Écrire pour être lu (et d’abord publié)

Le Bulletin d’histoire politique m’a fait l’honneur d’une recension de mon livre Un pays rebelle (Septentrion, 2023).

J’appréhendais les commentaires sceptiques sur l’appui de la Côte-du-Sud aux insurgés « bostonnais », ce qui constitue l’idée principale du livre. Aurais-je exagéré cet appui qui ne s’est quand même pas concrétisé par une prise d’armes massive, seulement une centaine de Sudcôtois s’enrôlant dans le régiment Hazen? Aurais-je oublié des sources ou des études pertinentes?

La recension n’en parle pas, ce qui porte à penser que mon ouvrage se tient. L’auteur s’intéresse en fait beaucoup à ce que je n’ai pas fait.

Ainsi, j’aurais dû analyser davantage les motivations et l’influence des seigneurs et contextualiser l’influence du clergé. Peut-être, dans la mesure où j’aurais eu des sources pertinentes sur les seigneurs et le clergé de la Côte-du-Sud, ce qui ne court pas les rues. Même chose sur le rôle des femmes, notamment les « reines de Hongrie » : les sources se résument malheureusement à quelques lignes du rapport Baby et parler des femmes engagées dans la Révolution française quinze ans plus tard n’aurait rien appris à mes lecteurs sur les femmes de Saint-Vallier, sauf peut-être l’étendue de mon érudition. Idem pour les études comparatives sur « la forme » des pétitions… Ça dépasse de loin l’objectif de mon ouvrage et ce que je souhaitais communiquer à mes lecteurs.

J’aurais écrit en conclusion que « le congrès s’est trop concentré sur l’organisation militaire et trop peu sur celle de l’organisation d’assemblées politiques [sic] ». J’ai plutôt emprunté à Mark R. Anderson (qui est dument cité) l’idée que l’organisation politique manquait sur la Côte-du-Sud où les leaders « ont mis toutes leurs énergies dans la dimension militaire de la rébellion ». Le Congrès n’y était pour rien.

Ce n’est pas dans l’ouvrage de Wilhelmy mais plutôt dans le Dictionnaire des souches allemandes et scandinaves au Québec de Kaufholtz-Couture et Crégheur (Septentrion, 2013) que ma section sur les mercenaires « pige largement », comme la recension le juge un peu cavalièrement. Et si, au contraire, je « cite légèrement » l’étude de Mayer sur le régiment Congress’s Own, c’est qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer pour mon livre qui ne porte pas sur ce régiment, mais sur les Sudcôtois qui s’y sont enrôlés.

Couverture-Rebelles

La recension constate que je cite abondamment le Journal de Baby, mais que « les renvois en bas de page semblent avoir été escamotés par endroit », ce qui veut probablement dire qu’elles ne sont pas assez nombreuses ou constantes. C’est voulu. Il ne faut pas se rendre malade avec les notes. La version imprimée de ce Journal consacre deux douzaines de pages à la Côte-du-Sud, chaque paroisse en ayant plus ou moins deux, par ordre géographique. Les très rares lecteurs (ce sont les plus délurés) qui voudront vérifier une citation sur une paroisse donnée s’y retrouveront facilement.

Je ne sais pas si l’auteur de la recension émet une opinion générale ou s’il vise spécifiquement mon livre quand il écrit en conclusion que l’histoire régionale serait davantage pertinente si « elle ne se contentait pas d’une plate description de sélections d’éléments tirés de sources disponibles intégralement en ligne ». Depuis quelques décennies, mon objectif est de documenter certains chapitres méconnus de l’histoire de la Côte-du-Sud au bénéfice des lecteurs de cette région, un lectorat restreint, dans cette région peu populeuse, mais fidèle et avide de connaissances. Sans salaire, sans subvention, sans assistant de recherche, sans approbation de quiconque, et surtout sans m’en plaindre, mais avec un horizon qui rétrécit. Mes livres ne s’adressent pas à la Faculté, à la confrérie, aux organismes subventionnaires qui réclament des professions de foi ou au Conseil des arts, qui se fiche d’ailleurs de plus en plus de l’histoire. Ils risquent donc de ne pas satisfaire les revues dites savantes. J’ai retenu le conseil que Jean Hamelin donna un jour, en séminaire,  à un doctorant qui se (et nous) perdait dans ses formulations théoriques alambiquées; je le cite, de mémoire, près de cinquante ans plus tard : « Vous trouvez que les livres d’histoire ne circulent pas? Encore faut-il écrire pour être lu. »

