Gallipolis, OH : Mirage français aux États-Unis

L’American Historical Association attribue annuellement des prix aux auteurs d’ouvrages scientifiques traitant de l’histoire des Etats-Unis. L’un d’eux porte sur le meilleur ouvrage en langue étrangère. En 2003, on m’a demandé de faire l’évaluation un tel ouvrage en vue de l’attribution de ce prix. Puisque je n’avais jamais mis les pieds dans le coin sud-est de l’Ohio, j’ai refusé d’évaluer Gallipolis : histoire d’un mirage américain au XVIIIe siècle. Aujourd’hui, je n’aurais plus d’excuse, car j’ai exploré, ne serait-ce que brièvement, Gallipolis, ville des Gaulles, fondée en 1790 par 500 membres de a bourgeoisie française fuyant la Révolution dans leur pays. Moins de vingt ans plus tard, ayant subi l’arnaque des promoteurs de la compagnie Sciota, ils étaient déjà partis sans laisser de traces.
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Ne cherchez pas de noms à consonance française dans le bottin téléphonique ni sur les listes d’anciens combattants de toutes les guerres américaines du 20e siècle, affichées à « La place », le parc au centre de Gallipolis (4 200 habitants). Il n’y en a pas! C’est ici au parc, selon la légende, que le French Five Hundred s’est implanté, face à l’Ohio pour fonder ce joli bourg. Par contre, les symboles de la France ou de la francité sont partout : par exemple, l’énorme sculpture d’une fleur de lys, ou le boulevard des Français qui mène à « La place ». Située entre le boulevard des Français et l’Ohio, une statue érigée en 1990 pour marquer le bicentenaire de Gallipolis. Il s’agit d’un couple, de toute évidence, français, qui surveille attentivement la nouvelle colonie. La statue dont le titre gravé en français, « La vue première », est la création de William P Hopen.
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Et comme si cela n’en était pas assez! L’image de la France est inscrite sur les bannières qui ornent tous les lampadaires du centre historique du village et sert également de raison sociale à la garderie (French City Child Care)! À la société historique et généalogique de Gallipolis, les deux préposées m’ont offert leur seul exemplaire du livre de Moreau-Zanelli cité au début, à condition bien sûr que j’accepte de le traduire. J’ai poliment refusé.
Je ne pouvais m’empêcher de réfléchir à ce que ces fiers pseudo Français de Gallipolis auraient pu vivre au moment de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Iraq. Est-ce qu’ils se rendaient compte que ce pays tant honni par leur Président et son gouvernement était bel et bien celui même qu’ils célèbrent quotidiennement avec tant de gusto!


