« Pisser sur un poteau » ou une petite Française découvre l’Amérique

Mais quelle Amérique? Celle des nomades des temps modernes, celle des caravaniers à temps plein…et celle d’une Amérique blanche!

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Un vrai délice cette étude ethnographique réalisée par Célia Forget dans le cadre de son doctorat effectué en cotutelle à l’université Laval et à l’Université de Provence sur une forme de mobilité continentale élaborée par les gens qui répondent à l’appel de la route et qui cherchent à être mobiles tout en restant chez eux. L’objectif de Vivre sur la route, version condensée de la thèse, est d’amener le lecteur en voyage à la découverte de cette population nomade. Pour mettre son étude en contexte, Forget cite les œuvres littéraires de Jack Kerouac (On the Road) et de John Steinbeck (Travels with Charley, Raisins de la colère), mais oublie celle plus près de nous de Jacques Poulin (Volkswagen Blues). Qui plus est, elle fait allusion à la myriade de voyages et de reportages entrepris à travers les États-Unis, en bus reconverti, par le légendaire journaliste télévisuel, Charles Kuralt, mais oublie ceux de l’ancien entraîneur de football professionnel, devenu commentateur sportif, John Madden qui, ayant peur des avions, préférait se déplacer de stade en stade, semaine après semaine, dans le « Madden Cruiser », un bus reconverti selon ses propres spécifications, portant l’effigie du « Joueur (NFL) de la semaine ». Malgré cette petite déficience et une défaillance linguistique que j’identifierai plus loin, Célia réussit son pari avec brio. En lisant ce petit livre captivant de 222 pages, j’avais envie, soit d’embarquer avec elle, soit de retourner moi-même là où j’ai tant de merveilleux souvenirs—sur la route

L’auteure prétend (page 100) que « la société nord-américaine, et principalement la société américaine, vit dans un climat de peur incessant entretenu par les médias ». Si tel est le cas, il faut admirer le courage de la chercheure qui, dans un premier temps, a sollicité un « lift » avec un parfait étranger, Byron, 63 ans, rencontré pour la première fois sur une halte routière en Caroline du Nord, et seule personne ayant accepté de l’accueillir à bord de son grand motorisé de douze mètres de long. Pendant deux mois, avec Byron comme guide, mentor, colocataire et ami, Célia a pu apprendre et mettre en pratique le mode de vie des caravaniers à plein temps. Dans un deuxième temps, seule, dans son propre motorisé loué pour l’occasion, elle a parcouru 14 000 kilomètres, sillonnant 21 États américains et deux provinces canadiennes, afin de pénétrer à fond et de comprendre ce monde de vagabonds de luxe. Elle est restée dans des campings, des déserts, des parc nationaux, des aires d’autoroute, des stationnements de Walmart, d’aéroport et d’hôtels et des truck stops. Alors, son expérience, comme la mienne—sur la route dans mon Safari Condo de manière plus ou moins continue depuis dix ans—contredit la thèse d’une société américaine dangereuse et violente. Elle dirait aujourd’hui, comme moi, qu’il y a « du bon monde » partout!

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Mon propre mini VR au lac Témiscouata

Entre ces deux expériences continentales de terrain, l’ethnologue avait également résidé dans un terrain de camping au nord de Montréal, auprès de caravaniers québécois dont certains se retrouveraient le long de son chemin par la suite.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser en observant passer des rutilants véhicules récréatifs que sont les motorisés, caravanes à sellette ou bus reconvertis, passage qui évoque une vie simple caractérisée par la liberté, la paix et la félicité, le phénomène du caravaning est complexe. (Qu’il soit dit en passant que l’utilisation par l’auteure des termes RVing (vie dans un véhicule récréatif) et RVer (celui ou celle qui la pratique) dans son ouvrage est agaçant sinon déplorable. Pourquoi ne pas adopter les équivalents français « caravaning » et « caravanier »?) Célia Forget décrit, dissèque et analyse ce phénomène à partir du moment où le caravanier en herbe opte pour ce mode de vie jusqu’au moment où il décide de l’abandonner, car selon elle, « leur faim de la route » doit obligatoire céder un jour à « leur fin de la route ». Dans les deux cas, ce sont des décisions déchirantes. Dans le premier, on coupe avec le passé, on vend la maison familiale, on s’éloigne des enfants, des petits-enfants et des amis, on se débarrasse des biens accumulés depuis des éons. À des fins administratives, on invente une adresse fictive car la société n’est pas faite en fonction des gens mobiles. Dans le deuxième, il faut découvrir comment réintégrer la société sédentaire, souvent avec des moyens réduits et une santé fragile. Entre les deux, il y a le choix du véhicule récréatif dont le style et le prix varient énormément, l’apprivoisement du véhicule en ce qui a trait à la conduite et à l’entretien, l’aménagement de son intérieur pour le personnaliser, l’apprentissage de la route (devenir « blueliner » en suivant les petites routes ou « redliner » en se limitant aux autoroutes), le défi de vivre en couple dans un espace réduit (un couple qui va mal ne peut y survivre), la solitude du (de la) célibataire (difficilement soutenable à la longue), le choix des stationnements… La liste pourrait s’allonger indéfiniment.

