Duplessis a le dos large. Son nom est encore revenu sur le tapis dans le débat sur la présence d’un crucifix à l’Assemblée nationale depuis 1936. « Cette décision de Duplessis n’est pas fortuite, a écrit un historien dans le Devoir du 27 janvier dernier : elle est réfléchie et correspond au désir du nouveau gouvernement d’effectuer un virage dans les relations entre l’Église et l’État québécois. Duplessis veut montrer qu’il se distingue des gouvernements libéraux antérieurs en étant davantage à l’écoute des principes catholiques ». C’est évidemment le coupable. Au premier degré en plus, comme on dit au prétoire. Et il aurait récidivé au Salon rouge. L’affaire est jugée, mais n’est-elle pas préjugée ?
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Il y avait un autre suspect : Albiny Paquette, médecin, député de Labelle et ministre dans le premier cabinet Duplessis. Dans ses mémoires publiées en 1977 (Soldat, médecin, maire, député, ministre : 35 années à la législature de Québec), le docteur Paquette dit avoir donné, quelques jours après son assermentation comme secrétaire de la province (soit le 26 août 1936), « instruction de placer des crucifix au-dessus des fauteuils du président de l’Assemblée législative et du Conseil législatif » ; le député de Labelle aurait aussi, dans un discours à la Chambre, expliqué qu’il voulait par ce geste « donner aux valeurs spirituelles et religieuses l’importance qui leur revient dans notre société chrétienne ».
Un avocat de la défense saurait utiliser ce témoin important, qu’on ne peut plus contre-interroger, mais sa confession soulève plusieurs doutes. De quel droit aurait-il donné des « instructions »? Le Parlement est encore relativement autonome en 1936 (on n’est pas en 1956…) ; l’Assemblée législative a un président qui administre l’institution, avec trois ministres désignés par le Conseil exécutif, et Paquette n’est pas du nombre. Du point de vue matériel, l’Hôtel du Parlement est géré par les Travaux publics, ce qui n’est pas la responsabilité de monsieur Paquette non plus. Enfin, un ministre aurait été bien mal avisé de donner des instructions à un Conseil législatif plutôt indépendant de nature et surtout très majoritairement libéral après 40 ans de régime rouge ! En octobre 1936, Duplessis n’y avait que deux appuis sûrs : le président Alphonse Raymond, qui vient justement d’entrer au Conseil, le Thomas Chapais, qui s’y trouve depuis 1892.
Par ailleurs, le discours que le député de Labelle prétend avoir prononcé est introuvable dans les débats parlementaires reconstitués (il n’y avait pas de verbatim à l’époque) ; s’il a fait un discours à ce sujet au début de la session d’octobre 1936, aucun journaliste n’en a parlé, même dans La Voix du Nord, l’hebdo de son coin.
Paquette aurait certes été du genre à accrocher des crucifix. En 1936, il est sur le point de récolter des honneurs qui couronnent une carrière entreprise au Proche-Orient avant la Grande Guerre et qu’on ne donne pas aux mécréants : décoration de l’Ordre latin, croix de Jérusalem, grand-croix de l’Ordre équestre du Saint-Sépulcre, croix d’or de Saint-Jean-de-Latran, etc. Mais se serait-il attribué un mérite à la place de son chef : n’est-ce pas inconvenant ? Faut-il plutôt penser que le bon docteur de Mont-Laurier s’est emmêlé dans ses souvenirs quand il a écrit ses mémoires peu de temps avant sa mort, à près de 90 ans ?