Lionel Groulx annulé

Dans Le Devoir du 18 novembre, un intéressant texte de Benoit Valois-Nadeau explique comment le « prix Lionel-Groulx » est devenu le « Grand Prix de l’Institut d’histoire de l’Amérique française », l’Institut ayant en quelque sorte « annulé » son fondateur en s’appuyant sur le souhait de 57,6 % des 85 répondants à une consultation en 2023. Sur 359 membres en règle, donc la moitié du quart.
Regroupant à l’origine (1948) de nombreuses sociétés d’histoire régionales, l’Institut d’histoire de l’Amérique française s’est progressivement transformé en « association des historien.ne.s professionnel.le.s », cercle savant mais restreint où la « religion woke » a trouvé des fidèles.
La lauréate du prix, en 2022, a joué la boutefeu en suggérant de biffer le nom de Groulx. Cet historien, avait-elle déclaré, n’aurait pas été particulièrement ravi que je sois […] récompensée pour mon travail intellectuel et professionnel plutôt qu’à la maison avec mes enfants » (Le Devoir, 26 octobre 2022). Un commentaire purement gratuit : comment pouvait-elle savoir ce qu’aurait pu penser en 2022 un homme mort en 1967 ? C’est cet homme qui écrivait en 1941 : « Quant à vous, Mesdemoiselles, je ne vous interdis aucun service. C’est votre droit de prendre rang où vos talents vous permettent d’exceller. Souvenez-vous seulement qu’il n’y aura pas de restauration canadienne-française, sans la Canadienne française, et qu’il faut que les femmes se mêlent de nos affaires, ne serait-ce que pour nous forcer à nous en mêler » (Paroles à des étudiants, 1941, p. 76).
Le président de l’IHAF a reconnu candidement que cette décision était liée à une question de sous : « Même si ce n’est pas le motif principal, un prix portant le nom de Lionel Groulx n’est pas toujours facile à financer », les commanditaires ne voulant être associés à une figure controversée. Biffer son nom pourrait donc aider à obtenir 2000 $.
Selon l’historien Pierre Trépanier, le « wokisme a pris le pouvoir à l’Institut d’histoire de l’Amérique française ». D’après le reportage du Devoir, ce spécialiste de la pensée de Groulx a commenté la décision de l’IHAF de la manière suivante : « Le pavillon et le prix Lionel-Groulx n’ont pas été nommés ainsi pour saluer des prises de position périphériques controversées, mais pour honorer la mémoire d’un grand historien, pionnier de l’histoire du Canada à l’Université de Montréal et un des artisans de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de l’histoire au Québec. […] L’histoire décoloniale est dans son intention une excellente chose, mais dans la pratique elle présente une lourde idéologisation : décoloniser, c’est s’effacer, ou encore humilier l’histoire nationale. Si seuls les parfaits peuvent être célébrés, nos demains seront bien moroses et la mémoire, un champ de ruines ».

La fugue de madame Snow

Au début de septembre 1833, une jeune femme est accueillie à Saint-Jean-Port-Joli chez Charles Harrower, troisième et dernier survivant des Écossais qui, dans le premier tiers du XIXe siècle ont exploité les moulins de la famille Aubert de Gaspé et une distillerie construite par leurs soins, sur les bords de la rivière Trois-Saumons, vers 1804.

Trois-Saumons par Bouchette 1832-Toronto public library
Trois-Saumons vers 1830. À gauche, la distillerie, à l’arrière, la maison des Harrower, à droite, le moulin banal. Gravure de Joseph Bouchette, Toronto Public Library.

