Allocution prononcée par Sophie Imbeault et Gilles Herman, respectivement éditrice et directeur général aux éditions du Septentrion, en faveur de la réglementation du prix du livre neuf imprimé et numérique au Québec, lors de leur audition à la Commission de la culture et éducation ce mardi 17 septembre. Le mémoire est disponible en suivant ce lien.
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Madame la présidente, monsieur le ministre, mesdames et messieurs les députés, chers collègues, Québécoises et Québécois.
Le Septentrion est une maison d’édition implantée à Québec depuis 25 ans, une maison spécialisée en histoire, mais aussi en science politique ou encore en sociologie. Nous comptons cinq employés permanents et avons recours à de nombreux pigistes. Nous avons publié plus de 600 auteurs de divers horizons, parmi lesquels Jacques Lacoursière, Pierre Anctil, Gaston Deschênes, Élisabeth Vallet, Dean Louder, Raymonde Litalien, Gilbert Lavoie… ou encore Denis Vaugeois. Nous sommes impliqués dans notre milieu, notre travail est reconnu, il a même été récompensé par des prix, et nous portons des valeurs telles que l’impression de tous nos livres au Québec, une solidarité envers l’ensemble de nos collègues, la diffusion de la connaissance que nous plaçons au-delà des valeurs mercantiles.
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Vous avez reçu, lors des séances précédentes, divers intervenants du milieu du livre qui se sont prononcés en faveur du prix réglementé et d’autres qui s’opposent à une telle mesure.
N’attendons pas de vivre notre désastre d’Alexandrie moderne que serait la perte de la bibliodiversité, selon les mots de François-Xavier Garneau qui parlait de l’incendie du parlement et de sa bibliothèque en 1849. Tout au long du XXe siècle, nous avons construit un monde du livre étayé qui compte des milliers d’auteurs, des centaines d’éditeurs et des millions de lecteurs ainsi qu’une loi du livre originale et convoitée.
Espérons que les décisions qui seront prises à la suite de cette commission s’élèveront au-delà de la politique et qu’elles nous aideront à continuer à progresser, car ce sont non seulement nos emplois qui sont en jeu mais avant tout la culture du Québec.
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Nous espérons que la lecture de notre mémoire a pu clarifier certains aspects du monde du livre et de notre métier d’éditeur en particulier. Dans la première partie, nous avons tenté de résumer les tâches des différents acteurs de la chaîne du livre imprimé. De l’auteur au lecteur, tous les artisans travaillent avec acharnement dans le but de développer le goût de la lecture et de la littérature auprès du public. Chacun y joue son rôle à sa manière, autant la grande surface que la librairie, autant l’auteur de best-seller que le poète et autant l’éditeur commercial que le littéraire.
Vous comprendrez que nous nous arrêterons plus spécifiquement sur le rôle de l’éditeur. Il est à la barre du navire du livre, il va investir son temps, son énergie et son argent pour que la rencontre auteur-lecteur puisse exister. Il va développer sa ligne et son expertise éditoriale, son flair. L’éditeur va sublimer le travail de création de l’auteur pour arriver à une œuvre mature et professionnelle. Commerçant, il travaillera de concert avec son diffuseur et son distributeur pour établir la meilleure stratégie de mise en marché selon le genre de livre qu’il publie, que ce soit à travers la librairie ou la grande surface.
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L’établissement du prix du livre a déjà été abordé par d’autres personnes lors de cette commission, parfois de façon fort farfelue. Nous avons donc pris le temps dans notre mémoire d’expliquer les paramètres qui permettent à l’éditeur de fixer le prix de détail du livre, soit le calcul du point mort et l’analyse du prix comparable du marché, lui-même dépendant de la capacité de paiement du lecteur.
Plusieurs enseignements peuvent en être tirés : le livre est un produit culturel bon marché, l’aide gouvernementale permet au livre de rester à un prix accessible, une grande partie des livres culturels produits ne seront pas rentables. Malgré tout, il existe des personnes, des passionnés, pour persévérer dans ce domaine.
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La métaphore de la chaîne du livre est adéquate. On sait que sa solidité dépend de son plus faible maillon. Ce maillon fragile, c’est la librairie. D’autre part, dans l’univers numérique, il est plutôt d’usage de parler de l’écosystème du livre. De la même manière, on sait que la disparition d’un seul élément peut mener à la disparition de tout un vivier. Les éditeurs culturels, comme le Septentrion, n’existent bien évidemment que grâce au travail de leurs auteurs, mais aussi surtout grâce au travail acharné des libraires qui soutiennent nos activités d’édition en présentant nos nouveautés au public et en s’en faisant les passeurs. N’oublions pas qu’ils sont aussi les gardiens du fonds des éditeurs.
