Héritages francophones, enquêtes interculturelles : enseigner la Francophonie [aux États-Unis]

Aux presses de l’université Yale, on publie des livres en français. La preuve, ce nouveau manuel scolaire intitulé Héritages francophones: enquêtes interculturelles, mené à terme en 2010 par Jean-Claude Redonnet, angliciste émérite à la Sorbonne, sa conjointe, Julianna Nielsen, éditrice à Sloane Intercultural, Ronald St. Onge, professeur de français au Collège de William and Mary et Susan St. Onge, professeur de français à l’université Christopher Newport.

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Il s’agit d’un trésor d’informations sur la Francophonie ventilées sous l’angle de la francophonie états-unienne. L’originalité de l’ouvrage réside dans sa tentative de présenter en profondeur et de manière succincte, pour les étudiants de niveau universitaire aux États-Unis, un aperçu de la multiplicité de cultures francophones présentes sur leur propre territoire national. Ce livre reflète la préoccupation grandissante, dans les départements de langues des universités américaines, d’un enseignement du français comme langue internationale parlée à travers le monde et non plus comme manifestation de la langue, de la littérature et de l’histoire de la France. Ce souci de diversité et d’inter culturalité répond aux besoins d’une pédagogie multiculturelle devenue essentielle pour apprécier à sa juste valeur la société américaine contemporaine et pour contribuer à la compréhension, voire à la résolution de conflits partout. Si Héritages francophones satisfait aux objectifs de ses concepteurs, ce n’est toutefois pas un livre qui contribue à saisir la Franco-Amérique telle que nous l’avons conçue dans trois ouvrages publiés ces dernières années :

Du continent perdu à l’archipel retrouvé : le Québec et l’Amérique française (Québec : Presses de l’université Laval, 1983 et 2007);

Vision et visages de la Franco-Amérique (Québec, Éditions du Septentrion, 2001);

Franco-Amérique (Québec : Éditions du Septentrion, 2008).

D’ailleurs, les auteurs de ce beau livre de 320 pages, illustré abondamment de photos en couleur, de graphiques, de cartes, de tableaux chronologiques et d’encarts, n’en font aucune mention bibliographique! Bien que le regard porte sur les États-Unis, l’approche est davantage « hexagonale » que nord-amércaine. Contrairement aux trois foyers nord-américains sur lesquels nous rebattons depuis tant d’années (Laurentie, Acadie et Louisiane), ici la France serait foyer de la francité aux États-Unis.

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Trois foyers de la Franco-Amérique, d’après Louder et Waddell

Même si les auteurs d’Héritages francophones prétendent (p. 8) qu’il n’est pas aisé, ni réaliste de localiser une présence francophone aux États-Unis, nous avons quand même essayé de le faire.

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De leur côté, ils nous présentent une carte avec flèches en trois couleurs, qui résume des flux migratoires internationaux en trois temps. Elle se veut une « représentation d’une dynamique francophone » vers les États-Unis. Elle complète joliment notre conceptualisation de la Franco-Amérique, surtout en ce qui a trait à la migration internationale.

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Conceptualisation de la Franco-Amérique, d’après Louder et Waddell

Héritages francophones est divisé en sept chapitres ou enquêtes :

1.    Acadiens et Cadiens : cousins du sud et du nord

2.    Les Franco-Américains : Des champs aux usines

3.    Haïtiens, nos voisins, nos frères en liberté

4.    Les Vietnamiens, une Francophonie asiatique éprouvée par les guerres

5.    Les Francophones du Machrek et du Maghreb : le dialogue des cultures

6.    Les Francophones africains : la présence noire

7.    Les Français : la permanence d’une présence

Chacun s’organise au tour de quatre points : (1) le « patrimoine » où est contenu l’essentiel des informations sur la région et sur des thèmes abordés; (2) les « liens francophones » qui sortent l’étudiant de la région à l’étude et l’emmènent vers le monde Francophone d’où proviennent les Franco-États-Uniens dont il est question; (3) les « activités d’expansion » qui permettent d’évaluer le niveau de compréhension et de creuser plus profondément la matière; (4) les « pistes de recherche » qui invitent l’étudiant à aller plus loin en lui suggérant des lectures, des sites internet et des problématiques à explorer.