C’est une grande femme, qu’on croit âgée d’environ 28 ans, décharnée et vêtue de haillons, mais ses manières et sa conversation indiquent qu’elle est issue d’une bonne société. Aux questions qui lui sont posées, à plusieurs reprises, par différentes personnes, en groupe ou séparément, elle répond invariablement que son nom est Caroline Elizabeth Livingston, épouse du Dr. Livingston, de Charleston, dans le Massachusetts, sur la rivière Connecticut. Lorsqu’on lui demande si elle est parente avec Edward Livingston, secrétaire d’État dans le gouvernement du président Jackson (de mai 1831 à mai 1833), elle répond que c’est bien son père et que Charles Loving Livingston est son frère ; quand on lui demande si elle a des Smith parmi ses parents, elle dit qu’elle avait un oncle de ce nom qui était président du New Hampshire College.
On comprend rapidement que cette femme est dérangée mentalement. Elle aurait vécu au Bas-Canada depuis l’hiver précédent, errant de paroisse en paroisse et s’échappant des maisons où on tentait de la garder. Son existence est vite connue dans la capitale où Charles Harrower a des contacts dans le milieu des affaires.
Quelqu’un propose d’utiliser les journaux américains pour essayer de connaître l’origine de cette malheureuse. Un avis est reproduit dans la Quebec Gazette du 6 septembre 1833. Le texte donne quelques informations sur l’itinérante et souligne qu’une respectable famille – celle de Charles Harrower, avec la collaboration de son beau-père, James Ballantyne, de L’Islet − lui prodigue tous les soins possibles, mais qu’il faudra éventuellement la mettre sous la responsabilité d’une institution publique, si sa famille ne se manifeste pas auprès du bureau de la Gazette, à Québec.
Au moins un journal américain, le Burlington Weekly Free Press, diffuse l’avis le 20 septembre suivant, mais il faut près de trois ans avant que cette fugue prenne fin. Entretemps, la jeune femme poursuit son errance jusqu’en février 1836. Elle séjourne à différents endroits dans le bas Saint-Laurent et trouve refuge chez plusieurs personnes, dont le colonel Alexander Fraser (1763-1837), seigneur de Rivière-du-Loup, et Pierre Gauvreau (1790-1861), notaire de Rimouski, On la dissuade de s’aventurer plus loin à l’est, dans des régions inhabitées où elle aurait pu mettre sa vie en danger.
Grâce aux avis adressés aux journaux américains, on finit par découvrir, au début de 1836, qu’il s’agit d’une madame Snow, « une femme très respectable et bien éduquée » originaire de Bernardston, au Massachusetts, qui souffre d’aliénation mentale depuis quelques années. Avec cette propension à l’errance, si commune à ceux qui sont dans cet état, elle a faussé compagnie à ses amis et s’est enfuie au Bas-Canada. Le Rutland Herald du 20 septembre 1831 rapporte que Prince Snow se demande où est « Aceneth » Snow, 33 ans, « deranged » et en fuite de Bernardston[1].
Une souscription lancée par la Bourse de Québec recueille 30 dollars pour payer son transport. Dans une lettre du 21 mars 1836, reçue à Québec le 28, un instituteur de Bernardston, Henry W. Cushman (1805-1863, plus tard lieutenant-gouverneur de l’État), confirme que madame Snow, alias Mme Livingston, est retournée chez ses amis, dans sa ville natale, et qu’un compte exact de ses dépenses de transport a été dressé.
Au nom des amis de Mme Snow, Cushman exprime « aux messieurs de la Bourse de Québec, et à tous les autres qui ont pourvu aux nécessités d’une pauvre insensée errante, des remerciements reconnaissants pour leur gentillesse et leur humanité ». Des remerciements particuliers s’adressent à M. A. Wells (probablement l’arpenteur Alphonso Wells, de Farnham, dont les parents sont originaires du Vermont), « pour toute sa gentillesse et ses efforts en faveur de Mme Snow ».
Cushman ne donne pas plus de précisions sur cette femme qui se nomme en fait Asenath Scott, fille d’un médecin, née à Palmer, Mass., le 7 janvier 1798. Le 1er octobre 1818, à Bernardston, elle épouse Prince Snow. Le couple a quatre filles de 1819 à 1827 : Jane, 1819, Eliza, 1821, Zelnora, 1824, Minerva, 1827[2] ; il aurait aussi eu un garçon, si on se fie au recensement de 1830.
Lucy Jane Kellogg, l’auteure de l’histoire de Bernardston, écrit qu’Asenath « was for many years insane » (a été folle pendant de nombreuses années) et que Prince s’est remarié en 1830 avec Sally Maria Ryther (1805-1892), veuve de Elisha Starkweather, qui lui donne sept autres enfants, le premier en 1831. Leur acte de mariage est pour le moment introuvable. Comment s’est faite la séparation ? Asenath était-elle partie avant 1830 ?
Ni Prince ni Asenath n’ont pu être trouvés au recensement de 1840. Dans celui de 1850, Asenath est recensée chez Cyrus et Esther Hale, un couple de trentenaires qui exploite une ferme à Bernardston ; elle est dite « insane ». De son côté, Prince, 58 ans, est recensé à Minehead, au Vermont, aussi fermier, avec Maria, 44 ans. On le retrouve ensuite, en 1860 et 1870, à Bloomfield (nouveau nom de Minehead) où il meurt en 1878.
Introuvable dans les recensements après 1850, Asenath est décédée le 23 septembre 1876, à Bloomfield elle aussi[3].


