Des « traîtresses » 2/2 – Marie Laberge

Arlette Cousture étant non seulement pardonnée mais en plus encouragée, regardons du côté de la grande « traîtresse » en chef, Marie Laberge.

Les faits

Aaaaah, les faits. On lit la colère des libraires indépendants et leur déception. On s’empresse de savoir ce que nos autres auteurs à succès pensent de cela (« Moi ? Jamais ! » pourrait-on résumer). On saupoudre de réglementation du prix du livre, d’entente cadre éditeur-auteur et voilà la recette d’une soupe indigeste.

Pourtant, Marie Laberge explique à peu près tout dans une entrevue à propos de son plus récent livre accordée à Josée Lapointe dans La Presse le… 19 octobre ! La mèche était longue.

Je les vends moi-même sans passer par d’autres agrégateurs. C’est une entente entre moi [les éditions Martha, qui avaient publié son roman épistolaire du même nom] et iBook. Et Mauvaise foi ne sera pas vendu tout de suite sur le site, parce que je veux donner une chance aux libraires.

Bon, déjà comme traîtresse on repassera. Les éditeurs qui tardent à mettre leurs nouveautés en numériques se font passer un savon par les numéricologues, soulignons donc la pensée généreuse de Marie Laberge envers les librairies.

Maintenant, il faut que les bottines suivent les babines. C’est là que le bât blesse. Elle annonce elle-même un partenariat avec Apple (iBooks). Sur son nouveau site Internet, on peut aussi retrouver cette mention dans la section boutique :

* TRÈS BIENTÔT, VOUS POURREZ CHOISIR VOTRE BOUTIQUE POUR TÉLÉCHARGER VOTRE LIVRE FORMAT NUMÉRIQUE

La déduction

Pas d’agrégateur, plusieurs boutiques, Apple… Bingo ! On peut supposer que les livres seront disponibles sur les plateformes intégrées (avec hébergement des fichiers) offrant un lien boutique-liseuse/tablette. Amazon, Apple et Kobo se qualifient donc. Et, malheureusement, les librairies québécoises passent leur tour. Exit Archambault, Renaud-Bray et Ruedeslibraires. Exit aussi les bibliothèques qui sont justement branchées aux agrégateurs dont ne veut pas Marie Laberge.

Le lecteur en sort gagnant… à court terme. Il faut reconnaître que l’intégration boutique-appareil simplifie grandement l’achat de livres numérique et participe à son développement.

C’est peut-être là le plus important message que doivent entendre les libraires : développez un service intégré québécois !

Archambault a déjà fait un pas en avant avec son application, mais je crois que pour une fois chaînes et indépendants doivent se serrer les coudes. L’ennemi numérique n’est pas Costco, Target ou Walmart. Il se nomme Amazon, Apple ou Kobo. Et il a les moyens de ses ambitions.

Oui mais la trahison alors ?

Bien sûr on est dans un pays libre, un auteur peut choisir comment commercialiser son œuvre pour en retirer un bénéfice optimal. Mais Marie Laberge est plus qu’une écrivaine, elle est un symbole. Elle est l’ambassadrice québécoise des auteurs à succès ayant réussi à conjuguer le talent littéraire avec des ventes mirobolantes. Dans les dernières années, peu importe la réunion, table ronde ou conférence à laquelle j’assistais, son nom venait spontanément aux lèvres quand il s’agissait d’évoquer la réussite (chauffée par Kim Thúy).

Une réussite bâtie certes par son talent, mais aussi avec la sueur des libraires. On ne se le cachera pas, le gros des ventes se passe dans les grandes surfaces. Mais pour être un des heureux élus à voir son livre dans ces temples de la consommation, un auteur doit être précédé d’une aura de succès. Pour un Dan Brown, un Marc Levy ou une J. K. Rowling, le bruit international suffit à convaincre les acheteurs. Mais pour un auteur québécois inconnu, il faut d’abord être découvert puis porté, poussé par les libraires.

Les succès québécois de grandes surfaces sont d’abord des succès de librairies.

Marie Laberge leur doit-elle une reconnaissance éternelle ? Peut-être pas. Mais son choix manque d’élégance. Et quand il s’ajoute à son vire-capot public présenté à Tout le monde en parle concernant la réglementation du prix du livre, on peut comprendre que la colère grogne. Sa stratégie se résume ainsi : « partout sauf en librairie québécoise ». Katherine Fafard fait bien de mentionner le manque de cohérence avec la plus grande accessibilité que l’écrivaine dit vouloir défendre.

Passager clandestin

Un ami éditeur (LFG) évoquait aujourd’hui la notion de Free Rider ou passager clandestin.

Un usager peut se permettre d’utiliser les infrastructures publiques gratuitement, sans payer son dû, uniquement parce que l’ensemble de la communauté en défraie les coûts. Si un nombre trop important d’usagers adoptent des comportements « free-rider », les infrastructures, voire le système entier, s’écroulent.

Marie Laberge peut se permettre de faire cavalier seul parce que sa renommée est établie. Non content de leurrer ses collègues auteurs qui s’imagineront pouvoir faire de même, elle se désolidarise aussi des plus (ou moins) jeunes auteurs qui devraient nécessiter du travail de bons éditeurs et de bons libraires en affaiblissant ces derniers. Parce qu’on peut imaginer sans trop d’audace que ses livres se trouveront en très bonnes positions sur les pages d’accueil des boutiques en ligne. On ne prête qu’aux riches.