Le chapitre 1 comporte deux aspects agaçants. D’abord, l’emphase mise sur le mythe d’Évangeline qui implique que les Cadiens sont tout bonnement des Acadiens, victimes de la Déportation de 1755, qui se sont transportés en pays chaud où ils ont su s’adapter et créer un nouveau genre de vie, ce qui n’est que partiellement vrai, car tout en s’adaptant, ils ont pu intégrer dans leur collectivité des Allemands, des Hispaniques, des autochtones, des Canadiens, des Français, voire des Américains! Le phénomène de métissage et la présence de francophones de couleur sont effleurés à peine. Ensuite, la simplification de l’étiquetage de la population du nord du Maine en tant qu’Acadien. Oui, « Acadian » est d’usage, mais pas dans le même sens qu’ailleurs, car la population du Grand Madawaska est quand même un amalgame de populations d’origines acadienne et québécoise. L’emploi du qualificatif « Acadian », dans la Vallée du Haut Saint-Jean, constitue davantage une tentative des habitants de se distinguer de la multitude d’immigrants canadiens-français qui se ruaient à l’époque vers les centres urbains du sud du Maine, tels Lewiston-Auburn, Biddeford-Saco, Rumford, Waterville…

Le déséquilibre entre le chapitre 1 et le chapitre 2 est frappant! Dans le premier, la part consacrée à l’Acadie (liens) dépasse celle consacrée à la Cadie (patrimoine). Dans le deuxième, 30 pages sont consacrées aux Franco-Américains (patrimoine) et cinq à la mère patrie (le Québec). Deux sous-titres bien en évidence sur les cinq pages : « Le Québec et le Canada francophone » et « Le gouvernement fédéral du Canada et le bilinguisme ». Étant donné le rôle du Québec comme plaque tournante de la Franco-Amérique, le lecteur est en droit de poser des questions sur le peu de place qui lui est réservée!

S’il y a un élément qui marque la Franco-Amérique contemporaine, c’est l’émergence de l’axe géographique qui relie Port-au-Prince, Miami, New York et Montréal. Dans le chapitre 3, il n’en est pas question. Ici, il y a peu de différence entre « patrimoine » (la partie consacrée aux Américains d’origine haïtienne) et « liens » (Haïti).

Les chapitres 4, 5 et 6 sont tout aussi intéressants qu’inattendus. Le drame des Vietnamiens, marqués par la colonisation française et les guerres contre le colonisateur et l’envahisseur américain est évoqué et la réussite de ceux se rendant aux États-Unis, après la chute de Saigon, est notée. Depuis le 11 septembre 2001, les Arabes américains, dont beaucoup sont originaires de pays faisant partie de la Francophonie, portent le poids des actes terroristes perpétrés ce jour-là. L’aspect le plus captivant de l’enquête sur les ressortissants d’Afrique, que les auteurs qualifient de « francophonie américaine anonyme », est leur rencontre avec des communautés noires américaines.

Le chapitre 7 pourrait mieux s’intituler « Les Huguenots et les autres ». La présence en sol américain de ces Protestants issus d’une France favorable au catholicisme a coloré la trame culturelle de la côte de l’Atlantique depuis la Virginie jusqu’en Floride en passant par les Carolines. Plus tard, aux XIXe siècle, la France déversait en Amérique un grand nombre de ces idéalistes et anarchistes qui se sont essaimés depuis la Pennsylvanie jusqu’en Iowa, et puis au Texas, en passant par les terres abandonnées des Mormons à Nauvoo, en Illinois.

