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Lettre à M. Champagne – L’Amour du livre – 04

Québec, le 26 juillet 2023

À :
L’honorable François-Philippe Champagne
Député de Saint-Maurice—Champlain, Québec
Ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie
1-632, avenue de Grand-Mère
Shawinigan, Québec
G9T 2H5

CC :
L’honorable Pascale St-Onge
Députée de Brome—Missisquoi, Québec
Ministre du Patrimoine canadien
301-145 Rue de Sherbrooke
Cowansville, Québec
J2K 5E7

Objet : L’Amour du livre, Denis Vaugeois, Septentrion, 2005.

Cher Honorable,

Tout d’abord félicitations pour votre longévité au poste de ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie. Puisqu’il semblerait que l’économie canadienne soit au cœur du mandat du gouvernement actuel, j’en conclus que vous allez enfin agir pour ne pas laisser tomber un gros secteur économique, soit celui de l’écrit.

Je dois dire que ce remaniement ministériel ne m’arrange pas, ma lettre d’aujourd’hui devait parler de justice et c’est à votre ex-collègue David Lametti que je réservais la copie de cette lettre. Mais puisque le caucus québécois de votre parti semble toujours très important, c’est avec plaisir que je m’adresserai plutôt à l’honorable Pascale St-Onge, nouvelle ministre du Patrimoine canadien.

Cher Honorable, donc. C’est l’été, on devrait être léger et superficiel, mais j’ai bien peur de plomber l’ambiance. Un grand nombre de créatrices et créateurs n’auront pas le luxe de se payer du bon temps au bord de l’eau, comme beaucoup de personnes d’ailleurs. Alors que le coût de la vie explose, les baisses de revenu liées directement à la modernisation de la Loi sur le droit d’auteur de 2012 continuent de faire mal. Mais ça, vous le savez déjà. Il faut dire que nos collègues anglophones d’Access Copyright (l’organisme de gestion collective des droits de reproduction du Canada anglais) ont finalement du se résoudre à l’impensable le 13 juillet dernier : une drastique réduction de leurs effectifs et de leur capacité à défendre les titulaires de droits. Ce dont on vous a averti à maintes occasions dans les dernières années. « The mass, systemic free copying of creators’ works by Canada’s education sector outside of Quebec since 2012 has led to Access Copyright’s total distributions to rightsholders dropping by 79%. » nous renseignent-ils sur leur site Internet.

« Outside of Quebec » ? Bon ça y est, la société distincte frappe encore. Ce sera donc le sujet de la lecture d’aujourd’hui (ouf, quelle longue introduction), L’Amour du livre par Denis Vaugeois. Parce que oui, parler du secteur du livre, des bibliothèques et d’une vision de solidarité entre les maillons de la chaîne nous mène toujours vers le legs de cet homme, historien, auteur, éditeur, enseignant et, pour un court moment de sa carrière, homme politique. Il n’aime pas être présenté comme politicien, et pourtant, plus de 40 ans plus tard, c’est encore cet héritage que l’on célèbre. Par exemple lorsque l’Université du Québec à Trois-Rivières lui remet en 2022 un doctorat honoris causa, soutenu par l’ensemble du secteur du livre, dont l’Association québécoise des bibliothèques publiques.

Denis Vaugeois est natif de Saint-Tite et a été député de Trois-Rivières pour le parti québécois entre 1976 et 1985. Voyez comment votre coin de pays est productif ! C’est à titre de ministre des Affaires culturelles (cette ancienne dénomination montrait bien qu’économie et culture ne sont pas opposées, mais je m’égare) qu’il fera adopter en 1981 la « Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre », généralement appelée Loi 51 ou Loi du livre. Et pour appuyer la mise en place de cette législation, il pilotera aussi un ambitieux plan de développement des bibliothèques publiques. Croyez-le ou non, de 1979 à 1985, le nombre de bibliothèques publiques au Québec passera de 121 à 849. Pas mal, non ?

Dans son ouvrage L’Amour du livre, Denis Vaugeois nous partage donc ses connaissances dans ce domaine, navigant entre connaissances académiques et anecdotes d’auteur et d’éditeur. Dans le premier chapitre, intitulé sobrement « Ma passion du livre », il nous explique ce qui a guidé l’ensemble de sa carrière, ses convictions et, surtout, le parcours du combattant qu’il a dû livrer pour aboutir à la Loi du livre. Ce chapitre est une pièce d’anthologie de politique appliquée que toute personne en position d’autorité devrait lire. Il est d’ailleurs en accès libre sur notre site Internet, comme quoi on n’est pas toujours en désaccord avec ce principe.

Que faut-il retenir de cette lecture ? Il faut croire dans ses idées et ses valeurs. Les écueils peuvent être nombreux et sembler insurmontables, mais finalement rien n’est impossible quand on fait preuve d’audace et de ténacité. Il ne faut pas avoir peur de faire face à d’imposants lobbys (les éditeurs français de l’époque, dont Hachette, qui contrôlaient une grande partie de notre secteur littéraire n’étaient pas exactement des enfants de chœur). Il faut se souvenir qu’au final, on travaille pour l’intérêt commun. L’éducation populaire passe par l’écrit, il faut donc trouver un équilibre entre diffusion et production des savoirs et de la culture.

« Outside of Quebec » donc… Depuis le début des années 1980, le Québec a mis en place un ensemble de mesures qui ont soudé les maillons les uns aux autres. Mieux, une réelle solidarité s’est développée entre les différents intervenants. Lorsque le numérique est arrivé dans le décor, le législateur n’a pas eu besoin d’intervenir : les parties se sont entendues pour éviter de fragiliser l’une d’entre elles. Au Québec, les institutions d’enseignements de tous les niveaux continuent de renouveler leurs licences avec Copibec, notre société de gestion. Certes les redevances ont dans certains cas considérablement diminué, mais elles n’ont jamais disparu, contrairement à celles jadis perçues dans le reste du Canada. Il faut dire que l’Assemblée nationale reconnaît de façon unanime « le rôle crucial des créateurs de contenus et l’importance de la propriété intellectuelle dans le modèle économique des arts et de la culture québécois ». C’est un bon point de départ. Il n’en reste pas moins que la Loi sur le droit d’auteur est de juridiction fédérale et que tout cet édifice est bien fragile lorsque ladite loi n’apporte aucune protection. Le Québec, solidaire du reste du Canada, serait soulagé de voir la brèche colmatée et apprécierait le retour des redevances d’Access Copyright.

Finalement, il y a une dernière leçon à tirer. Denis Vaugeois nous dit, en page 34 : « À l’époque, le ministère comptait un corps d’élite. Dans tous les secteurs ou presque, les fonctionnaires étaient particulièrement compétents. On les avait gavés de rapports, d’études, de livres blancs, d’un livre vert. Ils étaient sur la ligne de départ. Il ne manquait qu’un signal et une volonté ferme d’écarter tous les obstacles dès leur apparition. »

Monsieur Champagne, depuis des années, vos fonctionnaires et ceux de Patrimoine canadien sont gavés d’études et de rapports. Ils comprennent les enjeux. Ils savent quoi faire. Il ne leur manque qu’un signal. On y va ?

Sincères salutations,

Gilles Herman
Éditeur

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