Nous devions prendre la route le 15 décembre. Il était prévu que nous passions la veille de Noël à l’hôtel Peabody, point de repère majeur à Memphis—l’équivalent tennesséen du Château Frontenac—et le Jour de l’an au chic hôtel Alluvian, situé dans la « capitale mondiale du coton » à Greenwood, au Mississippi.
Hôtel Peabody (voir billet du 6 mars 2010)
Hôtel Alluvian (photo manquante)
J’avais prévu quelques jours de « flânerie savante » à Memphis, ville que j’avais trouvée particulièrement attirante lors de mon dernier passage. Nous aurions pu nous promener sur la Beale, là où la musique des blues règne en roi et maître, manger des côtes levées BBQ chez Charles Vergo’s Rendezvous, explorer le quartier malfamé qui a produit Michael Oher, plaqueur étoile des Rebels de l’Université du Mississippi avant d’atteindre les rangs professionnels avec les Ravens de Baltimore et héros du film Blind Side (Éveil d’un champion en québécois), basé sur le livre The Blind Side : Evolution of a Game de Michael Lewis publié en 2006. Ensuite, il y aurait eu à Greenwood une journée de bouquinage à la librairie Turn Row, spécialisée dans des œuvres consacrées l’État du Mississippi et, plus précisément, à celles de la région du Delta au cœur de laquelle elle se trouve. De Greenwood, notre couple devait se séparer, l’une se dirigeant vers l’ouest afin de passer deux mois chez ses sœurs à Shreveport, en Louisiane, l’autre montant dans le City of New Orleans (train reliant la Nouvelle-Orléans à Chicago) pour retourner au Québec.
Hélas, tout cela est tombé à l’eau lors d’une urgence médicale qui frappa le 14 octobre nous clouant à la maison pour un certain temps.
Il a fallu, donc, que je trouve une autre façon de prendre la route. Je me suis rabattu sur un livre dont j’avais pris connaissance grâce à l’émission télévisuelle Tout le monde en parle diffusée le 20 avril 2011 (http://www.youtube.com/watch?v=qPlWBKx4Dus). Il s’agit, en fait, du journal de bord d’une femme exceptionnelle de 35 ans, Sandra Doyon du Saguenay-Lac-Saint-Jean, dont la première idole, Fifi Brin d’acier, faisait fi des conventions et défrichait son propre chemin. En dix ans, Sandra conduit son camion semi-remorque à 18 roues sur 3 000 000 kilomètres (équivalent de 75 tours de la Terre). Des allées et retours innombrables à partir de et vers Montréal : la Californie en six jours, Laredo, au Texas, paradis des camionneurs et lieu de transbordement des marchandises en provenance du Mexique, Winnipeg par 40 en dessous de zéro, l’Arkansas sous le verglas où on parcourt 90 kilomètres en cinq heures, livraison de litière à cheval (coupeaux de bois) à la ferme Poplar en Georgie, cargaison de dynamite vers l’Indiana, rencontre avec « Dez » en Saskatchewan, un Québécois des Forces canadiennes en train de perdre son français et responsable de l’entreposage des obus millésimés (« Dez » parce que c’est trop difficile pour la Anglâs de prononcer « Desautels ». Tant de souvenirs et d’amitiés recueillis sur la route et livrés ici de manière poétique.
Les pages de Je vous écris de mon camion sont embellies et agrémentées d’encarts dont les mini textes sont plus que parlants. Ils nous font sentir la route, nous font vibrer, nous incitent à voyager comme Sandra, les yeux et le cœur ouverts, l’âme assoiffée. Quelques échantillons.
Route du bouclier canadien
Veines et nervures dans le granit. Rose et gris anthracite. C’est ce que le Bouclier canadien a dans les tripes.
Épinettes, bouleaux. Bouleaux épinettes. Copier-coller un milliard de fois chaque côté. C’est la route 17 entre Nipigon et Sault Sainte-Marie.
Novembre
Mois des morts et des souvenirs de guerre. Temps morne et mortifère.
Sur mes ongles, j’ai mis du vernis bleu électrique. Quand je vois mes doigts sur le volant. Ça met un peu de couleur en avant-plan. Dix petits bouts d’azur pour narguer le ciel gris.
En route vers la Californie
Entre l’Arizona et l’Utah, je lis un grand livre de géologie sans quitter la route des yeux. Y a des livres de plusieurs millions d’années écrits dans les strates des Rocheuses.
Yellowstone. Ce n’est pas que le nom d’un parc, c’est la couleur du Wyoming, de ses rochers, de ses vallons, de sa végétation.
Los Angeles
Le ciel de L.A. est couvert de smog jaune. Les libertés individuelles dans tatouées dans le ciel. Mes poumons se mettent à siffler.
Livraison de canneberges séchées dans une fabrique de biscuits. Tout près, des pauvres habitent des roulottes miteuses. Odeur sucrée d’une fournée de biscuits.
Livraison de probiotiques dans un entrepôt près d’un parc d’engraissement de bœufs. En face, de grandes maisons cossues. Odeur d’urine chauffée au soleil.
Qui choisit de vivre dans une maison cossue où la fétidité empoisonne chaque souffle ?
Et pour terminer :
Je roule vers l’horizon nouvellement né, rose et bleu comme des pyjamas de bébés. Je maintiens le cap à l’est. Bonne journée
Ce qui m’inspire ceci :
2012, horizon nouvellement né, blanc où je suis, verdâtre où je pensais être. Mais peu importe l’espace, le temps est venu : Bonne Année à vous!