Dans la mosaïque des francophonies états-uniennes que nous présentent Redonnet, St. Onge, St. Onge et Nielsen, il existe un grand absent. Pourquoi ne pas avoir inclus une enquête sur les Métis, les bois brûlé, la nouvelle nation—les « rois des montagnes et des prairies », autant aux États-Unis qu’au Canada. Sans eux, l’Amérique ne serait pas l’Amérique; sans eux les États-Unis ne seraient peut-être même pas!

Au final, Redonnet et ses collaborateurs s’interrogent sur l’avenir de la Francophonie aux États-Unis, sur l’œuvre des héritiers. En évoquant deux « R », responsabilités et réseaux, les auteurs d’Héritages francophones, sans le savoir, font appel au nouveau Centre de la Francophonie des Amériques qui a pignon sur rue à Québec. Sa mission est justement de faire la promotion et la mise en valeur d’une francophonie porteuse d’avenir dans le contexte de la diversité culturelle. Dans le cadre de ses activités de promotion, de formation et d’enrichissement, le CFA tiendra, du 7 au 17 août 2010, à Moncton, au Nouveau-Brunswick, son deuxième Forum des Jeunes ambassadeurs auquel sont conviés soixante Franco-Amériquains (francophones des Amériques), âgés de 18 à 35 ans. Parmi les conférenciers qui s’adresseront aux Ambassadeurs deux moins jeunes, Jean-Claude Redonnet et l’auteur de ces lignes.


Le Fransaskois, Joey Tremblay, se produit à Québec

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Le soir du 10 juin, la foule se dirigeait vers le Carrefour international de théâtre de Québec assister à la pièce « Elephant Wake », écrite et interprétée par Joey Tremblay, originaire du minuscule village fransaskois de Sainte-Marthe. Annoncée comme une « pièce en anglais parsemée de français », elle se jouait pour la première fois devant un public majoritairement francophone, après avoir été relativement bien reçue dans l’Ouest et à Ottawa. En Saskatchewan, province natale de l’auteur, la réception fut mitigée car certains n’ont pas apprécié s’être représentés par un personnage du nom de Jean-Claude, 77 ans et légèrement déficient, qui se souvient de l’époque où son village de Sainte-Vierge était un hameau francophone florissant et les membres de sa famille se comptaient par douzaines. Avec les années, Jean-Claude, bâtard dont la mère décède à sa naissance et dont personne n’ose parler du père, un Anglo du village voisin, Welby, qui prospère aux dépens de Sainte-Vierge, voit sa lignée se décimer et ses amis s’exiler et s’assimiler.

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Spectacle solo aux allures de récit de vie, « Elephant Wake » se présente comme la douloureuse plainte d’un survivant témoin de la perte de sa culture et de la lente disparition de son mode de vie. Avec humour et tristesse, avec force et sensibilité, Jean-Claude fait revivre les êtres qu’il a côtoyés tout au long de sa vie: Tit-Loup le Métis, son ami d’enfance qui finira par mourir ivrogne dans un quartier malfamé de Régina; mémère et pépère qui l’élèvent et qui lui permettent de lâcher l’école pour de bon en troisième année sous prétexte que pépère à besoin de lui sur la ferme, alors que la vraie raison est le mépris à son égard de la maîtresse d’école à Welby où il doit s’exiler, comme tous les enfants, après la fermeture de la petite école du village et où ils n’ont pas le droit de parler leur langue; le curé du village qui l’entraîne à chanter en latin à la Grand’messe et à psalmodier la « Minuit Chrétiens » à l’occasion de Noël, son oncle Élie qui est l’amant d’un Métis rude et « marmotteux » et qui roucoule les chansons de Piaf.

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Dans un univers scénographique fantasmatique, Jean-Claude se fait le gardien de l’esprit de son village. Comme les éléphants qui n’oublient rien et qui caressent des ossements des leurs, le survivant de Sainte-Vierge veille sur ce qui était, d’où le mot « wake » (veillée) dans le titre. Le jeu des voix sur plusieurs registres et le « switchage » de langues—entre l’anglais fortement accentué à la canadienne-française et ponctuée de jurons appropriés et le français des Canayans du terroir—sont réalisés avec brio. Ça frise la magie et ça sent le désarroi!

