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à la proue

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Il y a de ces livres qui nous arrivent sans crier gare, qui n’annoncent rien qu’une lecture légère, mais qui nous happent, nous subjuguent et nous habitent. Par un heureux concours de circonstances, une amie libraire a ramené d’un récent séjour à Bruxelles un ouvrage au titre intriguant, à la proue. « Lis ça, me dit-elle, ça parle d’une librairie à Bruxelles. » Les libraires ont ce ton impératif quand il s’agit d’imposer une lecture, ça ne se discute donc pas.

Mon premier contact avec un livre a été à jamais transformé par mon métier. Il me faut avant tout scruter l’objet. Reliure cartonnée entoilée (avec de la vraie toile s’il vous plaît), photo débossée et estampage rouge, cahiers cousus, tranchefile, pages de garde imprimées, beau papier (Fluweel velours apprend-on à la fin du volume), section couleur, composition moderne… l’objet, quoi que sobre, est élégant. Je regretterai peut-être le manque d’alinéas entre certains paragraphes, mais ce serait ergoter.

Pas de quatrième couverture pour satisfaire ma curiosité, seulement le titre et le nom des deux auteurs : Muriel Claude et Pierre Mertens. Si la première m’est alors inconnue, le second me renvoie immédiatement à l’école secondaire, dans cette dernière année que l’on appelait encore rhétorique, pendant laquelle nous, élèves turbulents,  avions eu la chance de rencontre cet immense auteur belge. Était-ce pour Les Éblouissements (Prix Médicis 1987) ou Lettres clandestines ? Peu importe, ce ne fut pas seulement un bel après-midi, mais peut-être ma première réelle expérience littéraire.

C’est donc avec une certaine fébrilité que je me suis lancé dans cette lecture… qui commence en fait par une série de photographies, prises par Muriel Claude, de ladite librairie aujourd’hui disparue, que l’on pouvait visiter à quelques encablures de la Grand-place.

« Une série de 54 [photographies], prises en 1992, qui évoquent en des tonalités assourdies, presque éteintes, un univers fait de silences et de mouvements de l’âme. […] Une librairie aujourd’hui disparue, bruissante d’une multitude de voix, livres rangés ou abandonnés sur leurs étagères, en leurs caisses, d’orange parfois. Une maison de livres, dont les étages s’enchaînent sans fin, sans lecteurs. […] »

S’engage alors un échange épistolaire entre Muriel et Pierre, au sujet de ce lieu, de sa mission, du livre et de tout ce qu’il transporte. Une libraire et un écrivain qui en ont long à se dire. Si les textes de la première sont touchants, les lettres de Mertens sont justes, savant équilibre de finesse, de nostalgie et de  réflexions, notamment sur sa relation à la littérature. Si je me laissais aller, je pourrais en citer des pages entières, mais je ne retiendrai que ce court passage, souvenir de son père durant la seconde guerre mondiale.

« Nous étions allés acheter le livre ensemble, au centre de la ville, comme s’il désirait que je découvre que la littérature s’achetait et qu’elle avait un prix. »

Voilà qui résume à merveille le sentiment qui m’habite depuis plusieurs mois.

à la proue

 

à la proue, Muriel Claude et Pierre Mertens, CFC éditions, Bruxelles, 2014.