Malgré la nature fluide du caravaning à plein temps, il s’établit néanmoins des rapports de territorialité et de sociabilité. Faisant appel aux notions de « territoire nomade » et de « territoire circulatoire » élaborées par des chercheurs français, Forget propose le concept contradictoire de « territoire de mobilité » qui n’est officialisé par aucune frontière géographique qui le contraindrait à un espace fixe. Il s’agit d’un « territoire flottant » se fabriquant au gré des déplacements. Par contre, une fois arrêté ou stationné, le caravanier est conscient de ses droits territoriaux. Comme le chien qui pisse sur les poteaux pour bien définir son territoire, le caravanier, figurativement, fait la même chose (page 128), le territoire flottant se transformant ainsi pour quelques heures, quelques jours ou quelques semaines en « territoire ancré ».

Que ce soit au paradis des caravaniers, c’est-à-dire sur les terrains de camping ou dans les RV resorts qui fournissent au gros prix une multitude de services permettant au campeurs/caravaniers d’être confortablement chez eux ou dans la désolation des déserts d’Arizona et de Californie qui attirent un nombre surprenant d’aventuriers de la route, les réseaux de sociabilité se créent rapidement. S’apprivoisant, s’amusant ensemble et s’entraidant, les caravaniers à temps plein se tissent souvent des liens durables. Il n’est pas rare qu’ils se donnent rendez-vous au même endroit l’année suivante et l’année d’après et que, dans l’intérim, ils s’envoient des centaines de courriels et des dizaines de cartes postales illustrant leurs voyages et leurs exploits.

Un aspect du caravaning à plein temps que passe sous silence Célia Forget, mais qui est digne de mention est l’absence de caravaniers de couleur! Si, depuis 50 ans, la ségrégation raciale n’existe plus officiellement aux États-Unis, elle existe encore bel et bien dans le monde du caravaning/camping, que ce soit à plein temps ou pas. Autrement dit, sur la route les minorités visibles sont invisibles. Il s’agit d’un monde de blancs. Pourquoi? Peut-être en raison d’un statut socioéconomique inférieur, mais ce serait là une explication trop facile. Se fiant aux idées développées par Célia Forget qui veut que le caravaning d’aujourd’hui fasse partie de la longue tradition de mobilité en Amérique, qui donna lieu au XIXe siècle au peuplement progressif du continent d’est en ouest par des pionniers, coureurs de bois, voyageurs et chercheurs d’or—toutes des migrations libres motivées par l’espoir d’un gain économique—on pourrait conclure que les Américains et Canadiens de couleur qui, eux, n’y ont à peu près pas participé sont exclus de cette « tradition ». Ils possèdent un bagage culturel et historique différent et nourrissent d’autres rêves. Dans toute ma vie de caravanier averti, il m’est arrivé de rencontrer une famille noire et personne d’ascendance asiatique. De l’espagnol, j’en ai entendu de la bouche de ceux qui entretenaient le gazon et taillaient les arbustes sur les terrains de camping aux États-Unis. Je ne peux que me demander si l’expérience de Célia Forget est pareille. Elle ne le dit pas.

Chapeau à cette petite Française venue découvrir l’Amérique. En le faisant, elle nous dévoile une Amérique bien particulière, une Amérique nomade, une Amérique insolite, une Amérique blanche! Par son travail, elle nous convainc que le tourisme, le voyage et le caravaning à temps plein ne sont pas du pareil au même. Embarquons avec elle!


