Pendant un quart de siècle, moi et mes collègues à l’université Laval offrions un cours au Département de géographie qui portait l’intitulé « Le Québec et l’Amérique française ». Ses objectifs généraux étaient au nombre de cinq :
(1) Situer dans le temps et l’espace les minorités francophones en Amérique du Nord.
(2) Connaître les circonstances qui ont donné naissance à une Amérique française et qui ont été à l’origine de son éclatement.
(3) Se familiariser avec le rôle que le Québec a traditionnellement joué en tant que foyer et source d’appui pour les francophones de la diaspora.
(4) Comprendre les notions d’ethnicité et de minorité à travers l’expérience des isolats francophones.
(5) Examiner la dynamique actuelle des rapports minorité/majorité dont l’assimilation, la prise de conscience ethnique, la solidarité, les politiques et les stratégies gouvernementales.
À ces cinq objectifs généraux s’adjoignaient deux objectifs spécifiques :
(1) Mettre en évidence l’une des réalités francophones canadienne ou américaine par le biais d’une excursion.
(2) Découvrir et approfondir les liens profonds qui lient chaque Québécois de souche à la diaspora canadienne-française.
Le premier de ces derniers objectifs se réalisait en groupe. À la fin de tous les mois d’octobre, pendant la semaine de relâche, nous partions en minibus ou en avion et minibus vers un « milieu minoritaire », c’est-à-dire vers l’Acadie, l’Ontario français, l’Ouest canadien ou l’une des communautés francophones aux États-Unis. D’ailleurs, la carte de nos péripéties se dresse de la manière suivante :
Avant de partir en excursion, dans le but de réaliser le deuxième objectif spécifique, chaque étudiant devait entreprendre une recherche personnelle sur un ou des membres de sa famille ayant pris la clé des champs, autrement dit, ayant pris la décision de s’établir ailleurs en Amérique du Nord. Inévitablement, les jeunes étudiants inscrits au cours prétendaient, dans un premier temps, ne pas en avoir ou, du moins, ne pas en connaître. Ils disaient toujours « nous sommes les gens d’ici », « personne de chez nous n’est parti ». Quelques conversations, cependant, avec grands-parents, « mononcles » ou « matantes » révélaient rapidement l’imprécision de telles perceptions. Nous osions leur dire—et j’y crois encore—qu’il n’y a pas de famille souche au Québec qui ne fasse pas partie de la diaspora canadienne-française. Il n’y a pas de famille souche au Québec dont une partie de l’histoire n’ait pas été écrite ailleurs en Amérique!
Un nouvel élément de preuve nous parvient ces jours-ci de nul autre que Michel Tremblay qui, en publiant La traversée du continent et La traversée de la ville, les deux premiers tomes de ce que deviendra, avec La traversée des sentiments, une trilogie, dévoile les origines franco-américaine et fransaskoise de sa mère « Nana », celle qui inspirera les Belles-Sœurs et tant d’autres histoires issues de l’imaginaire du plus montréalais de nos écrivains.
La Traversée du continent raconte le départ de Rhéauna, en 1913, de Sainte-Maria-de-Saskatchewan où elle vit en compagnie de ses petites sœurs chez leur grand-mère. En trois jours et trois rêves, elle traversera le Canada faisant connaissance avec des membres de la parenté—trois femmes aussi colorées et curieuses les unes que les autres—à Régina, Winnipeg et Ottawa. À Montréal, elle retrouvera sa mère dont elle sait si peu et que le lecteur découvrira dans le deuxième tome.
En effet, aux premières pages de La Traversée de la ville, on apprend la triste histoire de Maria Desrosiers, en rupture avec sa Saskatchewan natale. Établie à Providence, au Rhode Island, elle donne naissance à trois enfants, Rhéauna, Béa et Alice, qu’elle devra faire élever par sa mère à Sainte-Maria-de-Saskatchewan, car, devenue veuve d’un Français [de France], possiblement mort en mer, et dont la famille est installée au Rhode Island depuis la guerre de sécession, elle ne peut plus subvenir adéquatement à leurs besoins. Après des années de veuvage volontaire et une série de dépressions, elle autrefois si joyeuse, avait rencontré Monsieur Rambert qui lui donna, à son insu, un autre enfant. Se découvrant enceinte, Maria doit choisir. Rester au Rhode Island et faire face aux railleries et aux préjugés du petit milieu franco-américain, se faire avorter dans des conditions insalubres et dangereuses, chercher l’anonymat de la grande ville. Elle choisira Montréal, mais pour y vivre et élever l’enfant qui y naîtra, elle aura besoin d’aide. Qui mieux que la grande demi-sœur du nouveau-né, Rhéauna, dit « Nana », pour apporter ce secours, d’où la traversée du continent de Nana.
La publication de cette trilogie de Tremblay est à louanger, car de lecture facile et agréable, contrairement à Vandal Love de D.Y. Béchard (une nouvelle coqueluche de la littérature québécoise et un Kerouac réincarné selon plusieurs) et à La Grande Tribu, cette « grotesquerie », selon les mots de son auteur, Victor-Lévy Beaulieu.
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Le premier aborde, lui aussi, la dimension continentale de la civilisation canadienne-française, relatant sous forme romanesque les aventures d’une famille dont les racines se trouvent en Gaspésie. Elle souffre d’une malédiction génétique qui a pour conséquence la production de rejetons aux deux extrêmes de l’échelle des grosseurs, des géants, d’une part, et des nains, d’autre part. Elle est aussi maudite sur les plans géographique et historique, ses membres à la dérive, sans repères, perdus dans le vaste continent.
Beaulieu poursuit, lui aussi, cette dualité compliquée, sauf que, pour lui, elle est incarnée au sein du même être. L’auteur de Trois-Pistoles postule qu’avant d’arriver au Québec les ancêtres de Habaquq Cauchon étaient moitié homme et moitié cochon. C’est cela qui aurait fait d’eux des rebelles, brigands et indisciplinés…des voyageurs et coureurs du continent.
Cette nouvelle préoccupation continentale des auteurs populaires fait plaisir aux géographes. Depuis une génération, les Morissonneau, Morisset, Trépanier, Waddell et Louder sont convaincus que la mobilité géographique tient la clé de la mémoire québécoise, ainsi que celle de la Franco-Amérique tout entière. C’est pour cela qu’ils font toujours attention de mettre sur le même pied patrimoine et destin, un destin qui est sans équivoque « amériquain ».