En ce vingt-et-unième siècle, la polygamie, ce vestige des mœurs mormones du dix-neuvième, continue à titiller l’imaginaire nord-américain. Que ce soit la variante pratiquée à Bountiful, près de Creston, en Colombie-britannique, ou celle de Colorado City ou de Big Water, située sur la frontière entre l’Utah et l’Arizona, le phénomène se vend bien. En 2003, deux livres à succès, le premier, un essai (Jon Krakauer, Under the Banner of Heaven), et le deuxième, un roman (Judith Freeman, Red Water), y ont été consacrés. Dans un cas, comme dans l’autre, l’action se passe principalement dans un territoire restreint du vaste Plateau du Colorado, partagé aujourd’hui par les États d’Arizona et de l’Utah.
Se basant sur des entrevues réalisés avec hommes et femmes polygames et sur une collaboration considérable avec le meurtrier, Dan Lafferty, condamné à la prison à perpétuité pour son geste posé en 1984 à l’endroit de sa belle-sœur et de son enfant, Krakauer examine le côté sordide du phénomène. Brenda Lafferty a perdu la vie aux mains de son beau-frère en raison de son refus de se soumettre à l’idée de partager son mari. Krakauer documente le nécessaire lien existant entre les polygames du Canada et ceux des Etats-Unis. Ce lien rend possible un plus vaste éventail de choix en mariage et sert, par le fait même, à réduire la probabilité de mariages consanguins.
Colorado City est située au pied d’un massif imposant de roc rouge, le même qui figure sur la page couverture du livre de Krakauer. Fondée officiellement et rebaptisée en 1985, la communauté existe depuis bien plus longtemps.
En 1955, la police de l’État d’Arizona a conduit un raid contre les familles polygames de l’endroit qui s’appelait à l’époque Short Creek. La descente n’a pas connu le succès voulu et la communauté s’est reconstituée de part et d’autre de la frontière. Les énormes résidences requises pour loger des familles plus que nombreuses se trouvent surtout à Colorado City, en Arizona, tandis que les raisons sociales s’affichent davantage à Hildale, en Utah.
Red Water de Judith Freeman explore le phénomène de la polygamie au dix-neuvième siècle, telle que perçue et vécue par trois des femmes de John D. Lee, l’un des plus importants bâtisseurs de colonies dans le sud-ouest de ce qui deviendrait en 1896, une fois la pratique de la polygamie officiellement abandonnée par l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, l’État de l’Utah. En septembre 1857, dans les circonstances plutôt nébuleuses, Lee et ses acolytes ont perpétré une odieuse attaque contre des émigrants d’Arkansas qui traversaient le territoire de l’Utah en route vers la Californie. Cent vingt hommes, femmes et enfants voyageant sous la direction des capitaines Alexander Fancher et John Baker ont perdu la vie lors du massacre.
Soupçonné par les autorités civiles d’avoir été à la tête des agresseurs, Lee a dû prendre la fuite, s’établissant dans l’une des régions les plus rudes de l’Amérique. Ici, le Colorado coupe à travers le plateau Paria avant de pénétrer dans le Grand Canyon. À ce lieu perdu qu’il appelait Lonely Dell, John et ses familles ont aménagé un service de traversier sur le Colorado. Dans ce paysage désertique, coupé et entrecoupé de gorges et de canyons,
nul autre endroit ne s’y prêtait. Pour briser l’isolement, le pont Navajo enjambant le Colorado à huit kilomètres de Lonely Dell a été parachevé en 1993. Aujourd’hui, Lee’s Ferry est bien connu des cascadeurs du Colorado. C’est ici qu’ils doivent prendre l’ultime décision, soit de sortir du fleuve, sains et saufs, soit de poursuivre la course dans les eaux turbulentes et dangereuses du Colorado alors qu’il se lance dans le Grand Canyon ?
Freeman raconte la triste fin de John D. Lee. Abandonné par ses frères en religion, par certaines de ses femmes et plusieurs de ses enfants, il est enfin capturé en 1874, traduit en justice à deux reprises et exécuté en 1877 sur les lieux mêmes du massacre de Mountain Meadows. Justice et rétribution ? Possiblement, quoique certains prétendent que Lee n’était qu’un bouc émissaire, sacrifié dans le but d’étouffer une affaire téléguidée de Salt Lake City.
Fascinante par sa géographie, son histoire et ses mœurs, cette stérile, aride région à très faible densité marque indélébilement le voyageur. Impossible d’y rester indifférent !