Plus qu’une simple histoire d’une famille ou d’une région, plus qu’un autre récit sur les deux solitudes canadiennes en conflit, « Elephant Wake » rejoint d’autres thèmes plus universels. Tel que mentionné par l’auteur dans le fascicule distribué à la porte : « Ce que je souhaite partager avec les spectateurs, c’est l’expérience viscérale du conflit entre la mémoire et la réalité, entre la stagnation et le changement, entre la préservation de la culture et le darwinisme culturel ». En fait, l’œuvre de Joey Tremblay constitue une critique sévère de la société de consommation telle que nous la vivons.

Qu’est-ce que ce Tremblay a retenu de cette première présentation de sa pièce devant un public de langue française? Beaucoup de choses, d’après l’échange que nous avons eu avec lui à la suite de ce one-man-show d’une durée de 95 minutes ! D’abord, il s’est surpris de sa capacité d’improviser et d’aller beaucoup plus loin en français qu’il ne le pensait possible, lui qui ne parlait pas l’anglais avant l’âge de huit ans et qui ne parle quasiment que cela depuis (ce qui rappelle Jack Kerouac). Ensuite, son propre rajeunissement : « quand je viens à Québec, je me sens plus jeune ». Enfin, l’écoute intense de son auditoire : « vous écoutez davantage, vous réagissez plus, you were experiencing the play, not observing it », dit-il.

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L’une des intervenantes de la salle voyait en Joey Tremblay un nouveau Sol, car ses drôleries sur des sujets sérieux font penser à l’œuvre de Marc Favreau. Quant à moi, je ne pouvais m’empêcher, tout au long de la soirée, de me rappeler Sainte-Maria-de-Saskatchewan, autre village fictif, raconté avec tant d’ingéniosité dans La traversée du continent par l’autre Tremblay—Michel de son prénom (voir billet du 28 décembre 2008). Si ce n’est déjà fait, ces cousins lointains, Joey et Michel, auraient intérêt à se lire, à se raconter, à se rencontrer !


« L’Affaire Corrigan » et une balade du côté du « Pays des mines et des lacs »

La Literary and Historical Society of Québec, fondée en 1824, constitua la première société savante au Canada. Sa magnifique bibliothèque est située au cœur du Vieux-Québec dans l’édifice du Centre Morrin (44, Chaussée des Écossais, en arrière de l’église presbytérienne St. Andrew’s).


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Le lundi 17 mai dernier y fut prononcée par Steve Cameron, de Sainte-Agathe-de-Lotbinière, une conférence percutante sur « l’affaire Corrigan », ce meurtre commis entre Irlandais catholiques et protestants implantés, au cours des années 1820, par les Britanniques, dans le cadre de leur politique d’encerclement des Canadiens français, sur le flanc des Appalaches et sur la frange méridionale des seigneuries. Le crime se produit le 17 octobre 1855. La quête du meurtrier et le procès qui s’ensuivit secouèrent la bonne société de Québec et répercutèrent jusqu’à Ottawa, John A. Macdonald sachant en tirer profit pour hausser sa cote.

Aujourd’hui, compte tenu de l’importance de l’amiante à proximité, la région où ces événements eurent lieu s’affiche, à des fins touristiques, comme le « pays des mines et des lacs ». Plusieurs de ses villages longent l’ancien chemin Craig (route 269) : Saint-Patrice-de-Beaurivage, Saint-Sylvestre, Saint-Jacques-de-Leeds, Kinnear’s Mills et Saint-Jean-de-Brébeuf. La présence des premiers habitants est à peine perceptible de nos jours, sauf dans les cimetières anglo-protestants, comme le Parkhurst, à Saint Patrice ou celui des Méthodistes à Leeds ou celui de Bullard Brook à Saint-Jean-de-Brébeuf.


