En 1843, Jesse Wentworth Crosby, missionnaire mormon, visite le Québec

Dans deux livres, Pays et Mensonges et Mots d’ailleurs (Boréal, 1999 et 2004), mon ami, Luc Bureau, examine le rapport imaginaire qu’entretenaient, à diverses époques, certains grands esprits (écrivains) avec le Québec, alias le Canada, alias le Bas Canada, alias le Canada français, alias la province de Québec.

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Mais quelle a été la perception du monde ordinaire—du petit voyageur—qui, en traversant le Québec peu de temps après le soulèvement des Patriotes, consignait dans son journal de bord ses observations, ses idées, ses pensées et ses aspirations? Le journal du jeune Jesse Wentworth Crosby nous en fournit un bel exemple!

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Né à Yarmouth, en Nouvelle-Écosse, en 1820 et déménagé avec ses parents et frères et sœurs, à Portland, dans le New York, sur les rives du lac Ontario, pas loin du canal Érié en plein essor, Jesse s’est converti au Mormonisme, à l’âge de 18 ans, en 1838.

Pour apprécier la suite, il est essentiel de connaître les antécédents de la famille. Jesse était l’arrière-petit-fils de Lemuel Crosby (1726-1769), parti du Cap Cod, dans la colonie américaine du Massachusetts en 1761 occuper des terres « libérées » par la déportation des Acadiens. Son grand-père, Lemuel, fils, avait quatre ans à l’époque. Son père, Joshua (1783-1874) n’a pas réussi à faire fructifier ces anciennes terres acadiennes, décidant en 1822 de s’expatrier aux États-Unis, s’installant à quelques kilomètres seulement du berceau du Mormonisme, là où, deux ans auparavant (1820), le fondateur de ce nouveau mouvement religieux, Joseph Smith, aurait eu sa première vision ou sa première manifestation divine. L’effervescence et l’agitation religieuses qu’a connues cette région située entre Rochester et Syracuse, au cours des années 1820 à 1840 se sont avérées si intenses qu’elle a reçu comme surnom « Burnt Over District ». La formation légale de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, en présence de Smith et cinq autres personnes, se fit en 1830. En 1838, exception faite du père, Joshua, tous les Crosby acceptèrent d’adhérer au message de Joseph Smith et de le suivre dans sa péripétie vers l’Ouest. Accompagnés de certains de leurs voisins, les Brown, Mumford et Richardson, les Crosby s’établirent en 1839 à la « nouvelle capitale mormone » de Nauvoo, en Illinois, sur les berges marécageuses du Mississippi.

Dès ce moment et jusqu’à la fin de sa vie en 1893, Jesse Wentworth Crosby suivrait à la lettre les exigences imposées par celui qu’il tenait pour prophète, voyant et révélateur. Huit fois, Crosby accepta une mission qui lui fut confiée par son chef spirituel, Brigham Young, successeur à Joseph Smith assassiné. C’est la deuxième qui nous concernera ici, celle qui le reconduira de 1843 à 1845 dans les « British Provinces of Canada and such other places as seemed expédient »—autrement dit dans son pays natal—dans le but de propager le message des Saints des Derniers Jours et d’inciter ceux et celles qui y adhéraient à faire comme lui et sa famille, de se joindre au vaste mouvement migratoire en cours vers Nauvoo et, éventuellement, vers la vallée du Grand lac salé.

Avant d’aborder cette deuxième mission qui voit Crosby quitter Nauvoo, passer par Chicago et les Grands lacs, Kingston, Montréal, Québec, Rivière-du-Loup, le portage du Témiscouata pour aboutir enfin à Fredericton, mentionnons tout de même les sept autres missions qui ont couronné en quelque sorte sa vie.

Mission 1 : 1841-1842. Partir de Nauvoo pour prêcher en Ohio, dans l’État de New York (y compris la ville de New York) et à Yarmouth, dans le Maine. Retour via Boston, New York puis Chicago.

Mission 3 : hiver 1844-45 : Présider la congrégation locale à Lowell, au Massachusetts, et prêcher. Jesse y rencontre Hannah Elida Baldwin, originaire de St. George, au Nouveau-Brunswick, qui, avec sa demi-sœur, était venue à Lowell travailler dans l’industrie du textile. Hannah accepte l’évangile mormon tel qu’enseigné par Jesse. À Nauvoo, en 1845, elle deviendra sa femme.

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Jesse Wentworth Crosby et Hannah Elida Baldwin, circa 1860

N.B. Avant l’arrivée massive de Canadiens français à Lowell, le travail dans les « facteries » s’accomplissait grâce aux « Yankee girls ».

Mission 4 : Après avoir participé à l’odyssée mormon qui l’a conduit en 1847, avec des milliers d’autres Saints des Derniers Jours à la vallée du Grand lac salé, Crosby accepte, avec un pré avis de 16 jours, de partir en 1850 pour l’Angleterre. Il laisse derrière lui une femme et trois enfants. Il sera parti trois ans et aura vu la Reine Victoria !