Ce sont donc aussi les auteurs qui devraient se sentir trahis… tout en jalousant secrètement « son affranchissement à l’esclavage des magnats de l’édition » (je ne fais que répéter les tristes commentaires lus à gauche et à droite).

De l’innovation

Finalement, faut-il voir dans le geste de Marie Laberge un formidable laboratoire, un signe d’innovation ? Je vais me faire violence et tacler un autre Laberge. L’ami Clément, toujours armé de son infaillible optimisme, essaie fort d’y croire. Si madame Cousture est absoute, je continue de croire que la grande notoriété de Marie Laberge ne lui assure pas seulement la jouissance de grands privilèges, cela lui donne aussi des responsabilités.

Elle devrait, mieux que n’importe quel autre auteur, connaître les tenants et aboutissants du secteur du livre. Pas de « je ne sais pas combien de livres j’ai vendus », nous ne sommes pas dupes. Elle comprend fort bien ce qu’elle fait et les conséquences de ses actes. Et elle est fort consciente de ce qu’elle représente. Elle n’est pas qu’une auteure, elle est l’Auteure ! Ses gestes ont une charge symbolique bien plus forte que n’importe quel communiqué de l’Union nationale des écrivaines et des écrivains québécois.

Arlette Cousture innove. Marie Laberge ne fait qu’exploiter ce qui existe déjà. Quand Anne Robillard décide de planter ses éditeurs pour s’auto-éditer, on est dans la même veine. Elle ne se cache pas pour dire que c’est avant tout une décision économique. Mais pas innovante.

Des questions annexes

Il reste donc à attendre pour savoir ce qu’il en est réellement. Peut-être a-t-on tout faux. Peut-être est-elle en train de se magasiner un agrégateur.

Le partage des formats entre éditeur et auteur soulève des questions. À qui appartient le travail éditorial ? Marie Laberge peut-elle utiliser les textes édités par Boréal ou devra-t-elle repartir de ses textes originaux ? Pourra-t-elle utiliser les couvertures existantes ? Est-on rendu à penser une clause de droits dérivés inversée, à savoir que l’auteur paie à l’éditeur original des redevances ?

Après le droit d’auteur, faudra-t-il se pencher sur le droit d’éditeur ?

 

Mousse

4 réflexions au sujet de « Des « traîtresses » 2/2 – Marie Laberge »

  1. Je suis une liseuse mais je n’ai pas de liseuse, donc tous ces termes agrégateurs, et les grosses marques Kobo, Apple, Amazon, je les mettais dans le même panier. Je vais devoir m’informer pour mieux comprendre mais de cet article, je retiens que sans agrégateurs, les librairies d’ici perdent sur toute la ligne. Je comprends en surface.

    Mais ce que je comprends en profondeur est le sens du mot « solidarité »et Marie Laberge en manque. Elle saute sans scrupule quelques maillons de la chaîne du livre. La solidarité a comme racine source la reconnaissance : a-t-elle oublié ses débuts ?

    Assise sur son succès, elle ne lève pas une fesse ni détourne la tête pour voir derrière elle les auteurs qui peinent à sortir la tête de la masse. Cette relève qu’éditeurs et libraires peinent à mettre en valeur pour la littérature de chez nous reste vivante.

    Peut-être devrait-on, je parle de La Recrue du mois, vitrine des premières oeuvres québécoises, lui demander de parrainer quelques écrivains de première heure. Qu’elle se plonge dans leur réalité, elle sortirait peut-être la tête de l’eau, ou du sable, ouvrirait les yeux sur une réalité plus grande que la sienne.

  2. Bonjour. Je trouve ce débat très intéressant.

    Comme je suis impliquée dans l’autoédition numérique depuis un moment avec des auteurs canadiens-anglais et américains, je suis bien contente que les québécois commencent à en discuter. Nous sommes très en retard sur le reste de la planète.

    Si je me fie à l’expérience des autres pays, la transition ne sera pas facile, surtout qu’au Québec tout ce qui touche la langue doit être approchée très délicatement. Il serait trop facile de débalancer le système. Les lois et les contrats devront s’adapter à cette nouvelle réalité. Et vite.

    Nous sommes réellement en train de manquer le train de la publication numérique. Il y a tellement d’opportunités qui pourraient s’offrir pour faire connaître notre culture de par le monde, mais, si nous continuons sur cette lancée, le marché va se refermer sur nous et nous oublier.

    PS Smashwords est un agrégateur assez puissant, très populaire surtout chez les auteurs indépendants et les petites maisons d’éditions. Malheureusement le service n’est offert qu’en anglais pour le moment, même si on peut y retrouver des publications dans bien des langues, y compris en français.

    Il est bon de savoir que Smashwords s’occupe de distribuer un ouvrage vers toutes les grandes plateformes, à l’exception d’Amazon. Et ils nous offrent le choix de télécharger un ouvrage sous la forme que l’on préfère. Comme je ne possède pas (et ne prévois pas posséder) de liseuse, cet agrégateur est un petit bijou pour moi.

Les commentaires sont fermés.