Si vous avez aimé l’émission « Les remarquables oubliés », animée sur les ondes de Radio-Canada (Je ne m’habitue pas à l’« Ici », mais, de toute façon, à l’époque où cette émission exceptionnelle occupait les ondes, l’« Ici » n’était pas encore là !) par Serge Bouchard ou si vous vous êtes régalés à la lecture de Elles ont fait l’Amérique : de remarquables oubliées et Ils ont couru l’Amérique : de remarquables oubliés réalisés en collaboration avec Marie-Christine Lévesque et si vous lisez couramment l’anglais, vous allez adorer French Canadians, Furs and Indigenous Women in the Making of the Pacific Northwest de l’historienne britanno-colombienne, Jean Barman.
Si je vous ai parlé hier (billet précédent) de mes années passées à Seattle, c’est pour mieux montrer mon ignorance de cette région à l’époque où j’y vivais. Il a fallu que je traverse un continent, que je m’installe au Québec, que je découvre la Franco-Amérique et que je la parcoure moi-même pour savoir jusqu’à quel point les voyageurs, coureurs de bois et missionnaires de la Vallée du Saint-Laurent avaient fixé les jalons et jeté les bases pour l’établissement d’une société dans le Pacific Northwest—bien avant l’arrivée des Anglo-Américains. En 1969, venant de rédiger une thèse de maîtrise à l’Université de Washington intitulée Non-Urban Stagnation in a Regional Setting, je croyais connaître passablement la région. Hélas, non ! Ce n’est qu’en 2004, lors d’un passage comme conférencier à mon alma mater, que j’ai rencontré Robert Foxcurran, historien amateur passionné et francophile, qui se souciait depuis toujours de l’absence des Canadiens et Métis dans les livres d’histoire de sa région. Il m’explique de long en large le rôle fondamental qu’avaient joué ces précurseurs dans la formation du territoire qui deviendrait par la suite les États d’Orégon, de Washington, d’Idaho et du Montana, ainsi que la province de Colombie-Britannique….et tout cela, je répète, bien avant le traçage de la célèbre Oregon Trail qui amorcerait un véritable torrent composé d’Anglo-Américains vers la région.
Enfin, ce n’est qu’en 2014 que paraîtra sous la plume de Jean Barman un livre qui constitue une véritable réécriture de l’histoire du Pacific Northwest, cette fois-ci du point de vue des Canadiens français, engagés à fond dans la traite des fourrures, et de leurs épouses aborigènes qui les ont, en quelque sorte, ancrés à ce territoire si loin de leur Québec natal. Pendant plus d’un demi-siècle, au début du XVIIIe, les Canadiens constituaient le groupe immigrant le plus important. En plus d’exploiter la faune, ils fondaient des villages, construisaient les routes, assuraient la traversée des cours d’eau, développaient des pratiques agricoles et participaient à la vie politique. Sans la présence de cette population franco-métisse, il est fort à parier qu’en 1846, quand la région fut divisée à des fins politiques entre la Grande Bretagne et les États-Unis, la Colombie-Britannique aurait été perdue au futur Canada.
C’est tout cela que Barman raconte dans son ouvrage … et plus ! Ce que j’ai trouvé de particulièrement fascinante et utile est l’annexe à la fin. En 30 pages, l’auteure dresse la liste de Canadiens français arrivés dans le Pacific Northwest qui figurent dans son récit. Cela en fait environ 250 personnes, toujours avec une courte description. Je vous en donne cinq exemples tirés au hasard :
Étienne Lucier : Né à Montréal en 1796, ce Montréalais a voyagé de 1810 à 1812 par voie terrestre jusqu’à Astoria. À la déconfiture d’Astoria, il s’établit dans la vallée de la Willamette, à proximité de Joseph Gervais, Louis Labonté et plusieurs autres [Canadiens]. Actif politiquement, en 1844, il est fort probablement le seul Canadien français dont la venue dépendait du commerce des fourrures à avoir voté en faveur d’un gouvernement provisionnel. Peu de temps après la mort de sa femme aborigène, Josephte Nouite, avec qui il avait vécu depuis 1813, il prend comme épouse une femme Chinook du nom de Marie Marguerite. Une de ses filles s’est marié avec André Lachapelle.
André Lachapelle : arrivé en Orégon en 1817, âgé de 15 ans, de l’Assomption. Pendant deux décennies, il travaille à Fort Vancouver comme forgeron. En s’installant dans la vallée de la Willamette, vers 1841, il se marie avec la fille d’Étienne Lucier.
Joseph Morin : ce natif de Maskinongé s’est joint à la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1823 alors qu’il avait déjà 30 ans. Il faisait partie des brigades qui traversaient régulièrement le continent et à chaque retour au Québec, il recrutait de nouveaux employés pour l’Ouest.
François Xavier Vautrin : À 19 ans, en 1834, il quitte Saint-Philippe, au sud de La Prairie, accompagné de son frère. Il travaillera surtout à Fort Langley. Malgré une séparation de son frère, en 1852, les deux se retireront ensemble dans la vallée de Cowichan, île de Vancouver.
François Morigeau : Trappeur libre, Morigeau prit comme femme une Métisse de la rivière Rouge [Manitoba]. En 1845, quelques temps avant leur installation sur une ferme près de Fort Colville [près de Spokane], le missionnaire catholique [d’origine belge] Pierre Jean de Smet décrivait sympathiquement la famille dont la fille, Sophie, était elle-même une trappeuse libre en Nouvelle-Calédonie (Colombie-britannique) et au Montana.
Ce ne sont pas les vedettes de l’histoire nationale, mais les gens du peuple partis sous d’autres cieux participer à la conquête d’un continent.
En écrivant ces lignes, je me rappelais une conversation que j’ai eue en octobre 2010, au tout premier Frenchtown Rendezvous, tenu près de Walla Walla, dans l’État de Washington. Frank Munns venait de s’adresser en français à ceux et celles assemblés pour le souper. En faisant allusion à la devise inscrite sur les plaques d’immatriculation québécoises, il rendait hommage à la mère patrie, un pays qui a de la mémoire, un pays qui se souvient, un pays qui a su survivre contre vents et marées ! À la suite de son intervention, j’ai dû lui avouer que les Québécois n’avaient pas si bonne mémoire que cela, qu’en fait il y en avait très peu qui se souvenaient des Canayens et Métis de la région du Pacific Northwest, qui savaient qu’une partie importante de leur propre histoire s’était déroulée dans la vallée de la Walla Walla. On a du chemin à faire !
Les francophones et leurs médias ont probablement plus que la mémoire courte à en juger par le peu de couverture que cet ouvrage a suscité, cela malgré s’être mérité une multitude de prix et avoir remis plusieurs pendules à l’heure. Merci à Dean pour cet excellent billet de couverture.
Interesting read!