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Au lendemain de l’ouverture de la session d’octobre 1936, les médias ne font pas un plat de l’apparition d’un crucifix dans la salle des séances. La plupart des journaux en traitent comme ils parlent de la nouvelle couleur du ruban qui décorait le discours du trône. Une mention sans émotion. Le Nouvelliste se démarque en plaçant la nouvelle en première page dans un encadré : « Pour la première fois dans l’histoire politique du Québec, le Christ présidera aux délibérations de l’Assemblée législative ». Le quotidien de Trois-Rivières attribue « ce geste de foi » à Duplessis, comme deux ou trois autres dont L’Action catholique qui précise qu’un crucifix a aussi été placé « dans la salle du Conseil exécutif […] à la demande de M. Duplessis » qui en a mis un dans son bureau. Il n’est pas question de la salle du Conseil législatif et, dans l’état actuel des recherches, on croit plutôt qu’un crucifix y a été installé un peu plus tard à la demande de Médéric Martin, cigarier de son état, ancien maire de Montréal, libéral en politique et surtout pas porté à servir d’exécutant pour Duplessis.
Aucun chroniqueur ne parle du docteur Paquette, mais plusieurs quotidiens rappellent que l’installation d’un crucifix fait suite à une intervention du député Nil-Élie Larivière, au cours de la session du printemps 1936. Né en Ontario, où il n’a pu étudier dans sa langue à cause du funeste Règlement XVII, Larivière s’est installé à Rouyn ; il a été colon, bûcheron, mécanicien, « voyageur de commerce », épicier, garagiste et finalement député de l’Action libérale nationale dans la circonscription de Témiscamingue. C’est lui qui « attache le grelot » pendant le débat sur le budget le 12 mai 1936 :
« Lorsque je suis arrivé [au Québec], je croyais que la province de nos ancêtres était gouvernée par des Canadiens français fidèles à leurs traditions. J’ai entendu nos amis de la droite parler de leur croyance, l’honorable premier ministre dire qu’il était le fils d’une sainte. Mais une chose m’a étonné. On reproche au premier ministre Anderson, de la Saskatchewan, d’avoir fait disparaître les costumes religieux dans sa province. Comment se fait-il – c’est ce qui m’a étonné – que dans un Parlement catholique, où le premier ministre proclame que sa mère était une sainte, qu’il n’y ait pas de crucifix au-dessus du fauteuil du président ? »
Pendant le débat sur le « discours du trône », le premier ministre Taschereau avait fait une longue profession de foi au cours de laquelle il s’était défendu d’être incroyant et de diriger un parti antireligieux. Taschereau avait longuement énuméré les gestes posés par le Parti libéral en faveur des institutions catholiques ; il était remonté jusqu’à la restitution des biens des jésuites par Honoré Mercier, en passant par sa propre participation aux congrès eucharistiques de Thetford Mines, Montréal et Chicago. Et il n’avait surtout pas manqué de rappeler un geste capital : « On nous a demandé de placer des crucifix dans toutes les salles d’audience des palais de justice et nous en avons mis ». Le docteur Paquette lui-même le soulignera à ses collègues au cours du débat sur le budget « En lisant les Comptes publics, je remarque que le gouvernement a acheté pour 7894$ de crucifix. C’est évidemment un gouvernement chrétien ».
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Le gouvernement Taschereau a donc mis des crucifix dans tous les palais de justice du Québec et Duplessis « a complété l’œuvre » des libéraux, comme l’écrit L’Action catholique le 8 octobre 1936. Le « virage » qu’on lui attribue n’a étourdi personne. Il s’agissait plutôt d’une accélération en ligne droite et « l’événement » est presque passé inaperçu. Le Clairon de Saint-Hyacinthe, qui appartenait à T.-D. Bouchard, alors chef de l’Opposition officielle et présumé chef de file de « l’aile radicale » du Parti libéral, n’a pas réagi. Le crucifix de 1936 ne dérangeait pas et les journaux l’ont traité comme s’il allait de soi : pour utiliser un terme à la mode, il était dans les normes.
2 réflexions au sujet de « Duplessis, le crucifix et le garagiste de Rouyn »
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Gaston, merci de ce rappel historique. Dans une province dont la devise est « Je me souviens », on se plaît à ignorer le passé, et on le répète, on le répète…
Merci pour ces précisions, Gaston.