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Centre patrimonial, Saint-Jacques-de-Leeds


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Centre patrimonial, Saint-Jacques-de-Leeds


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Cimetière protestant de Bullard Brook

À Kinnear’s Mills, la diversité confessionnelle de la petite population d’origine se manifeste encore par ses temples, situés côte à côte le long de la rue des églises, artère principale de ce hameau comptant 360 âmes. Ces bâtiments témoignent de l’importance autrefois de Kinnear’s Mills comme centre institutionnel et religieux, en plus d’être un centre industriel à cause de son moulin.


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Église anglicane


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Église catholique


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Église unie, de loin et de près


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Église méthodiste.

Des quatre églises, seules celle des Catholiques et celle de l’Église unie, anciennement l’église presbytérienne et aujourd’hui une amalgame de plusieurs traditions protestantes, sont actives.


Satori à Québec

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Soirée magique le 19 mai au Théâtre Petit Champlain. Après 13 ans d’absence, l’homme invisible était en ville! Évidemment, je fais allusion à Patrice Desbiens, revenu une fois de plus dans la ville qui, pour lui, équivaut Paris. Je l’entends encore, s’adressant à mes étudiants à l’université Laval, en 1988, inscrits au cours « Le Québec et l’Amérique française », dire : « Quand tu viens de Sudbury, Québec, c’est Paris! »

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Dès sa parution en 1981, L’homme invisible / The invisible man consacre Desbiens comme l’une des voix majeures de l’Ontario français, et L’homme invisible comme métaphore du « minoritaire francophone dans la réalité canadienne » : d’un côté, il est Franco-Ontarien, tandis que, de l’autre, he is French-Canadian. Vingt-neuf ans, après sa parution, cette œuvre magistrale de Patrice fut sortie des boules à mites pour « combattre » à l’émission de Christiane Charrette, contre Le Survenant (Germaine Guèvremont), Cantique des Plaines (Nancy Huston), Comment devenir un ange (Jean Barbu) et—hélas—L’énigme du retour (Dany Laferrière) ? Comment espérer en sortir gagnant en cette année marquée par la tragédie du séisme à Port-au-Prince et par les succès littéraires qui se multiplient chez le principal porte-parole d’Haïti au Québec ?

Dans l’un de ses derniers romans, Sartori à Paris, avant d’être emporté par les démons qui le possédaient, Jack Kerouac raconte la quête de son héritage en France, d’où le titre choisi par les organisateurs du spectacle qui ramènerait dans la ville de Champlain un de ses fils spirituels : « Satori à Québec : les mots de Patrice Desbiens ». Dans un premier temps, « les mots » furent lus avec brio par un triumvirat de personnalités étiquetées « ses cascadeurs de l’amour » : Isabelle Blais, Nathalie Lessard et Alix Renaud, accompagnées d’un quartette de jazz de haut calibre comprenant Normand Guilbeault à la contrebasse, Vincent Gagnon au piano, Jean Derome aux flûtes et saxophones et Claude Lavergne aux percussions. Après l’entracte, Blais revint dans une véritable tempête de textes, les uns exprimés avec autant d’émotion que les autres, toujours sur un fond sonore provenant du quartette.

Enfin, le moment tant attendu, l’imprésario, Simon Couillard présente l’invité d’honneur qui monte modestement sur les planches. En lisant ses poèmes—des anciens comme des plus récents—et en badinant à la franco-ontarienne, tantôt en français, tantôt en anglais, avec les membres du quartette et avec ses « fans » dans la salle, Patrice garde l’auditoire dans le creux de sa main pendant une trentaine de minutes.

À la fin, la foule en délire demande l’homme invisible en rappel. L’homme fragile revient ! Autre moment magique avant de quitter la maison de la chanson et de réemprunter la rue illuminée du Petit Champlain, plus vieille rue en Amérique, dit-on !

