L’avenir du livre

Texte lu à l’invitation de l’assemblée générale de l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (ADELF) sur le thème : « Comment la nouvelle génération d’éditeurs québécois se positionne-t-elle par rapport à l’avenir du livre ? Comment voit-elle l’avenir du livre et de leur métier ? »

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Je m’appelle Gilles Herman, j’ai 36 ans et je suis éditeur. J’ai deux enfants, deux jeunes garçons : Loïc, bientôt 10 ans et Jérôme, 8 ans. Tous les deux ont déjà la passion du livre. L’aîné traîne à peu près tout le temps un livre dans son sac. Roman d’horreur ou d’aventure, il abreuve son imaginaire avec des histoires fantastiques qu’il découvre dans leurs pages. Le plus jeune a soif d’informations. Encyclopédie, livres thématiques sur les reptiles, les Égyptiens ou l’ère préhistorique, il veut connaître et voir, illustrations à l’appui. Pour les histoires, il préfère encore que maman les lui raconte le soir au coucher. Moment privilégié d’intimité.

Tous deux fréquentent avec bonheur la librairie familiale. Ah oui, je ne vous l’avais pas dit : ma conjointe est libraire, comme l’est aussi sa propre mère. Il n’est donc pas rare que les deux enfants se retrouvent à passer quelques minutes – voir quelques heures – dans cet immeuble de la rue Maguire. On les retrouve alors assis dans un escalier ou carrément effouarés à terre, bouquinant à leur aise tandis que les clients louvoient dans les allées. Jamais ils ne s’ennuient car, entre deux visites, les libraires ont eu largement l’occasion de présenter les dernières nouveautés.

Mes enfants ne sont pas des cas uniques. Ils ont la chance de fréquenter une école primaire du secteur public qui met beaucoup l’emphase sur la lecture et le livre. Période de lecture tous les matins avant de commencer les cours, mini-bibliothèque dans chaque classe et un beau local rénové pour accueillir la bibliothèque de l’école. La peinture est fraîche, on y trouve de beaux divans et, modernité oblige, un local informatique y est attenant. Il faut dire que les tablettes clairsemées font pâle figure en face de ces machines ronronnantes, pleines de couleurs et de bruits. Il y a bien quelques parents bénévoles qui font de leur mieux pour dépenser le maigre budget d’acquisition de livre mais, sans véritable formation, ils peinent à établir une collection. À se demander qui emploie tous ses jeunes bibliothécaires formés chaque année dans nos écoles. J’ai peur que la réponse tourne autour de chaînes de magasin de vêtement, de restauration rapide ou que sais-je encore.

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Loïc a 25 ans. Il a gardé son amour de la lecture. D’ailleurs, il est au volant de son automobile – toujours à essence – pour se rendre au Power Center le plus proche coincé entre deux bretelles d’autoroutes. Après avoir pesté pendant plusieurs minutes, faute de stationnement libre, il finit tout de même par trouver une place, pas vraiment autorisée.

En entrant dans la succursale, il est immédiatement sollicité par le dernier opus du jeu vidéo de l’heure. Il reste planté là cinq minutes à tester les commandes mais il sent vite dans son dos le regard pesant de l’associé qui voudrait bien le voir dégager. Il circule entre les rayons de produits d’alimentation fine – thés, cacaos, pralines et autres tomates séchées – pour se retrouver dans la section des jouets. Il regarde avec une certaine nostalgie les boîtes de blocs de construction qu’il adorait, se demandant un instant si ses parents ont gardé quelque part ceux qu’il demandait immanquablement à chaque occasion festive.

Encore un effort. À travers le rayon cuisine puis celui du jardinage – même si la neige recouvre encore le sol, il est déjà temps de penser à ses plates-bandes et leur entretien – il entrevoit quelques couvertures de livres. Tout d’abord, sur un cube au milieu du passage, plusieurs dizaines d’exemplaires du dernier succès d’un écrivain américain sulfureux. L’accompagnent le t-shirt, la tasse, le dvd de l’adaptation, les figurines et les cartes à collectionner. Il a lu les quatre premiers tomes de sa dodécalogie, pas inintéressant mais déjà lu. Mais c’est à la sortie du treizième tome qu’il a décidé de ne pas continuer.

Non, aujourd’hui il se laisserait bien tenter par un roman policier du cru, quelque chose avec des références qui viendraient le chercher. Il passe entre les rayons. Meilleurs vendeurs ? Non, il n’y voit que de gros livres aux couvertures embossées, gros lettrage dégoulinant aux noms d’auteurs à consonance anglaise. Littérature française ? Il n’y a plus aucun nom d’éditeur sur les couvertures. De toute façon, ils appartiennent au même groupe d’intérêt chinois qui a sauvé l’édition européenne de la faillite il y a quelques années. Il passe rapidement la section des beaux livres. Son œil accroche la couverture de la nouvelle édition de La terre vue de l’espace. Déforestation amazonienne, golfe du Mexique englué, calotte polaire réduite à l’extrême. Le Groënland a fini par ressembler à son nom : une grande étendue verte sur laquelle on a commencé à exploiter des mines à ciel ouvert.