Vincennes, IN : Canadiens français au service de la Révolution américaine

À l’âge de 19 ans, j’habitais la région parisienne. Mon adresse : 202, rue de la Jarry, Vincennes (Seine). Depuis, la présence d’une ville du nom de Vincennes en sol américain m’a toujours fasciné. Aujourd’hui, j’ai enfin visité cette ville de 19 000 habitants, découvrant qu’elle est jumelée avec cette autre Vincennes de ma jeunesse. J’ai profité de mon passage pour m’initier à son histoire.
En 1732, afin de protéger les intérêts de la France à l’ouest des Appalaches, un petit groupe de Canadiens sous la direction de François-Marie Bissot, sieur de Vincennes (1700-1736), a construit un fort sur les rives de la Wabash.
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Quatre ans plus tard, Bissot est brûlé vif au Tennessee par les Chickasaws. Quelques centaines de Canadiens continuèrent de vivre à cet endroit qui portait son nom, ainsi qu’à d’autres forts plus à l’ouest, au pays des Illinois, notamment à Kaskaskia et à Cahokia, situés sur la rive est du Mississippi, en face de Saint-Louis. Évidemment, après la Conquête et le Traité de Paris, ils se trouvaient, du jour au lendemain, des sujets britanniques.
Pour subvenir aux besoins spirituels de ces Canadiens parsemés à travers un vaste territoire s’étendant depuis les Appalaches jusqu’au grand fleuve et des Grands lacs jusqu’au Golfe du Mexique, l’Église a envoyé le père Pierre Gibault, né à Montréal en 1737. Ayant travaillé brièvement dans le commerce des fourrures avant d’être ordonné à l’âge de 31 ans, Gibault se trouvait donc bien dans sa peau à Kaskaskia, à partir de laquelle il pouvait voyager à pied, à cheval ou en canot, sur des centaines de kilomètres à la ronde, afin de rendre visite aux ouailles.
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En 1775, le début de la Révolution américaine vint modifier le contexte politique et social. Les Britanniques cherchaient à consolider leurs acquis devant l’arrivée massive d’Américains en provenance de Virginie et du Kentucky qui épousaient la cause de l’indépendance des colonies anglaises. Quant aux francophones dont l’hégémonie s’est estompée sur les Plaines d’Abraham, ils étaient susceptibles d’être gagnés à la cause américaine. Connaissant le père Gibault à Kaskaskia, le Commandant américain dans l’Ouest, George Rogers Clark, vénéré aujourd’hui à Vincennes par la construction d’un monument gigantesque portant son nom, lui a demandé d’être son
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émissaire auprès de ses concitoyens français à Vincennes. Traversant d’un bord à l’autre ce qui est aujourd’hui l’État de l’Illinois, un voyage de 300 Km, Gibault n’a eu aucune difficulté à rallier les Canadiens de Vincennes à la cause de la nouvelle république en formation. De nos jours, une dizaine de pierres tombales portant des noms suivants témoignent des nombreux Français de Vincennes qui ont servi sous le drapeau américain, contribuant ainsi à l’édification de la nouvelle république et à son expansion vers l’Ouest : Joseph Dubois, Pierre Grimard, Louis Victor Edeline, Michel Brouillette, Jean-Marie Philippe Le Gras, François Busseron, Nicholas Cardinal, Pierre Levry dit Martin, François Pelletier et André Languedoc.
Le révérend Jean-François Rivet n’a pas porté d’armes contre les Anglais, mais a contribué, à sa façon, au développement de Vincennes. Prêtre et éducateur d’origine martiniquaise, il fut le premier recteur de l’Académie Jefferson qui deviendrait plus tard l’université Vincennes.
En me rendant à Vincennes, j’ai trouvé au Parc historique George Rogers Clark de nombreux vestiges du patrimoine français, y compris la vieille cathédrale Saint-François Xavier. Malheureusement, très peu d’effort n’est fait pour les mettre en valeur ni pour les interpréter. Non, Vincennes sert avant tout à l’interprétation de la Guerre de l’Indépendance américaine et à la gloire de la République de l’Oncle Sam.
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Retour à la Vieille Mine, MO

Au printemps 1978, j’ai rencontré Kent BONE chez lui, à la Vieille Mine, sur le flanc oriental des montagnes aux Arcs (Ozarks), au Missouri. Il avait 23 ans. Peu de temps après, il est venu chez moi à Québec. Cette première fois, il est resté trois mois, les autres fois, un peu moins. Kent a découvert une mère patrie et une identité longtemps cachée. Depuis ces découvertes, il s’appelle Kent BEAULNE et il a appris le français qu’il parle couramment.
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Lors de mon voyage chez lui en 1978, Kent m’a présenté aux gens d’un certain âge. Je parlais français avec Mme Villmer, Rosie Pratt et Pete Boyer. Dans sa petite maison en bois rond, Charlot Pashia a sorti son violon et m’a joué des airs de chez lui qui étaient aussi, sans qu’il le sache, ceux du Québec, de l’Acadie et de la Louisiane. Son épouse, Anna, m’a offert de l’eau fraîche puisée à la pompe, car il n’y avait pas encore d’eau courante dans la maison. Aujourd’hui, afin de renouer avec Charles et Anna et de me remémorer ces bons moments, je me suis rendu au cimetière, en arrière de l’église Saint-Joachim. Ils étaient là, Charlot et Anna, avec bien d’autres dont le nom original porte les traces d’un curé américain qui écrivait en anglais au son. Les Pagé bien sûr, mais aussi les Degonia (Desgagné), Reando (Riendeau), Osia (Auger), Bourisaw (Bourassa), Courtaway (Courtois), Merseal (Mercille) et DeClue (Duclos).
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Il y a cinq ans, j’écrivais dans Vision et Visages de la Franco-Amérique que Kent Beaulne chérissait l’idée de faire de la Vieille Mine (Haute-Louisiane) une « halte routière » à mi-chemin entre deux pays francophones, le Québec et la Basse-Louisiane. D’ailleurs, c’est Kent qui a révélé à un ami québécois que « le Purchase (achat de la Louisiane par les Américains en 1803) est à nous ce qu’est pour vous la Conquête ». Le projet de mise en valeur du patrimoine de la Vieille Mine progresse. Un terrain de cinquante-cinq acres est acheté sur lequel un village historique verra le jour. Certaines pièces sont déjà sur place et d’autres y seront déménagées dans un proche avenir.
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Natalie Villmer, réincarnation parfaite de sa mère que j’ai rencontrée en 1978, m’a fait visiter la maquette du centre d’interprétation et de recherche envisagé. Les archives, qui se trouvent actuellement dans un véritable coffre fort à l’intérieur d’une vieille bâtisse, sont riches et variées. Il y a deux ans, la société historique de la Vieille Mines a réussi à rapatrier les cylindres en cire sur lesquels l’ethnologue franco-ontarien, Joseph Médard Carrière, avait, au cours de ses recherches en 1937, enregistré les habitants de la Vieille Mine. De plus, ils ont le gramophone sur lequel les faire écouter. Évidemment, le transfert de ces enregistrements sur disques compacts est prévu.
Les gens de la Vieille Mine travaillent avec les moyens modestes et les ressources limitées. Ils ont raison d’être fiers de leurs réalisations. Ils méritent bien que les francophones du Canada et de l’Hexagone s’intéressent à eux, car, comme ils nous le rappellent : « Après 300 ans, on est encore icitte ».