Les librairies, qu’elles soient de chaîne ou indépendantes, sont responsables de la grande majorité de nos ventes. En fait, les grandes surfaces ne s’intéressent pas aux livres qui demandent un travail d’accompagnement, elles ne s’intéressent qu’aux ventes dites faciles, celles des best-sellers.
Vous allez recevoir dans les prochains jours plusieurs libraires qui devraient vous expliquer la réalité de leur travail, loin de l’image romantique que l’on peut s’en faire. Un travail fait de boîtes, de factures, de produits à créer, à retourner, de manque de liquidités… mais, heureusement, aussi fait de rencontres stimulantes avec des lecteurs, des auteurs, un plaisir immense de transmission de la culture. Les libraires, loin de n’être que de simples marchands, sont de véritables vecteurs de notre identité culturelle. Soyons clairs, l’affaiblissement du réseau de librairie entraînera directement celui des éditeurs culturels, voire même leur disparition.
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La question du numérique attire l’attention et semble être une partie du problème. Nous préférons la voir comme une partie de la solution. Tout d’abord, il faut bien faire la distinction entre la vente en ligne de livres imprimés et la vente en ligne de livres numériques. Alors que la première pratique est déjà bien établie, la seconde est encore balbutiante et va demander dans les prochaines années une attention et une énergie considérable.
Le risque de livrer le marché du livre numérique aux mains de quelques méga-entreprises étrangères est bien réel. Il faut donc se préoccuper maintenant de mettre en place la réglementation nécessaire à un développement équitable de ce marché. J’invite ceux qui en doutent à consulter les sites Internet de ces groupes pour en constater la pauvreté de l’offre culturelle québécoise.
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En quoi la réglementation proposée pourra-t-elle sauvegarder la bibliodiversité ?
Elle aura un effet bénéfique rapide sur la santé financière des librairies indépendantes et des chaînes de librairies par un transfert des achats de leurs clients fréquentant des grandes surfaces ; elle permettra dans un premier temps de stabiliser le réseau et, par la suite, d’en reprendre un développement équitable ; elle sera un encouragement et un facteur de stimulation pour mettre en place une relève culturelle dynamique ; elle mettra le secteur du livre à l’abri d’une guerre de prix que pourraient se livrer chaînes et grandes surfaces.
Surtout, elle préviendra une hausse rapide du prix du livre. Plusieurs personnes ont affirmé le contraire devant cette commission ou dans les journaux, sans jamais en expliquer le mécanisme. Nous avons donc détaillé dans notre mémoire les paramètres influençant le prix d’un livre. Les surremises demandées par les grandes surfaces sont un facteur important, ainsi que le tirage initial d’un livre, directement lié à la capacité de diffusion du réseau de détaillants.
Pour un éditeur culturel, la réglementation permettra d’assurer l’existence d’un réseau de détaillants fort et varié à la grandeur du territoire. C’est la condition nécessaire pour préserver et développer un secteur littéraire à l’image de la nation québécoise.
De nombreux pays à travers le monde ont déjà fait ou sont en voie de faire ce choix éclairé. Pas plus tard que la semaine passée, les éditeurs français et allemands unissaient leurs voix pour réclamer une réglementation au niveau européen afin d’éviter la création d’un oligopole tant pour le livre imprimé que numérique.
Ici même dans cette salle, toutes les associations professionnelles du secteur du livre, tous les organismes gouvernementaux dépendant du ministère de la Culture, à savoir la Société de développement des entreprises culturelles, le Conseil des Arts et des lettres du Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec et le Conseil consultatif de la lecture et du livre, se sont unanimement et sans équivoque prononcés en faveur de la réglementation du prix du livre.
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La question de la valeur du travail intellectuel est au cœur de ce débat. Pamphile Lemay, bibliothécaire ici même à l’Assemblée nationale pendant 25 ans, a écrit en 1865 dans Essais poétiques : « Je sais bien que dans notre jeune pays on n’est guère épris de la lecture, ce pain de l’intelligence ; et si l’on veut lire un livre on l’emprunte de son ami plutôt que d’en offrir le prix au malheureux qui a sué sang et eau pour l’écrire ». Il serait temps de lui donner tort en soutenant adéquatement, avec les législations appropriées, le secteur culturel et économique du livre.
En conclusion, nous demandons au gouvernement du Québec l’adoption rapide d’une réglementation sur le prix du livre neuf imprimé et numérique pour donner à ses artisans un outil supplémentaire permettant de protéger la bibliodiversité dans toutes ses formes.
Merci.
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