Dimanche matin, béret basque sur la tête, j’attendais l’autobus numéro 7 en face du Star Café, sur le chemin Sainte-Foy. Une petite dame, légèrement plus âgée que moi, s’est pointée. S’apercevant de mon couvre-chef, elle m’adresse la parole : « Monsieur, êtes-vous Européen ? »
—Non, je suis d’origine américaine !
Surprise, elle rétorque : « Mais voyons donc, ma mère était Américaine, née à Biddeford ! » Puis, l’autobus arrive et la conversation s’estompe. Traversant le quartier Saint-Sacrement, en route vers la maison, confortablement assis dans le fond de l’autobus, je me rappelais ce que j’avais souvent dit à mes étudiants à Laval qui ne le savaient pas : « Il n’existe pas de famille souche québécoise n’ayant pas été touchée par l’exode des Canadiens français vers les États-Unis. » En lisant La photo de famille, nouvelle parution chez Lévesque éditeur, écrit par un ancien collègue de la Faculté des Lettres, Marcel Moussette, j’en ai eu une autre preuve.
À partir d’une photo prise en 1912 qu’il avait reçue en héritage il y a une dizaine d’années des mains de sa mère aujourd’hui décédée, Moussette conçoit, puis rédige un roman élucidant le vécu des Canadiens français et Métis de la région de La Prairie, sur la rive sud de Montréal, à proximité de Caughnawaga devenu Kahnawake. Située au centre de la photo, la métisse Charlotte Giasson, née en 1836 et mariée à Osias Meloche. En essayant de protéger son bien lors des événements tragiques de 1878 qui avaient pour objectif d’exclure de la réserve les Blancs, Osias perdit la vie, brûlé vif dans sa grange. Malgré cela, Charlotte ne a pas quitté son foyer et y a passé sa vie entière. Elle y donna naissance à six enfants et y éleva les quatre plus jeunes enfants de sa fille, Chrysolitique, à la suite de son décès, et au moment où, peu de temps après, son gendre rendu veuf, Hylaire Beaulieu, choisit de refaire sa vie aux États-Unis, accompagné des trois enfants les plus vieux. Autour de Charlotte dans la photo, quelques uns de ses enfants et petits enfant, ainsi que plusieurs personnes dont l’identification s’est avérée impossible.
Empruntant tantôt la voix de l’un, tantôt la voix de l’autre, Moussette fabrique une courtepointe historique composée de morceaux riches en couleur qui reflètent les us et coutumes d’un peuple en pleine évolution. Pour illustrer, trois exemples suffisent :
(1) Québécois et la Conscription. Oncle Hector qui, à la suite d’une violente confrontation avec son officier supérieur, choisit de déserter en 1942 l’armée canadienne et se voit obliger de se cacher pendant trois ans dans le Grand Marais de La Prairie. Sa désertion et celle de plusieurs autres jeunes « déserteurs » des environs provoquent des descentes périodiques de la police militaire qui sèment chaque fois un grand émoi pour les résidents, parents et amis.
(2) Mœurs matrimoniales. L’abandonnement en 1938 de la tante Alida par son mari, Wellie Comeau, attiré par le « Red Light » : la grande ville, le cinéma, les boîtes de nuit et les femmes !…avec réconciliation entre les deux 20 ans plus tard.
(3) Fermeture de la frontière canado-américaine. Les relations entre le Québec et le Québec d’en bas (Nouvelle-Angleterre) qui s’effritent progressivement. En 1919, Wilfrid, fils aîné de Hylaire réalise son premier voyage de retour au Canada afin de renouer avec ses sœurs restées au pays. Il en fera plusieurs autres entre 1919 et 1950. À mesure que les années passent, le voyage se complique et les liens familiaux et patriotiques se desserrent.
À vrai dire, l’auteur a un double lien avec les États-Unis. En plus des Beaulieu partis à Taunton, au Massachusetts, son grand-père, Cyrille Moussette, est venu au monde dans les montagnes Adirondack, dans l’État de New York. Il n’est rentré au Canada qu’à l’âge de 14 ans, au moment de la mort du paternel, Moïse, originaire de La Prairie, mais exilé au sud pour travailler dans les mines. Voilà un aspect de l’exode dont l’histoire québécoise et franco-américaine parle peu, préférant souligner la migration massive vers les usines de filature.
Au début du livre, Marcel Moussette s’interroge : « Qui est vraiment cette vielle dame, Charlotte Giasson, ma trisaïeule, qui trône aussi fièrement et avec tellement d’assurance au milieu de son clan de Kahnawake vers la fin de sa vie ? »
À la fin du livre, l’auteur prétend que le mystère demeure. Peut-être, mais grâce à son imagination féconde et à son sens de l’histoire, Moussette nous trace un portrait plutôt précis de sa famille et de la société dans laquelle elle a évolué.
En fermant La Photo de famille, je l’ai posé sur une tablette au dessus de mon lit, à côté d’une autre photo de famille, la mienne. Au centre, mon père lors de sa dernière visite à Québec. Il est né en 1912, l’année de la prise de l’autre cliché. Quatre-vingt ans plus tard, en 1993, comme Charlotte, il trône fièrement au milieu d’une partie de son clan—l’autre partie, celle de ma sœur, tout aussi nombreuse, mais habitant un autre pays, une contrée lointaine, ceux de mon père et de nos ancêtres.
Examinant cette photo, je ne pouvais m’empêcher de me projeter dans le temps. En l’an 2093, comme Marcel Moussette en 2012, un membre de mon ascendance pourrait-il, cent ans après sa prise, découvrir cette photo de famille ? Pourrait-il, voudrait-il essayer d’y trouver un sens ? Si oui, je souhaiterais que cet arrière-arrière-arrière petit-fils ou petite-fille sache broder une histoire tout aussi passionnante et crédible que celle racontée ici.
Quelle belle publicité tu fais à cet ouvrage… tout en douceur et sans le vouloir vraiment. C’est la plus belle et la plus efficace.
Et voila : j’ai une violente envie de le lire!
Nous avons tous cette fibre familiale qui, plus on avance en âge, vient nous faire coucou au détour du chemin.
On se retrouve donc dans ce bouquin couleur sépia.