Prendre un bain à Hot Springs, AR

En dirigeant mes pas vers Little Rock, capitale de l’Arkansas, afin de rencontrer un vieil ami, Robert Bonnemort, qui m’attendait en fin de journée, j’ai arrête à Hot Springs : Boyhood Home of William Jefferson Clinton. C’est ce qui est écrit sur un panneau installé à l’entrée de cette ville de 30 000 habitants. Toutefois, ce n’est pas le président Clinton qui m’attire. Non, c’est la présence d’un phénomène géologique plutôt rare : des sources thermiques en grande nombre sur un territoire assez restreint. En marchant sur le large et long trottoir en brique rouge (Grand Promenade) qui longe la rue Central, on reste bouche bée devant la kyrielle de sources d’eau chaude, chacune échappant de la vapeur vers le ciel. Au cœur de la ville, les gens viennent de près et de loin remplir leurs bouteilles de cette potion « magique »
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L’eau thermique est la raison d’être de la ville. Depuis 170 ans, les gens s’y baignent dans ses eaux « guérisseuses ». Le phénomène a donné lieu aux années 1930 à l’érection de grands édifices comme l’Hôtel
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Arlington et le Centre des soins thermiques. Sur l’artère principale de la ville, la Centrale elle-même, se trouve Bath House Row, comportant une demi-douzaine de bains publics. Construits, eux aussi, pendant l’âge d’or du bain (1911-1939), les uns en style victorien, les autres en style art déco, les bains surprennent par leur élégance et flamboyance. Dans la période d’après guerre, un marché en déclin et des problèmes résultant de l’utilisation de l’amiante comme isolant ont obligé la plupart d’entre eux de fermer leurs portes. Aujourd’hui, il n’y en a qu’un qui fonctionne, le Buckstaff dont la quantité d’amiante respectait, paraît-il, les nouvelles normes fixées par el EPA
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(Environmental Protection Agency). Le Fordyce abrite depuis peu le Centre d’interprétation du parc national Hot Springs. Le Ozark et le Quapaw sont en rénovation et reprendront prochainement leurs anciennes fonctions dans un cadre nouveau.
À la suite de deux promenades, l’une pour observer les sources thermiques et l’autre pour me renseigner sur la quarantaine de notables de l’Arkansas qui figurent au Walk of Fame, je me suis senti près à vivre, au Buckstaff, l’expérience du « bain traditionnel ».
Je n’ai pas regretté, mais au prix que cela coûte, je n’y retournerai pas de sitôt.
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Préserver le patrimoine français en Louisiane anglophone : Centenary College