The Acadian Diaspora: une histoire ayant lieu au XVIIIe siècle

 

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C’est sur les rives du lac Témiscouata, à quelques pas du Nouveau-Brunswick, que j’ai achevé ma lecture de The Acadian Diaspora de Christopher Hodson. Tout au long de ma lecture et surtout à la fin, je m’interrogeais sur les raisons pour lesquelles les plus récentes et meilleures synthèses de l’histoire douloureuse des événements entourant et découlant de la déportation de 1755 ont été écrits par des Américains—et en anglais bien sûr. Où peut-on trouver des récits en français aussi complets, stimulants, provocants et agréables de lecture que celui-ci publié en 2012 aux Presses de l’Université d’Oxford et celui de John Mack Faragher, A Great and Noble Scheme : The Tragic Story of the Expulsion of French Acadians from their American Homeland (New York : W.W. Norton, 2005). Va-t-il falloir en attendre la traduction?

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Comment se fait-il qu’un jeune historien, Christopher Hodson, élevé à Logan, en Utah, et professeur aujourd’hui à l’Université Brigham Young, située dans ce même État, s’intéresse suffisamment aux Acadiens pour consacrer dix ans de sa vie à l’étude et à la diffusion de leur pénible saga? Tout comme le candidat à la présidence des États-Unis, Mitt Romney, qui a passé 30 mois en France comme missionnaire mormon (1966-68), Chris a fait la même chose, mais 28 ans plus tard (1994-1996). Une fois de retour chez lui, il a terminé rapidement un baccalauréat et une maîtrise en histoire à l’université Utah State, avant d’entreprendre un doctorat à l’Université Northwestern, institution privée bien réputée à Evanston, en banlieue nord de Chicago, où ses connaissances du français semblaient le destiner à devenir un historien de la France d’avant 1800. Toutefois, sous l’influence d’un historien colonial, il a bifurqué vers les Acadiens, situant leur odyssée dans le contexte de la France et du Monde atlantique au XVIIIe siècle. Le sujet devint sa passion et sa thèse de doctorat le conduisant en France, au Canada et aux Etats-Unis pour consulter divers fonds d’archives. The Acadian Diaspora : an Eighteenth Century History est cette thèse révisée.

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Le thème central du livre—et Hodson l’annonce clairement dès le début—est double : (1) le rôle des Acadiens dans l’élaboration d’empires (britannique et français); (2) le rôle des empires dans la transformation des Acadiens. Le traitement accordé à la déportation (l’expulsion selon l’auteur), à ce que nous connaissons le plus et le mieux, à ce qui a toujours retenu l’attention en raison de sa violence et de sa cruauté, ne constitue même pas quinze pour cent (15%) du livre. Celui-ci explore plutôt la suite des événements : l’arrivée des 7 000 premiers exilés acadiens dans les villes portuaires des colonies anglaises (Boston, New York, Philadelphie, Annapolis, Williamsburg, Charleston et Savannah) où le destin de paria les attendait pour la plupart, le refoulement des déportés vers l’Angleterre et la France où le même sort leur était réservé à Southampton, Boulogne-sur-Mer, Cherbourg, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Vannes, Nantes et La Rochelle; l’exploitation des réfugiés acadiens comme objet d’échange dans le grand dessein de l’empire français qui étendait ses tentacules vers la Caraïbe (Saint-Domingue), en Amérique du Sud (Guyane) et même dans les mers du Sud (Îles malouines).

À chacune de ces colonies visées, les Acadiens ont été appelés à assumer un rôle de colon, que ce soit à Môle Saint-Nicolas, à Saint-Domingue, à Cayenne et à Kouru, en Guyane et à Port Saint-Louis, aux Îles malouines, souvent en compagnie d’autres ethnies, en particulier des Allemands. Ce qui fait l’originalité de l’approche de Hodson, c’est que le lecteur entre dans la peau des personnages et des familles acadiens qui sont refoulés vers l’Europe, recrutés pour les lointaines colonies, retournés à la métropole. Les noms nous sont familiers : Doré, Gaudet, Doucet, Cyr, Boudrot, Hébert, Thériot, Benoît… On découvre le rôle de stratège et de négociateur joué par le ministre des affaires étrangères de Louis XV, Étienne-François de Stainville, duc de Choiseul. À maintes reprises Choiseul fera des « choix seuls » qui détermineront la vie ou la mort des centaines d’Acadiens ayant survécu au premier « grand dérangement ». Un autre qui a joué un rôle déterminant, Louis-Antoine Bougainville, aide de camp au marquis de Montcalm, commandant des armées françaises en Amérique du Nord et général vaincu sur les Plaines d’Abraham en september 1759. Responsable de la reddition des forces françaises à Montréal l’année suivante, Bougainville, une fois de retour en France, se mit à songer au monde austral. C’est lui en 1762 qui propose la fondation d’une colonie aux îles Malouines dans le but de faire une percée dans l’hémisphère sud, l’hémisphère nord étant bloqué aux futures incursions françaises. Il persiste dans sa conviction que cette colonie insulaire perdue ans l’Atlantique sud peut être rentable sur les plans économique et géopolitique. Il avait peut-être oublié la présence espagnole à proximité ou sous-estimé des visées britanniques partout. Après une courte visite en 1766, Bougainville quitte pour la dernière fois la colonie qu’il a fondée et entame la circumnavigation du globe qui scellera sa place dans l’histoire.