[1] Extracts From the Rutland Herald And Its Predecessors, 1831-1835, by Rutland Historical Society (https://ia801300.us.archive.org/22/items/18311835r/1831-1835r.pdf). On n’a que le résumé de l’article.

[2] Lucy Jane (Cutler) Kellogg, 1866-, History of the Town of Bernardston, Franklin County, Massachusetts. 1736-1900: With Genealogies, Greenfield, Mass., Press of E.A. Hall & co., 1902, p. 506. Merci à la Bernardston Historical Society qui m’a fourni cette référence.

[3] Deux articles de journaux ont fourni l’essentiel de cette histoire : « To the United States Papers », Québec Gazette, 6 septembre 1833, et « The Insane Wanderer », Québec Mercury, 7 avril 1836.

Clément Gosselin, maître-charpentier, espion et soldat de la révolution américaine

 

Ce que serait devenu notre peuple,
en cas d’une alliance des Canadiens avec les Américains,
dans une lutte commune pour la liberté,
nous n’en savons rien, nous n’en saurons jamais rien.
C’est le secret des circonstances et,
comme celles-ci ne se sont pas produites,
on ne peut que se perdre en conjectures.
(Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés, 1934)

Clément Gosselin figure parmi les Canadiens qui ont collaboré de façon marquante au siège de Québec par l’armée de Montgomery (1775-1776) et participé ensuite à la guerre de l’Indépendance des États-Unis (1775-1783). Le 17 octobre 2024, il sera désigné « personnage historique du Québec ».