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Jesse, missionnaire, circa 1850

Mission 5 : En revenant de l’Angleterre en 1852, il repassera encore par les « British Provinces » : par son lieu de naissance (Yarmouth) et par le lieu de naissance de sa femme au Nouveau-Brunswick, où il réussira à convertir au Mormonisme deux de ses tantes. Dans le but de revoir son père, il repassera par la ville de son enfance, Portland, mais ne le rencontrera que plus loin, alors que Joshua revenait d’une visite avec les membres de sa postérité en Utah. Celui-ci, deviendra grand défenseur des Mormons dans l’Est, finira par accepter la foi mormone et s’établira, lui aussi, dans l’Ouest où il meurt en 1874, à l’âge de 91 ans.

Mission 6 : En 1861, avec 300 autres familles, Jesse Crosby s’établit en « Dixie », devenant l’un des principaux fondateurs et développeurs de cette colonie désertique.

Mission 7 : En 1867, il part pour les États du Sud. De retour en 1869. Il décrit les conditions qu’il avait observées dans le Sud en reconstruction.

Mission 8 : De 1877-78, il part pour la Californie du sud dans le but avoué de reconduire les brebis égarées au troupeau. C’est-à-dire de ramener à l’ordre les anciens adeptes qui avaient perdu ou rejeté la foi.

Le 14 juin 1893, sans le sou, chez son fils, à Panguitch, à 150 km de St. George, meurt Jesse Wentworth Crosby: prédicateur, pionnier, homme de Dieu.

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Un dimanche d’été 1985, un vieil homme et ses deux fils se sont pointés à Québec. J’ai eu le bonheur de les croiser et de leur parler. C’était le petit fils de Jesse Crosby qui, journal du grand-père à la main, retraçait le parcours de la deuxième mission de Jesse. Avant de mourir, ce vieux résident de St. George tenait à poursuivre ce périple d’environ 10 000 km. Qui était-il ? Malheureusement, 25 ans plus tard, je ne peux me souvenir de son prénom, mais j’aime croire qu’il s’agissait de « Sam » Crosby, auteur de Jesse Wentworth Crosby : Mormon Preacher, Pioneer, Man of God.

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Alors que je terminais la rédaction de ce billet à la bibliothèque centrale du comté de Washington, la préposée à la collection spéciale est passée me demander ce que je faisais. Je lui explique. Elle me répond, « Regarde par la fenêtre la maison en face, sais-tu à qui elle appartenait ? Jesse Crosby ! C’était la première maison construite en adobe à St. George. Le deuxième étage et le revêtement actuel ont été ajoutés par la suite ! »

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« Quartier français » à St. George

Aujourd’hui en faisant mes 20 km à vélo, j’ai traversé le French Quarter!

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Hé oui, bien des villes aux États-Unis, grandes comme petites, aiment bien se donner des airs de la haute culture française. St. George ne fait pas exception. Niché au cœur de l’un des nombreux nouveaux terrains de golf de la ville, le « quartier français », de superficie modeste, permet néanmoins de rouler sur la rue Émeraude, devant une demi-douzaine d’immenses maisons de construction récente, et d’avoir accès à la cour Normandie et à la cour Versailles!

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Emeraud (sans E, sans accent)? Oups, pardon my French!

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Johnson Canyon: son arche, son ruisseau, sa chute

Très courte promenade (2,7 km aller-retour), mais combien fascinant! Le canyon Johnson, situé à 12 km au nord de St. George a ceci de particulier. Il s’agit d’un témoin éclatant de la relation conflictuelle qu’entretient un désert avec de l’eau.

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Un événement érosif massif—comme un déluge résultant d’une grosse averse subite (cloudburst, selon la terminologie locale)—peut modifier radicalement et rapidement le paysage, laissant la paroi rocheuse émiettée et déplaçant allègrement de grosses roches, tandis que des crachins et des ruisseaux sinueux forment le paysage petit à petit, laissant des sculptures lisses et des plantes aux couleurs parfois vives. Les deux phénomènes sont visibles ici.

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Sur le sentier menant au fond de ce canyon sans issue, le marcheur traverse à plusieurs reprises, en zigzag, le ruisseau qui prend son origine au fond du canyon, au pied d’une falaise humide, qui, en temps de pluie, se transforme en véritable chute.

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La formation rocheuse la plus spectaculaire de la promenade est, sans aucun doute, l’arche de Johnson, suffisamment large et haute pour stationner un autobus scolaire en dessous.