Non seulement les Acadiens errants devaient-ils participer à l’expansion impériale de la France, mais aussi à son développement interne. Cela s’est manifesté à deux endroits spécifiques bien documentés dans The Acadian Disaspora, l’un Belle-Île-en-Mer et l’autre le Poitou. La première situation devait être faite sur mesure pour les « défricheurs d’eau » qui étaient des Acadiens, eux qui avaient développé et perfectionné en Acadie les techniques pour exploiter les terres gagnées de la mer en construisant des digues ou aboiteaux. Malheureusement pour eux, il n’ont pas été accueilli avec enthousiasme par les premiers résidents bellilois et bretons (gourdiecs). Le projet n’a pas connu le succès escompté. En Poitou, c’était encore pire! Ces deux expériences mettent en évidence et font connaître deux « grands Acadiens de la diaspora » haut en couleur, tous deux les Leblanc : Joseph dit le Maigre (parce qu’il ne l’était pas) et Jean-Jacques, le conspirateur!

S’il est question ici de personnages historiques haut en couleur ressuscités par Christopher Hodson, il faut absolument mentionner Jean-Louis Le Loutre qui paraît en filigrane tout au long du récit. Curé et membre de la résistance en Acadie, il le restera à Belle-Île et en Poitou, après avoir purgé une peine dans une prison britannique à l’île de Jersey. À lui seul, Le Loutre que les Anglais appelaient « the otter » mériterait sa biographie et les honneurs les plus élevés offerts par les Acadiens d’aujourd’hui.

Ce ne sera qu’en 1785 que la France trouverait une « solution satisfaisante » à son « problème acadien ». Soixante-dix pourcent des Acadiens en France quitteront Nantes à bord des bateaux espagnols pour la Louisiane (territoire espagnol). Ces 1 600 personnes qui avaient été ballotés depuis l’Acadie vers la France, puis vers la Caraïbe ou les terres australes, puis vers la France de nouveau se sont fait payer par l’Espagne une dernière traversée transatlantique, jusqu’à la Nouvelle-Orléans, pour se joindre aux mille Acadiens déjà sur place, réunis au cours des années 1760 et 1770 en provenance de l’ancienne Acadie et des villes portuaires le long de l’Atlantique.

Contrairement à ce que laisse entendre l’auteur, le nouveau siècle n’a pas mis terme à la diaspora acadienne. Elle a continué tout au long du XIXe. Une nouvelle Acadie s’est formée, avec ses symboles, ses valeurs et ses rêves, mais ça c’est une autre histoire que les historiens américains n’ont pas encore pensé à nous raconter…en anglais.

Depuis 1994, les Acadiens du monde entier se rassemblent à tous les cinq ans. Le prochain Congrès mondial acadien (CMA) se tiendra en 2014. C’est dans le contexte de ce réveil et de ces célébrations que The Acadian Diaspora prend tout son sens.


Une mort honorable et la part de Marie Blanc

Jacques Savoie, écrivain originaire d’Edmundston, au Nouveau-Brunswick et auteur de la populaire mini série télévisuelle, Les Lavigueur, la vraie histoire, vient de publier chez Libre Expression son dixième roman, Une mort honorable. Notons qu’à son actif, Savoie a également six romans jeunesse.

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Je vous épargne les détails de ce polar acadiano-québécois rempli d’intrigues qui se déploient à partir de la Côte-des-Neiges à Montréal jusqu’à l’Haryana, État du nord de l’Inde, en passant par le Chhatrarapati Shivaji International Airport à Mumbai et depuis ce même quartier de la métropole à Cap-Pélé, au Nouveau-Brunswick, en transitant par le Témiscouata. Suffit de dire que le protagoniste, Jérôme Marceau, enquêteur à la Sécurité et au Contrôle souterrains, ayant fait son apparition pour la première fois dans l’œuvre précédente de Savoie, Cinq secondes, manchot (victime du fléau de la thalidomide des années 50), mulâtre (mère québécoise et père haïtien qui les abandonne), cherche à résoudre l’énigme évoqué par la présence de sang asséché découvert en dessous de la roue de secours d’une Pontiac Aztec, achetée de monsieur Sanjay Singh Dhankar, stagiaire à l’École des hautes études commerciales. Qui plus est, Marceau, tout en poursuivant son enquête, doit s’occuper de sa mère, Florence, en perte rapide d’autonomie, et dont l’ultime désir est de revoir la mer.