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Dictionnaire d’une langue qui meurt?

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Voilà la question un peu sournoise qu’un collègue québécois m’a posé en feuillant le tout nouveau Dictionary of Louisiana French as Spoken in Cajun, Creole and American Indian Communities, publié ces jours-ci à la Presse universitaire du Mississippi. Tout de suite m’est venu à l’esprit la remarque de Zachary Richard au sujet de son cher voisin, Barry Ancelet , parue à la page 12 de Vision et Visages de la Franco-Amérique. Ancelet aurait dit, en parlant de ce vieux cadavre de la culture cadienne : « chaque fois qu’on s’apprête à fermer son cercueil, il se lève pour demander une autre bière! »

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Résilience! Mot qui décrit si bien les cultures francophones du sud de la Louisiane, qu’elles soient d’origine acadienne, canadienne, antillaise, française, allemande, ibérique, autochtone ou un mélange de tout cela! Ce dictionnaire tant attendu témoigne non seulement de la résilience de la Louisiane française, mais de son originalité et de son savoir-faire. Pour en faire l’utilisation maximale, il vaut mieux posséder de bonnes connaissances de la langue anglaise, car il s’agit, avant tout, d’un dictionnaire destiné à un peuple francophone qui ne lit pas le français et qui s’est souvent fait dire que sa langue était une aberration, un dialecte bâtard, un français appauvri…voire pourri! Son existence aujourd’hui relève du miracle!

La dédicace de l’œuvre à la mémoire de Richard Guidry (voir chronique du 28 juillet 2008) souligne l’objectif principal de ce dictionnaire qui est de contribuer, sinon d’assurer, la pérennité de Louisiana French et sa transmission aux générations montantes. En second lieu, à mon avis, il s’agit de faire valoir au monde entier la richesse de cette langue menacée.

Le dictionnaire est divisé en deux parties : (1) Louisiana French-English, pp. 1-665; (2) English-Louisiana French Index, pp. 667-892. Pour aider les anglophones à prononcer correctement le français louisianais, un guide à la prononciation constitué de symboles phonétiques classiques est fourni. Pour les francophones non puristes, la prononciation ne pose pas problème! Pour ceux et celles qui connaissent la Louisiane française, ce qui est particulièrement intéressant dans la première partie c’est un code de localisation se trouvant à la fin de chaque entrée. Celui-ci indique la source géographique, selon la paroisse, ou livresque du terme ou de l’expression, car, comme partout en francophonie, au Québec comme en France, il existe en Louisiane des variations régionales importantes. Soyons clair! Il ne s’agit pas simplement, dans la partie I, de donner l’équivalent en anglais d’un mot en français. Au moins une expression en français accompagne chaque entrée. À titre d’exemple : le doux mot « becquer ».

Becquer : I. v. tr. 1. To peck . Ils ont des bec croches! Ça peut pas becquer. They have crooked bills! They cannot peck.. 2. To kiss. Il a becqué sa belle droit là devant tout sa famille. He kissed his girlfriend right there in front of his whole family. II. se becquer v. pron. 1. To kiss each other. Dans le vieux temps, ça pouvait pas se becquer comme asteur. In the old days, they couldn’t kiss each other like now. 2. To preen (of a bird) L’oiseau se becquait sur la branche. The bird was preening itself on the branch.

Des milliers et milliers de mots contenus dans la partie I du dictionnaire, prenons-en juste 10 en abrégé pour illustrer la richesse de ce que nous avons sous la main.

Bouquer : to refuse, back down. Il bouque pas sur l’ouvrage. He doesn’t refuse work; se bouquer : to pout, sulk, get peeved. Il est bouqué après moi. He’s angry with me.

Dégoter : to unstop, unclog, free of a blockage. Dégoter une tondeuse, une machine à coudre. To free up a sheep sheer, a sewing machine; to clear (unclog) one’s throat. Donne-moi de l’eau, j’ai besoin de me dégoter. Give me some water, I need to unclog my throat.