Au collège Centenary de Shreveport (1 000 étudiants et étudiantes), à plus de 200 km au nord de l’Acadiana, j’ai rencontré un moine. Non, pas un moine dans le sens classique du terme, mais un homme qui se consacre à la préservation du patrimoine français de la Louisiane. Pour le faire, il fait le travail d’un moine. Il s’agit de Monsieur Dana Kress, professeur de français au Collège Centenary. Originaire du Tennessee, M. Kress, seul professeur de
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français du collège, occupe son poste depuis seize ans. À tous les trimestres, il donne quatre cours. Donner huit cours par année, ce n’est pas une sinécure, je vous assure. Qui plus est, aidé de quelques étudiants et étudiantes du premier cycle, il publie trois fois l’an Le Tintamarre, journal culturel de langue française. Il réalise
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également un travail d’édition majeur sur les œuvres franco-louisianaises depuis longtemps épuisées. Pour ce faire, Kress a fondé en 2000 la seule presse de langue française aux États-Unis, Les Éditions du Tintamarre. Ne trouvant pas normal que les auteurs et poètes louisianais se voient obligés de publier à Moncton ou à Montréal en non dans leur propre pays, il rêve de pouvoir publier un jour chez Tintamarre leurs textes et poèmes. Évidemment, les ressources manquent. Récipiendaire d’une seule subvention depuis sa fondation (un octroi de 37 000$ de la part du Louisiana Endowment for the Humanities), la Maison fonctionne surtout sur une base de bénévolat.
Grâce aux efforts de Kress et son équipe de bénévoles, plusieurs ouvrages ayant marqué la littérature louisianaise du 19e siècle sont aujourd’hui accessibles à prix raisonnable : (voir http://www.centenary.edu/french/louisiane.html). À titre d’exemple, prenons L’habitation Saint-Ybars d’Alfred Mercier, publié en 1881 et réédité chez Tintamarre en 2003.
Qui était Alfred Mercier?
Médecin et écrivain dont la carrière représente le point culminant de la littérature créole. Alfred Mercier naquit le 3 juin 1816 à McDonoghville. Après avoir passé une partie de sa jeunesse en voyage en Europe, où il fréquenta des milieux romantiques et progressistes, Mercier et sa famille se rendirent à la Nouvelle-Orléans. Là, il gagna sa vie grâce à la pratique de la médecine. En même temps, il s’implique dans le milieu littéraire franco-louisianais. En 1875, il fonda l’Athénée louisianais, organisme voué à la promotion de la langue et la culture françaises. En plus de L’habitation Saint-Ybars, il publiera par la suite La fille du prêtre (1877), Émile des Ormiers (1886), Fortuna (1888) et Johnelle (1891), ainsi qu’une étude sur la langue créole en Louisiane.
Des extraits qui suivent tirées de L’habitation de Saint-Ybars illustrent la richesse de ses écrits et sa maîtrise du français et du créole :
—to bon toi, lui dit Mamrie; to oté li so laliberté é to oulé li contan. Mo sré voudré oua ça to sré di, si yé té mété toi dan ain lacage comme ça.
—Mété moins dan ain lacage! S’écria Démon sur le ton de la fierté indignée; mo ré cacé tout, mos ré sorti é mos ré vengé moin sur moune laïe ki té emprisonnin moin.
—Ah! Ouëtte, tou ça cé bon pou la parol, répliqua Mamrie; si yé té mété toi dan ain bon lacage avé bon baro en fer, to sré pa cacé arien; to sré mété toi en san, épi comme to sré oua ça pa servi ain brin, to sré courbé to latéte é to sré resté tranquil comme pap là va fé dan eune ou deu jou …
—Le malheureux pape, brisé de fatigue était affaissé, sur ses pattes; sa poitrine se gonflait douloureusement; ses yeux noirs étincelaient de colère. Sa femelle, réfugiée dans un coin, faisait entendre de petits cris plaintifs. Après un moment de silence, Démon dit : « Mamrie, ga comme fumel là triste ».
—Cé pa étonnan, répondit la bonne négresse, lapé pensé à so piti! Yé faim, yapé pélé yé moman; mé moman va pli vini; cé lachouette ou kéke serpent ka vini é ka mangé yé
Démon devint pensif…
Dana Kress et son équipe se rendent compte aussi de la pénurie de matériel pédagogique en français à la disposition des enseignants qui travaillent dans les nombreux programmes d’immersion qui ont vu le jour en Louisiane depuis quinze ans. Avec les maigres ressources dont ils disposent, ils ne peuvent faire que ce qu’ils peuvent faire. Le Louisiana Department of Education n’a pas assez de ressources de langue française non plus. Quel beau champ d’action que cela pourrait être pour l’Association canadienne d’éducation de langue française (ACELF)! Quel beau champ d’intervention pour de nombreux organismes gouvernementaux et paragouvernementaux québécois! Pourrait-on oser espérer un partenariat entre une maison d’édition québécoise et les Presses du Tintamarre. Un tel accord encouragerait la création littéraire en Louisiane et faciliterait la diffusion de produits culturels dans les deux sens, au Québec et en Louisiane.