tribal Justice. Dans un langage métaphorique, il évoquait l’existence d’un archipel franco en Amérique du Nord :
My father told it to me over beers in a bar in Manchester (N.H.) as though he were giving me an inheritance. One of my uncles, the one who’d gone to California had taken the easy northern route across Ontario and the prairies, then down the west coast lumber trails without missing a single French messe along the way. All America is riddled like Swiss cheese with pockets of French.
Pour moi, ce paragraphe est devenu une sorte de crédo orientant ma carrière de chercheur et dictant ma ligne de conduite lors de mes déplacements à travers l’Amérique du Nord. Depuis tout ce temps, je n’ai cessé de déterrer et de faire connaître cette réalité franco oubliée par les Québécois en raison de la dégringolade de l’Église catholique qui assurait jusqu’aux années 1950 le rôle de trait d’union entre la mère patrie et sa diaspora. Par une magnifique journée d’automne, près de Walla Walla, dans l’État de Washington, avec mes amis Rob Foxcurran, Michel Bouchard et Katerina, sa conjointe, ainsi qu’avec ma fille, Mary-Soleil, et son conjoint, Jason, j’ai eu le plaisir de participer au Frenchtown Rendezvous et d’y découvrir une autre communauté franco.
Le rendez-vous, organisé sous la direction de la Fondation historique de Frenchtown (qui porte aujourd’hui le nom de Lowdon, situé à 12 km à l’ouest de Walla Walla), dont l’objectif est de préserver et d’interpréter le site de la batille de Walla Walla (1855) et celui de la mission de Sainte-Rose. Aujourd’hui, trois monuments marquent les lieux, mais il est impossible dans l’état actuel des choses de bien saisir la portée historique de ces lieux pour les Canayens et Métis qui les peuplaient et dont certains des descendants les habitent encore de nos jours.
Au Rendez-vous, Sam Pambrun, historien métis habitant la réserve Umatilla, rappelait les origines lointaines—dans la vallée de la rivière Rouge—des gens venus vivre en paix avec les autochtones de la place. Joseph LaRoque a construit la première maison ici en 1823. La famille de Louis Letellier est arrivée du Montana dix ans plus tard. Au fur et à mesure que les voyageurs métis canadiens se retiraient de la traite des fourrures, plusieurs s’installaient dans la vallée de la Walla Walla, à Frenchtown. Au moment de l’établissement de la mission protestante de Marcus Whitman en 1836, figure bien connue de l’histoire officielle américaine et martyre à la cause suite au « massacre » de 1847 (que les Métis et autochtones préfèrent appeler « incident »), il y avait déjà une douzaine de maisons en bois ronde construites autour appartenant aux Métis . En 11 ans, selon Pambrun, le très instruit Dr Whitman aurait écrit 100 000 mots sur son expérience ici, sans toutefois mentionner, ne serait-ce qu’une seule fois, l’existence des « half breeds ». Le moment est venu de remettre les pendules à l’heure, d’attribuer aux Franco-Métis la place qui leur revient!
Monsieur Pambrun était accompagné au Rendez-vous de plusieurs personnalités de la réserve dont Armand Minthon, chef spirituel et gardien de la langue sahaptienne. À l’ouverture des festivités, afin d’assurer la bonne entente entre les participants et le succès du rendez-vous, celui-ci invoqua le Grand Esprit.
L’accueil au Rendez-vous se faisait par l’intermédiaire de Jean-Baptiste Brouillet et Eugène Chioreuse, deux prêtres assignés au territoire de l’Orégon, grâce à l’intervention de Msg Augustin-Magloire Blanchet, ainsi que par Suzanne Cayouse Dauphin. Ce sont Jean-Louis Poirot et Jean-Paul Gimaud, deux Français, résidents de la région depuis 40 et 20 ans respectivement, qui ont joué le rôle des prêtres. C’est l’arrière petite-fille de Suzanne, Judith Fortney, qui interprétait son aïeule.
Moment fort de la soirée, en ce qui me concerne. Frank Bergevin, anciennement de Frenchtown, aujourd’hui résident de la Californie, a pris la parole en français pour exprimer ses sentiments à l’occasion d’une visite au Québec en 1970. En faisant allusion à la devise inscrite sur les plaques d’immatriculation québécoises, il rendait hommage à la mère patrie, un pays qui a de la mémoire, un pays qui se souvient, un pays qui a su survivre contre vents et marées. En conversant avec Frank, à la suite de son intervention, j’ai dû lui avouer que les Québécois eux-mêmes n’avaient pas si bonne mémoire que cela, qu’en fait il y en avait très peu qui se souvenaient des Canayens et Métis de la région du Pacific Northwest, qui savaient qu’une partie importante de leur propre histoire s’était déroulée dans la vallée de la Walla Walla.
Les Bergevin sont ici depuis le début. Claro Bergevin et son épouse, occupent toujours la terre ancestrale.
Sur le macaron que portait chacun s’inscrivaient les patronymes des ancêtres du porteur : ici, Rémillard, Dauphin, Gagnon!
Le cimetière de Saint-Rose a été effacé du paysage, mais la liste des personnes qui y étaient enterrées, avec leur âge et leur date de décès, perdure:
De 1967 à 1971, j’ai habité Seattle, métropole de l’État de Washington. Je faisais mes études de maîtrise et de doctorat à l’université de Washington. Jamais, en quatre ans, je n’entendais parler de la réalité canayenne ou métisse de la région. Avec du recul, je me rends compte d’avoir à l’époque sillonné l’État les yeux bandés. Aujourd’hui, voyageant les yeux, les oreilles et le cœur ouverts, je découvre tant de choses dans ce gruyère qui est la Franco-Amérique.