Le soir du 10 juin, la foule se dirigeait vers le Carrefour international de théâtre de Québec assister à la pièce « Elephant Wake », écrite et interprétée par Joey Tremblay, originaire du minuscule village fransaskois de Sainte-Marthe. Annoncée comme une « pièce en anglais parsemée de français », elle se jouait pour la première fois devant un public majoritairement francophone, après avoir été relativement bien reçue dans l’Ouest et à Ottawa. En Saskatchewan, province natale de l’auteur, la réception fut mitigée car certains n’ont pas apprécié s’être représentés par un personnage du nom de Jean-Claude, 77 ans et légèrement déficient, qui se souvient de l’époque où son village de Sainte-Vierge était un hameau francophone florissant et les membres de sa famille se comptaient par douzaines. Avec les années, Jean-Claude, bâtard dont la mère décède à sa naissance et dont personne n’ose parler du père, un Anglo du village voisin, Welby, qui prospère aux dépens de Sainte-Vierge, voit sa lignée se décimer et ses amis s’exiler et s’assimiler.
Spectacle solo aux allures de récit de vie, « Elephant Wake » se présente comme la douloureuse plainte d’un survivant témoin de la perte de sa culture et de la lente disparition de son mode de vie. Avec humour et tristesse, avec force et sensibilité, Jean-Claude fait revivre les êtres qu’il a côtoyés tout au long de sa vie: Tit-Loup le Métis, son ami d’enfance qui finira par mourir ivrogne dans un quartier malfamé de Régina; mémère et pépère qui l’élèvent et qui lui permettent de lâcher l’école pour de bon en troisième année sous prétexte que pépère à besoin de lui sur la ferme, alors que la vraie raison est le mépris à son égard de la maîtresse d’école à Welby où il doit s’exiler, comme tous les enfants, après la fermeture de la petite école du village et où ils n’ont pas le droit de parler leur langue; le curé du village qui l’entraîne à chanter en latin à la Grand’messe et à psalmodier la « Minuit Chrétiens » à l’occasion de Noël, son oncle Élie qui est l’amant d’un Métis rude et « marmotteux » et qui roucoule les chansons de Piaf.
Dans un univers scénographique fantasmatique, Jean-Claude se fait le gardien de l’esprit de son village. Comme les éléphants qui n’oublient rien et qui caressent des ossements des leurs, le survivant de Sainte-Vierge veille sur ce qui était, d’où le mot « wake » (veillée) dans le titre. Le jeu des voix sur plusieurs registres et le « switchage » de langues—entre l’anglais fortement accentué à la canadienne-française et ponctuée de jurons appropriés et le français des Canayans du terroir—sont réalisés avec brio. Ça frise la magie et ça sent le désarroi!
Plus qu’une simple histoire d’une famille ou d’une région, plus qu’un autre récit sur les deux solitudes canadiennes en conflit, « Elephant Wake » rejoint d’autres thèmes plus universels. Tel que mentionné par l’auteur dans le fascicule distribué à la porte : « Ce que je souhaite partager avec les spectateurs, c’est l’expérience viscérale du conflit entre la mémoire et la réalité, entre la stagnation et le changement, entre la préservation de la culture et le darwinisme culturel ». En fait, l’œuvre de Joey Tremblay constitue une critique sévère de la société de consommation telle que nous la vivons.
Qu’est-ce que ce Tremblay a retenu de cette première présentation de sa pièce devant un public de langue française? Beaucoup de choses, d’après l’échange que nous avons eu avec lui à la suite de ce one-man-show d’une durée de 95 minutes ! D’abord, il s’est surpris de sa capacité d’improviser et d’aller beaucoup plus loin en français qu’il ne le pensait possible, lui qui ne parlait pas l’anglais avant l’âge de huit ans et qui ne parle quasiment que cela depuis (ce qui rappelle Jack Kerouac). Ensuite, son propre rajeunissement : « quand je viens à Québec, je me sens plus jeune ». Enfin, l’écoute intense de son auditoire : « vous écoutez davantage, vous réagissez plus, you were experiencing the play, not observing it », dit-il.
L’une des intervenantes de la salle voyait en Joey Tremblay un nouveau Sol, car ses drôleries sur des sujets sérieux font penser à l’œuvre de Marc Favreau. Quant à moi, je ne pouvais m’empêcher, tout au long de la soirée, de me rappeler Sainte-Maria-de-Saskatchewan, autre village fictif, raconté avec tant d’ingéniosité dans La traversée du continent par l’autre Tremblay—Michel de son prénom (voir billet du 28 décembre 2008). Si ce n’est déjà fait, ces cousins lointains, Joey et Michel, auraient intérêt à se lire, à se raconter, à se rencontrer !