Folerie : madness, craziness, foolishness, folly. Un coup de folerie. A fit of madness. C’est par pure folerie qu’il fait ça. He did that out of sheer madness; joking, silly, bantering. Avoir une (graine de) folerie pour, to be crazy about. Il a une folerie pour les chevaux. He’s crazy about horses.

Jurement : curse, profanity, curse word. Les Cadiens sont des spécialistes dans les jurements en français (N.B. Les Québécois sont des spécialistes dans les sacres en français). Cajuns are specialists in swearing in French. Un jurement à tous les seconds mots elle dit. A curse word every other word that she says.

Nasonner : to grumble. A nasonne, alle est pas content. She’s grumbling, she’s not happy.

Pimpette : drubbing, severe beating. Il a foutu une pimpette à son beau-frère. He gave his brother-in-law a severe beating.

Pimper : to drink alcohol. Il peut pimper lui. He certainly can drink a lot.

Querellailler : to nag. Ma femme est tout le temps après me querellailler. My wife is always nagging me; to quarrel, fuss argue continuously or repeatedly. Ils estiont après querellailler entre eux-autres quand Mame a mis son pied par terre. They were kind of quarrelling among themselves when Mom put her foot down.

Sourge : soft, light, fluffy Le secret de faire des poutines sourges, c’est de les cuire doucement et couverts.. The secret of making fluffy puddings is to cook them slowly and covered; du pain sourge, soft bread; le gâteau est sourge, the cake is soft.

Vulière : clear, évident, apparent, obvious. Tes enfants mangent bien?—mais c’est vulière. Tu sais pas comment ils sont gros et gras? Do your children eat well? Don’t you see how portly they are?

La deuxième partie du dictionnaire n’est pas sans intérêt pour les francophones qui prétendent ne pas assez connaître l’anglais pour s’en servir. Au contraire! Prenons un petit exemple, le mot « talk ».

Talk : causer, charlanter, charrer, converser, jabloter, parler. Talk about : parler de (dessus,/après/pour). Talk deliriously : déparler. Talk endlessly : parle à l’en plus finir, radoter. Talk excessively : bagueuler, battre sa gueule, cacasser. Talk excitedly : faire des (grands) hélas. Talk idly : ramancher. Talk meaninglessly : rachanter. Talk much : quiaquer. Talk randomly : battre la berloque. Talk silly : blaguer, dire des bêtises (farces). Talk unintelligently : baranquer. Talk wildly : battre la beroque. Talk a lot : charader, flafla, parler un tas, pas avoir sa langue dans la poche. Talk bad about : médire. Talk to oneself : se parler. Talk too much : avoir la langue trop longue, se noyer dans son propre crachat. Talk without restraint : avoir le filet coupé. Talk behind someone’s back : parler en dessous. Talk endlessly about something : en faire tout un chapitre. Talk too much about nothing : en flanquer. Talk on and on : chanter des midis à quatorze heure. Talk in a senseless manner : fifoler. Talk in rapid staccato fashion : parler comme du tac-tac. Talk to in a soothing way : emmioler. Talk at top of one’s voice : parler à tue-tête/parler à pleine tête. Talk on without coming to the point : se noyer dans son propre crachat. Talk loudly and endlessly to the point of beinng annoying : tapager. Refuse to talk : se bouquer après. Nothing more to talk about : au boute de la boute. One who talks a lot : causard. One who talks too much : radoteur. Not know what one is talking about : être pas aux noces. One who talks much but does little : gros parleur, ti faiseur.

S’il fallait donc que le français louisianais meure, ce serait une maudite belle mort, car ce livre qui en témoigne est magnifique, digne de se retrouver dans la bibliothèque de tous ceux et celles qui aiment la langue de chez nous et qui la chantent avec Yves Duteil (http://www.youtube.com/watch?v=j3_SWk0xe-E).

À 38 piastres, il n’est pas cher!