Ce qui a attiré mon attention sur cette œuvre de Jacques Savoie est la part qu’assume un lieu que j’affectionne particulièrement, le village de Notre-Dame-du-Lac, situé aux abords du magnifique lac Témiscouata que le magasine L’Actualité, dans son numéro du 15 juin 2012, hisse au sommet de son palmarès des plus beaux lacs au Québec. Le haut lieu du village est, quant à moi, l’auberge Marie Blanc dont l’histoire mystérieuse fut dévoilée en 1993 par Jacques Folch-Ribas (Marie Blanc, Paris, Éditions Robert Laffont).

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Facade de l’Auberge Marie Blanc

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Derrière de l’Auberge Marie Blanc

Dans Une mort honorable, Jacques Savoie reprend l’histoire racontée par Folch-Ribas en ces termes :

C’est une maison romantique. Elle a été construite exactement pour cela.

Marie Melford Blanc Charlier était une Américaine d’origine martiniquaise, maîtresse d’un riche avocat new-yorkais du nom de William Bishop.

Bishop s’était amouraché de cette belle mulâtre, mais il était marié et avait des enfants. Comme il ne pouvait s’afficher avec Marie Blanc dans la haute société new-yorkaise, il lui a fait construire ce pavillon de chasse sur le bord du lac. Entre 1905 et 1910, les amoureux ont passé leurs étés ici loin des regards, dans cette propriété qui s’appelait alors Gray Lodge. Mais l’affaire a fini par se savoir et Bishop s’est retrouvé dans une situation délicate. Soit il quittait sa maîtresse, l’élégante et mystérieuse Marie Blanc, soit il divorçait au risque de mettre sa fortune en péril. L’argent l’a emporté sur l’amour et, en 1910, Bishop a cédé le pavillon de chasse à la belle métisse, qui l’a conservé jusqu’à sa mort en 1949. Mme Charlier, comme elle s’est fait appeler par la suite, ne s’est jamais mariée, pas plus qu’elle ne s’est départie de Gray Lodge, par ailleurs. Chaque année, dans une sorte de pèlerinage à l’amour perdu, elle revenait sur les bords du lac Témiscouata avec sa gouvernante et son jardinier pleurer le mal que l’argent lui avait fait. L’homme qu’elle aimait avait embrassé sa fortune plutôt de succomber à ses charmes. Quarante ans après la trahison, elle a succombait au romantisme.

Aujourd’hui, pendant la saison chaude, de mai en octobre, l’Auberge Marie Blanc, conjugué d’un petit motel à douze unités, ouvre ses portes. Matin et soir, Martine et Marie-France Sirois reçoivent à déjeuner et à souper les passants qui désirent goûter à la fine cuisine basée sur les produits du terroir. Dans son roman, Savoie crée un personnage hôtesse du nom de Camille. À mon avis, il s’agit d’un personnage composite incarnant les deux filles Sirois et peut-être leur mère Mme Jeanine Bard, maintenant à la retraite.

C’est ici, dans la salle de réception que Camille aurait reçue Jérôme Marceau et sa mère, Florence.

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Dans le salon, ils auraient discuté ensemble et Jérôme aurait recueilli certains indices lui permettant de poursuivre son enquête et de résoudre son énigme.

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Dans la salle à dîner, Marie Blanc elle même les regardant de haut, Jérôme et Florence auraient déjeuné.

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C’est dans ce petit chalet, faisant partie du complexe hôtelier qu’ils auraient séjourné et dans une des chaises faisant face au lac que Florence aurait contemplé la « mer ».

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Pour la plupart des Québécois et les gens des trois Provinces maritimes, le Témiscouata constitue un blanc sur leur carte mentale. Oui, certains ont remarqué le lac. Il ne peut y en être autrement, car il est si grand. Ayant servi autrefois de principal lieu de passage sur le chemin du portage entre le Québec et l’Acadie, entre le Saint-Laurent et le Saint-Jean, il est de nos jours contourné le plus rapidement possible par les Québécois pressés d’atteindre les plages chaudes du Nouveau-Brunswick ou par les « Maritimers » animés par l’urgence de se rendre en Ontario.