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Un dimanche matin à Pine Valley (UT)


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Signal Peak

À 50 km au nord de St. George (altitude, 800 mètres), sur le versant nord du mont Signal (altitude 3 100 mètres), se trouve le hameau de Pine Valley (altitude 2 200 mètres). Ici, l’hiver, la population compte à peine 300 âmes; l’été il y en a cinq fois plus. L’on pourrait dire qu’il s’agit d’une sorte de transhumance. Afin d’éviter les températures de 42 C. et plus qui sévissent l’été dans les alentours de St. George, un nombre appréciable de résidents maintiennent une résidence secondaire à Pine Valley dont l’origine remonte à 1855 lorsque Isaac Riddle, à la poursuite d’une vache égarée, y a mis le pied pour la première fois et a eu l’idée d’y établir une scierie afin de mettre à profit les étendues de pin et d’épinette si rares dans cette région désertique.

En peu de temps, le site a attiré une petite population composée largement de journaliers, de charretiers et d’artisans. Parmi ces derniers, il y avait un converti au Mormonisme du nom de Ebenezer Bryce, immigrant d’Écosse, dont la femme faisait partie de la famille Gardner, l’une des premières à s’établir à Pine Valley. C’est à lui, à cause de son métier d’ingénieur naval, que les habitants ont donné la charge de élaborer les plans pour la construction d’une église qui est aujourd’hui la plus vielle chapelle mormone en service continu.

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En acceptant la charge, Bryce n’avait de choix que de la construire selon ses connaissances en architecture navale développées en Écosse. Une fois terminée l’église plaisait énormément à la population locale et au prophète Brigham Young lui-même, car elle ressemblait en style aux églises protestantes de la Nouvelle-Angleterre dont Young et la plupart des Saints des Derniers Jours étaient issus. Aujourd’hui le nom d’Ebenenzer réverbère localement en raison de ce magnifique lieu de culte et mondialement grâce au parc national, situé à proximité, qui porte son nom : Bryce Canyon National Park!

Or, les moyens de construction à Pine Valley ne ressemblaient en rien à ceux de ces églises-là, les quatre murs ayant été agencés et assemblés à plat, puis érigés en unisson par un système de poulie, le tout soutenu par d’énormes blocs de granit placés aux quatre coins et par des blocs de calcaire plus petits en juxtaposition en dessous des quatre murs. Une fois érigés et en position verticale les murs, les coins ont été enroulés de lanières qui, en séchant, resserraient les joints et fortifiaient les coins et, par conséquent, solidifiaient les murs. À l’extérieur, de minces bardeaux marins (shiplap, selon Bryce), se chevauchant, assuraient une couverture étanche.

La toiture respectait aussi les règles de l’art de la construction navale, consistant en grande partie de longues membrures assemblées en rainure et languette. L’absence de clous dans l’édifice est remarquable. Fier de sa réalisation, Bryce parlait de son « bateau renversé ».

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Depuis les 143 ans de son existence, la chapelle de Pine Valley a été rénovée à quatre reprises, le dernier projet de rénovation remontant à 2004. Aujourd’hui, tout en respectant les codes de construction modernes, y compris les normes de construction parasismiques, les Saints des Derniers Jours de Pine Valley ont réussi à préserver le cachet de l’époque ancienne. Contrairement à beaucoup de bijoux patrimoniaux de l’Utah qui n’ont plus qu’une fonction muséale, celui-ci continue à remplir sa fonction première, celle de lieu de culte. À tous les dimanches, l’hiver, comme l’été, les fidèles s’assoient sur les bancs d’église taillés en pin pour exprimer et partager leur foi et pour célébrer le riche héritage qui les unit.

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Prédicateur intrus

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Orgue à l’ancienne

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Vieille porte

Et après le service, pourquoi pas un bon repas au seul restaurant de Pine Valley Le Brandin’ Iron?

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La Patte d’ours (Bear’s Claw) nous tient en haleine

En février 2010, Kathi a pris sa retraite. John l’a suivie le 15 mai. Le 17 mai, ces Johnson de Dorchester, au Wisconsin, ont enjambé leur vélo tandem pour amorcer une randonnée de 3 600 km, de chez eux à Anacortes, sur l’estuaire Puget, dans l’État de Washington. Parcourant en moyenne 100 km par jour, ils ont réalisé, avec quelques arrêts par çi par là, leur objectif en 47 jours. L’aventure est racontée dans leur carnet (http://www.pedalingthemidwest.blogspot.com/).

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Si j’en fais mention, c’est que John et Kathi sont nos voisins à St. George. Comme nous, ils y ont réservé un gîte pour les mois de janvier et février. En plus d’être des cyclistes expérimentés ils sont aussi des « hikers » invétérés. À tous les matins, ils partent à pied pour explorer l’une des nombreuses pistes qui prend sa source à proximité. Hier, je me suis joint à John pour monter à la pointe de la Patte d’ours. Au bout de deux heures et quart au cours des quelles nous avons pu admirer différentes variétés de cactus, des falaises à pic et des paysages sublimes, nous y étions rendus.

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En bon prince, John a insisté pour me poser. Il y a environ 750 mètres de dénivellation entre le point de départ et le point d’arrivée au sommet de la Patte d’ours. En arrivant, chaque marcheur ajoute sa pierre au cairn.

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