Il a fait le tour de la section livre du magasin. Rien trouvé. Un commis qui se dirige vers lui fait brusquement demi-tour. Il a dû comprendre que ce client avait des questions tandis que lui n’avait pas de réponse. Dépité, Loïc se dirige vers la borne informatique. Critère de recherche ? Roman policier. Langue ? Français. Origine ? États-Unis, France, Chine, Inde, Brésil, Grande-Bretagne… non. Autre ? Ça doit être ça. Deux résultats de recherche, en rouge : non-disponible en magasin, sur commande spéciale.

C’est alors qu’un drôle d’individu l’apostrophe et lui remet un petit carton imprimé. Cet après-midi, à l’aréna, se tient un salon du magazine et du livre québécois. Intrigué, il décide de s’y rendre. Il doit pourtant attendre une demi-heure avant que le camion de livraison qui lui barre le chemin s’en aille, lui permettant enfin de quitter le stationnement.

Contrairement au centre d’achat, celui du centre sportif est plutôt clairsemé. Quelques badauds se dirigent vers l’entrée qu’il franchit à son tour. Ses yeux s’emplissent alors d’émerveillement. Sur des tables bancales, des milliers de livres sont exposés à son regard avide. Ils sont beaux, reliés avec soin et bien alignés. Des personnes se présentant comme des auteurs discutent ici et là avec qui s’intéresse à leur production. Rapidement, Loïc trouve un étal couvert de livres policiers. Il y passera finalement son après-midi, bouquinant, discutant. Son choix s’arrête sur trois livres dont on lui a dit le plus grand bien. Il sursaute un peu devant le prix annoncé de son achat, mais il passe outre et s’en va le portefeuille et le coeur léger.

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Jérôme a 25 ans. Il a finalement décidé de travailler à plein-temps à la librairie familiale où il œuvre à temps partiel depuis maintenant presque dix ans. Il l’aime, cet endroit. Il a bien failli le perdre. Ancré dans son tissu urbain, à proximité des autres services sur une belle avenue commerçante, il avait assisté, impuissant, à la lente érosion de la clientèle. La situation économique n’était pas très bonne, les clients se laissaient un à un tenter par les livres bon marchés présentés sur les tablettes des grandes surfaces. Les bibliothèques, autrefois de bonnes sources de revenu, ne faisaient plus affaire avec eux. De plus en plus exigeantes, seules les grandes enseignes étaient capables de leur fournir le service qu’elles demandaient.

Et il y avait tellement de livres ! Il se rappelle les dizaines de boîtes qui franchissaient quotidiennement le seuil de la librairie. Ils avaient même dû aménager un porche spécial sans quoi les livraisons auraient été interrompues. Il se voyait libraire, il n’était que manutentionnaire.

Il y avait toujours eu une place importante pour le livre québécois dans leur librairie. Mais les éditeurs avaient perdu la tête. Livre après livre, peu importe le sujet, la qualité était en baisse, contrairement aux quantités qui, elles, explosaient littéralement. « Prends-en 20 et fais une pile, tu verras comme c’est vendeur ! » était le refrain continuel qu’on leur servait. Course effrénée en avant, c’était la panique devant les chiffres d’affaires qui dégringolaient. Il faut faire quelque chose se disaient-ils.

Et ils l’ont fait. Oh, pas tout seul, c’était tout une cage à brasser. Il fallait avant tout réinsuffler un vent de solidarité. Après tout, le livre est né dans les bras de quelques personnes qui assumaient seule les rôles d’éditeur, d’imprimeur et de libraire. Comment faire comprendre que cette chaîne, si étirée était-elle alors, n’en devait pas moins rester solidaire ? Il y avait bien quelques législations en place mais chacun les détournait à son avantage tout en accusant l’autre de ne pas les respecter.

Alors ils se sont parlés. Tous ces auteurs, éditeurs, distributeurs, libraires et bibliothécaires, toute cette science mise en commun, il fallait la canaliser. Mettre de côté les préjugés, les intérêts personnels pour identifier les actes à poser. Ça avait été une période difficile, sombre, mais ceux qui en sont sortis ont pu à nouveau prospérer. Pour le plus grand bénéfice de tous, à commencer le lecteur qui avait perdu foi dans sa littérature nationale. L’apostasie n’était alors pas que religieuse, elle était aussi culturelle.

Mais tout cela est du passé. Aujourd’hui le petit local fait son plein quotidien de clients, attirés par la compétence des libraires, les sélections proposées mais aussi la qualité de l’offre. D’ailleurs voilà que rentrait Madame Salima. Jérôme se souvenait avoir passé bien des après-midi avec son fils à faire les pires âneries.

« Bonjour Madame, comment allez-vous ? Nous avons reçu votre commande, vous allez adorer ce livre, il est magnifique. Le grain des photos, la qualité du papier… Ah oui, évidemment, cet auteur a bien choisi son éditeur, à moins que ce ne soit l’inverse. »

Plaisir du contact, c’est pour cela qu’il a choisi ce métier. « Le dernier Amélie Nothomb ? Oui, il est sorti hier. J’ai pu lire les épreuves cet été, il est excellent. Vous le prenez ? Parfait, vous le recevrez comme d’habitude par courrier électronique… »

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