La photo de famille…la sienne, la mienne

Dimanche matin, béret basque sur la tête, j’attendais l’autobus numéro 7 en face du Star Café, sur le chemin Sainte-Foy. Une petite dame, légèrement plus âgée que moi, s’est pointée. S’apercevant de mon couvre-chef, elle m’adresse la parole : « Monsieur, êtes-vous Européen ? »

Non, je suis d’origine américaine !

Surprise, elle rétorque : « Mais voyons donc, ma mère était Américaine, née à Biddeford ! » Puis, l’autobus arrive et la conversation s’estompe. Traversant le quartier Saint-Sacrement, en route vers la maison, confortablement assis dans le fond de l’autobus, je me rappelais ce que j’avais souvent dit à mes étudiants à Laval qui ne le savaient pas : « Il n’existe pas de famille souche québécoise n’ayant pas été touchée par l’exode des Canadiens français vers les États-Unis. » En lisant La photo de famille, nouvelle parution chez Lévesque éditeur, écrit par un ancien collègue de la Faculté des Lettres, Marcel Moussette, j’en ai eu une autre preuve.

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À partir d’une photo prise en 1912 qu’il avait reçue en héritage il y a une dizaine d’années des mains de sa mère aujourd’hui décédée, Moussette conçoit, puis rédige un roman élucidant le vécu des Canadiens français et Métis de la région de La Prairie, sur la rive sud de Montréal, à proximité de Caughnawaga devenu Kahnawake. Située au centre de la photo, la métisse Charlotte Giasson, née en 1836 et mariée à Osias Meloche. En essayant de protéger son bien lors des événements tragiques de 1878 qui avaient pour objectif d’exclure de la réserve les Blancs, Osias perdit la vie, brûlé vif dans sa grange. Malgré cela, Charlotte ne a pas quitté son foyer et y a passé sa vie entière. Elle y donna naissance à six enfants et y éleva les quatre plus jeunes enfants de sa fille, Chrysolitique, à la suite de son décès, et au moment où, peu de temps après, son gendre rendu veuf, Hylaire Beaulieu, choisit de refaire sa vie aux États-Unis, accompagné des trois enfants les plus vieux. Autour de Charlotte dans la photo, quelques uns de ses enfants et petits enfant, ainsi que plusieurs personnes dont l’identification s’est avérée impossible.

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Empruntant tantôt la voix de l’un, tantôt la voix de l’autre, Moussette fabrique une courtepointe historique composée de morceaux riches en couleur qui reflètent les us et coutumes d’un peuple en pleine évolution. Pour illustrer, trois exemples suffisent :

(1) Québécois et la Conscription. Oncle Hector qui, à la suite d’une violente confrontation avec son officier supérieur, choisit de déserter en 1942 l’armée canadienne et se voit obliger de se cacher pendant trois ans dans le Grand Marais de La Prairie. Sa désertion et celle de plusieurs autres jeunes « déserteurs » des environs provoquent des descentes périodiques de la police militaire qui sèment chaque fois un grand émoi pour les résidents, parents et amis.

(2) Mœurs matrimoniales. L’abandonnement en 1938 de la tante Alida par son mari, Wellie Comeau, attiré par le « Red Light » : la grande ville, le cinéma, les boîtes de nuit et les femmes !…avec réconciliation entre les deux 20 ans plus tard.

(3) Fermeture de la frontière canado-américaine. Les relations entre le Québec et le Québec d’en bas (Nouvelle-Angleterre) qui s’effritent progressivement. En 1919, Wilfrid, fils aîné de Hylaire réalise son premier voyage de retour au Canada afin de renouer avec ses sœurs restées au pays. Il en fera plusieurs autres entre 1919 et 1950. À mesure que les années passent, le voyage se complique et les liens familiaux et patriotiques se desserrent.

À vrai dire, l’auteur a un double lien avec les États-Unis. En plus des Beaulieu partis à Taunton, au Massachusetts, son grand-père, Cyrille Moussette, est venu au monde dans les montagnes Adirondack, dans l’État de New York. Il n’est rentré au Canada qu’à l’âge de 14 ans, au moment de la mort du paternel, Moïse, originaire de La Prairie, mais exilé au sud pour travailler dans les mines. Voilà un aspect de l’exode dont l’histoire québécoise et franco-américaine parle peu, préférant souligner la migration massive vers les usines de filature.

