Situé sur une petite île, à une dizaine de kilomètres de la terre ferme, au nord du détroit de Belle-Isle, Battle Harbour fut pendant plus de deux siècles le centre économique et social de la côte sud-est du Labrador. Sa renommée, il la
devait à la pêche de la morue et à la chasse aux phoques. En 220 ans, Battle Harbour n’a connu que trois propriétaires : la compagnie fondatrice appartenant à John Slade de Poole, en Angleterre, qui l’a établi aux années 1770 et qui l’a exploité pendant cent ans, avant de le vendre à la compagnie de Baine et Johnston Ltée dont l’exploitation s’est poursuivie sur le modèle instauré par Slade. Les activités poursuivies à Battle Harbour par ces deux firmes peuvent être considérées comme un microcosme de l’histoire de la pêcherie à Terre-neuve et au Labrador. En 1955, Baine et Johnston Ltée a vendu le site à la société de transport des frères Earle qui assure l’opération du site jusqu’au moment de l’effondrement de la pêche côtière une trentaine d’années plus tard. Celui-ci culminerait en 1992 par la signature d’un moratoire sur la pêche de la morue. En 1990, à la suite d’un long processus de relocalisation des habitants de Battle Harbour, orchestré par les autorités fédérales et provinciales, le site au complet, fut cédé à la Battle Harbour Regional Association qui s’est transformée peu de temps après en organisation à but non lucratif, le Battle Harbour Historic Trust, vouée à la protection, à la restauration, à l’interprétation et à la promotion des ressources patrimoniales de ce lieu chargé d’histoire.
Bien qu’administré aujourd’hui par un Conseil d’administration dirigé par Gordon Slade de St. John’s, l’âme de l’opération du Trust sur le terrain est Mike Earle, 39 ans, qui reçoit les gens de passage, leur sert des repas, leur interprète la construction, la reconstruction et la restauration des édifices et les divertit en soirée par la musique. Nous, les 24 participants au colloque annuel de la Eastern Historical Geography Association , avons apprécié particulièrement son interprétation de « Peein’ the Snow », balade terre-neuvienne rendue célèbre par Buddy Wasisname and the Other Fellers et dont le refrain suit :
Chorus: Peein’ in the snow and gazin’ down the hole, Is the only thing to me that looks like spring! (spring, spring) I said peein’ in the snow and gazin’ down the hole, Is the only thing to me that looks like spring!
Pour apprécier la beauté et la diversité du site qui est Battle Harbour, il faut user ses souliers, s’y déplacer du bas vers le haut et d’ouest en est. D’abord, du « tickle », mot terre-neuvien qui désigne un petit bras de mer qui sépare deux îles, en regardant vers le haut (nord). Puis, en montant la côte, un regard vers l’Ouest. Ensuite, de la crête, une prise de vue de loin et de près et, enfin, coup d’œil vers l’Est, et le tipi de bois, ainsi arrangé pour mieux sécher.
Au cœur du village, bien que le mot soit mal choisi dans le contexte labradorien, se trouve le quai. C’est ici que la morue arrivait avant d’être « splitté », salé et mis sur les « flakes » pour sécher au soleil. À deux pas de là, le magasin général où le pécheur se voyait obligé d’acheter à crédit de la compagnie, s’assurant d’une santé financière plutôt précaire. Aujourd’hui, à l’étage supérieur, les « colloqueux », comme nous, colloquent et prennent leurs repas. L’église St. James est le seul exemple qui reste de l’œuvre de l’architecte ecclésiastique, William Grey. De plus, elle est la plus vieille église anglicane au Labrador. Construite en 1852, elle fut le premier objet de restauration lorsque le Trust a entrepris ses activités. L’Auberge Battle Harbour, avec ses cinq chambres, est l’ancien hôpital construit par Wilfrid Grenier en 1893, un an après son arrivée dans la région (voir texte précédent). Enfin, ma structure préférée parce que j’y ai demeuré pendant mon séjour à Battle Harbour est la maison Spearing, seule maison jaune de Batttle Harbour. Selon mon « colloc », Gordon Handcock, Terre-neuvien de cœur, d’âme et de sang et guide attitré des géographes de l’ EHGA à l’occasion de cette tournée, cette maison a été déménagée ici de Double Island, île avoisinante, où elle avait abrité le gardien du phare et sa famille.
Elizabeth Mancke, historienne maritime à l’université d’Akron, en Ohio, et membre de notre groupe de 24, a peut-être le mieux résumé en peu de mots ce qu’était Battle Harbour : « How small the island, how large the opération ». Battle Harbour se situait au cœur de l’univers maritime mondial—une colonie. Il permettait aux grands propriétaires et commerçants européens d’y faire fortune et de développer un système de troc qui tenait les prolétaires, les pécheurs, en quasi esclavage et qui facilitait et encourageait la récolte exhaustive de la faune océanique, une tragédie écologique dont la planète pourrait ne jamais s’en mettre. Oui, si petite l’île, si grandes les conséquences de son existence et de son exploitation!