Au début du livre, Marcel Moussette s’interroge : « Qui est vraiment cette vielle dame, Charlotte Giasson, ma trisaïeule, qui trône aussi fièrement et avec tellement d’assurance au milieu de son clan de Kahnawake vers la fin de sa vie ? »

À la fin du livre, l’auteur prétend que le mystère demeure. Peut-être, mais grâce à son imagination féconde et à son sens de l’histoire, Moussette nous trace un portrait plutôt précis de sa famille et de la société dans laquelle elle a évolué.

En fermant La Photo de famille, je l’ai posé sur une tablette au dessus de mon lit, à côté d’une autre photo de famille, la mienne. Au centre, mon père lors de sa dernière visite à Québec. Il est né en 1912, l’année de la prise de l’autre cliché. Quatre-vingt ans plus tard, en 1993, comme Charlotte, il trône fièrement au milieu d’une partie de son clan—l’autre partie, celle de ma sœur, tout aussi nombreuse, mais habitant un autre pays, une contrée lointaine, ceux de mon père et de nos ancêtres.

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Examinant cette photo, je ne pouvais m’empêcher de me projeter dans le temps. En l’an 2093, comme Marcel Moussette en 2012, un membre de mon ascendance pourrait-il, cent ans après sa prise, découvrir cette photo de famille ? Pourrait-il, voudrait-il essayer d’y trouver un sens ? Si oui, je souhaiterais que cet arrière-arrière-arrière petit-fils ou petite-fille sache broder une histoire tout aussi passionnante et crédible que celle racontée ici.


imagiNation: l’autre Salon du livre ou Salon du livre de l’Autre

Du 11 au 15 avril, au Centre Morrin dans le Vieux-Québec, en même temps que le Salon international du livre de Québec, s’est tenu un autre événement littéraire : « imagiNation : Writers’ Festival/Festival d’écrivains ».

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Pendant quatre jours, le public anglophone et anglophile de Québec a eu l’occasion de rencontrer et d’écouter, dans un lieu chargé d’histoire et dans un milieu convivial et détendu, une douzaine d’auteurs de langue anglaise, tous ayant des liens avec le Québec.

D’abord, il y a eu Paul Almond qui a prêté son nom et sa réputation au Festival en acceptant de servir comme président d’honneur. L’octogénaire d’origine gaspésienne (Shigawake) dont la carrière au Canada (CBC-Toronto), en Angleterre (BBC) et aux États-Unis (Hollywood) a connu un franc succès a épaté la galerie avec ces petites histoires glanées à travers le temps et l’espace.

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Reçu à l’Ordre du Canada en 2001, Almond travaille depuis à la rédaction de ce qu’il appelle la Saga des Alford (Alford Saga), huit livres de « faction »–comme il dit, mélange de fiction et de fact (faits)—basés sur l’histoire de ses ancêtres. Pour l’instant, il en a trois de publiés : The Survivor, The Deserter et The Pioneer. À venir cinq autres ouvrages situés géographiquement en Gaspésie, sur la Basse-Côte-Nord, en Afrique du Sud (la guerre des Boers), en Europe (Première Guerre mondiale) et au Canada (crise économique des années 30, premières années de la CBC, développement de l’industrie du cinéma et du ballet canadien).

Almond espère vivre assez longtemps pour assister à la publication du huitième volume en 2015! Faisant sourire l’assistance composée largement de jeunes cégépiens que le vieil Almond a traité de « doodles », il remémorait son mariage tempétueux avec la comédienne québécoise (canadienne-française aux dires de Paul Almond), Geneviève Bujold, et celui, plus calme, des 36 dernières années avec une femme à laquelle il doit la Saga des Alford—parce que celle-ci l’avait encouragé, en raison d’une santé chancelante, de quitter le milieu très exigeant du cinéma pour reprendre la plume qu’il avait abandonnée un demi-siècle plus tôt. Aujourd’hui, Paul Almond partage son temps entre Malibu, en Californie, et Shigawake, en Gaspésie, où le cimetière l’attend, … mais le plus tard possible.

Deux autres gros canons de la parole écrite, Rick Salutin, actuel chroniqueur au Star de Toronto, congédié en 2010 par le Globe & Mail, et le romancier Neil Bissoondath.

Il y a 40 ans, Salutin rêvait de devenir écrivain et pour le faire, a choisi de s’installer dans le Vieux- Québec (rue Sainte-Ursule), l’idée étant d’y trouver de l’inspiration. Peut-être en a-t-il trouvé, car il est devenu un important porte-parole de la Gauche au Canada anglais, se combattant fort à la fin des années 80 contre le projet de libre échange du gouvernement Mulroney. Dans le cadre du Festival, Salutin faisait connaître son plus récent ouvrage Keeping the Public in Public Education. Pour l’écrire, l’auteur avait passé un temps considérable en Finlande où le système d’éducation, basé sur la gratuité, du début jusqu’à la fin, est vraisemblablement le meilleur au monde. Dans un contexte québécois où une partie importante de la population estudiantine est en grève depuis dix semaines, son discours tombait pile.

De plus en plus connu à Québec où il réside depuis plus de 15 ans, Neil Bissoondath est l’auteur de six romans : A Casual Brutality, The Innocence of Age, The Worlds Within Her, Doing the Heart Good, The Unyielding Clamour of the Night et The Soul of All Great Designs dont la plupart sont disponibles en traduction française. En 1994, avec Selling Illusions, qui se veut une critique sévère à l’endroit du multiculturalisme canadien, Bissoondath a secoué les fondements de cette vache sacrée canadienne. Dans le cadre d’un cours de géographie sociale et culturelle à l’université Laval, je me suis déjà servi de la version traduite de ce livre (Le Marché aux illusions) comme document de base.

À l’occasion de sa prestation au Festival, Bissoondath a fait une première lecture publique d’une nouvelle qui, lors de sa parution, va en surprendre plus d’un—surtout des Français et Juifs.

Le Montréalais d’origine américaine (Chicago), David Homel, au Québec depuis 1980, a fait un clin d’œil à son nouveau livre, Midway, mais a discuté surtout des différents défis rencontrés lors de la transformation des écrits et des idées en films documentaires. Il a porté un regard surprenant sur la situation des groupes linguistiques et culturels de la métropole soulignant l’absence de conflits…du moins comparée à d’autres régions du globe comme la Bosnie qu’il connaît bien.

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Un moment fort du Festival s’est produit quand deux jeunes écrivains montréalais, Dimitri Nasrallah et Glen Rotchin ont partagé le micro en présence de la tout aussi jeune journaliste de la CBC à Québec, Angelica Montgomery qui s’était donné la peine de bien lire le nouveau roman de chacun des auteurs avant d’animer la séance. Par conséquent, elle a su poser des questions qui ont fait ressortir les points de vue divergents sur Montréal comme lieu d’appartenance qu’apportent Niko et Halbman Steals Home. Dans le premier cas, Nasrallah explore l’expérience d’un jeune Libanais qui arrive au Canada à l’âge de 11 ans et qui doit composer avec cette ville étrange et étrangère. Par contre, Mort Halbman, sexagénaire juif, personnage créé par Rotchin, est né à Montréal et s’y sent bien. Il n’est pas issu des quartiers rendus célèbres par Mordecai Richler, mais plutôt de ceux de la nouvelle génération de Juifs, Côte-Saint-Luc, Notre-Dame-de-Grâce et Hampstead. La lecture en parallèle de ces deux romans permet de tester l’hypothèse selon laquelle « there is no place like home/il n’y a rien comme chez soi », thème de la table ronde.  

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La blogueuse littéraire Julie Wilson, autrement connue sous le nom de BookMadam, profitait de la tribune pour faire la promotion du voyeurisme littéraire tel qu’élaboré dans son nouveau livre, Seen Reading. Accompagnée de Miguel Syjuco, Montréalais d’adoption depuis 2009, dont le premier roman, Illustrado, dresse une impressionnante fresque politique et familiale de son pays d’origine, les Philippines, ils ont fait part à l’auditoire des écueils et des défis auxquels font face les jeunes auteurs.

Pour clore le Festival sur un ton festif, la chanteuse folk, Mary Beth Carty, celle qui avait pendant cinq ans fait partie à Québec du groupe Bette et Wallet, était arrivée la veille par train d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse, afin d’interpréter en scots et en anglais quelques-unes des 400 chansons écrites par le barde écossais tant aimé, Robert Burns.

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Fréquenter les auteurs au Salon international du livre de Québec n’est pas de tout repos. L’événement est devenu tellement gros ! En revanche, participer à l’autre Salon du livre ou au Salon du livre de l’Autre fournit l’occasion non seulement de baisser de régime , mais de découvrir l’Autre sous un angle nouveau et agréable.