***

Né à Sainte-Famille, Î.O., en 1747, Gosselin est bien établi comme maître-charpentier à « Sainte-Anne-du-Sud » (aujourd’hui La Pocatière) quand les corps d’armée dirigés par Montgomery et Arnold pénètrent dans la province de Québec, par le Richelieu et la Chaudière, et convergent vers Québec.
Durant l’hiver 1775-1776, il apporte son soutien aux insurgés qui, après avoir pris Montréal et Trois-Rivières, essaient de prendre Québec : à titre d’officier de la compagnie du régiment Hazen dirigée par Pierre Ayotte (originaire de Kamouraska), il parcourt la Côte-du-Sud pour répandre la propagande des « Bostonnais », recruter des soldats, remplacer officiers de milice nommés par Carleton par des hommes favorables aux insurgés et superviser le système de feux mis en place pour annoncer la montée éventuelle de vaisseaux britanniques sur le fleuve.
Après la retraite des « Bostonnais » en mai 1776, on perd sa trace. Il aurait été emprisonné quelques mois et aurait vraisemblablement vécu dans la clandestinité un certain temps. Au printemps 1778, il quitte la province de Québec, rejoint le régiment Hazen à White Plains, N.Y., et reprend du service à titre de capitaine. Pendant environ deux ans, avec une petite équipe de Canadiens et d’Amérindiens, il mène de dangereuses missions d’espionnage pour le général Washington et le marquis de La Fayette. Il s’avance sur la rive sud du Saint-Laurent, jusqu’à Lotbinière, dans le but de recueillir des informations sur les forces britanniques et l’état d’esprit de la population.
En octobre 1781, avec une véritable compagnie, Gosselin participe à la bataille de Yorktown qui met pratiquement fin à la guerre. Il est blessé au combat et le régiment dont il fait partie est surtout affecté par la suite à la garde des prisonniers.
Gosselin est démobilisé en juin 1783, avec le grade de major. Il est admis à la Société des Cincinnati qui regroupe les officiers américains et français qui ont participé à la guerre de l’Indépendance.
Après la guerre, seul ou avec d’autres officiers, il multiplie les démarches pour que les Canadiens démobilisés obtiennent des vivres et des terres sur les bords du lac Champlain, s’ils ne peuvent ou ne veulent pas revenir au Canada. En 1784, il vient régler ses affaires à Sainte-Anne et amène sa famille au lac Champlain, l’année suivante.
Deux fois veuf, deux fois remarié, Gosselin revient dans la province de Québec au début des années 1790 et reprend son métier à Saint-Hyacinthe, puis à Saint-Luc, une paroisse voisine de Saint-Jean-sur-Richelieu. Il serait retourné au lac Champlain peu avant sa mort, à Beekmantown, N.Y., le 9 mars 1816.

***

Il reste des points obscurs dans la vie de Gosselin. On aimerait en savoir davantage sur ses idées politiques, sur le moment précis où il a décidé d’appuyer les insurgés américains, sur son sort entre mai 1776 et avril 1778, sur le lieu exact de sa sépulture. Quelques questions sont cependant plus claires. Non, Gosselin n’a pas été excommunié, comme on l’a prétendu en s’appuyant sur le roman historique de Henry Gosselin (L’espion de Washington). Il n’a pas rencontré Benjamin Franklin, qui était en France quand Gosselin était aux États-Unis.
Je crois avoir ajouté à nos connaissances sur Gosselin l’espion. C’est probablement sa principale contribution à cette guerre après 1778. Il est venu au moins trois fois sur la rive sud en vue de préparer une nouvelle attaque contre Québec. Malheureusement, ni les Américains ni les Français n’avait sérieusement l’intention de récidiver.
Mes recherches font aussi ressortir le rôle de leader joué par Gosselin au sein de la petite communauté des Canadiens réfugiés au lac Champlain après la guerre. Le régiment Hazen, dont faisaient partie les Canadiens, ne relevait pas d’un État, comme les autres régiments, mais directement du Congrès qui avait peu de moyens pour les aider. Gosselin a néanmoins fait des pressions, auprès du Congrès et de George Washington, et les réfugiés ont finalement obtenu des terres de l’État de New York.

***

Avec son frère Louis, son beau-père Germain Dionne et une douzaine de compagnons de la région qui sont allés faire la guerre jusqu’en 1783, Gosselin a mené le même combat que ceux qui formaient l’armée de Washington. Il est allé faire au Sud ce qu’il n’a pu réaliser au Nord, soit libérer les colonies de la tutelle britannique. Si les choses avaient tourné autrement dans la province de Québec, les Gosselin, Ayotte et Dionne auraient eu ici, depuis longtemps, le même traitement que les Américains accordent aux artisans de leur indépendance.

Gaston Deschênes, 17 octobre 2024
Auteur de Un pays rebelle. La Côte-du-Sud et la guerre
de l’Indépendance américaine
(Septentrion) et de
Clément Gosselin, maître-charpentier,
espion et soldat de la révolution américaine

(Société d’histoire et de généalogie de la Côte-du-Sud),
extrait du premier titre.

Gosselin-couverture 1 finaleCouverture-Rebelles

Calixa Lavallée, père et fils

Le 30 juin 2024, une stèle funéraire a été érigée dans le cimetière du Bord-de-l’eau de Saint-Jean-Port-Joli en mémoire de Calixa Lavallée, le fils du compositeur de l’hymne national Ô Canada, décédé dans cette paroisse en 1883. L’antiquaire Raynald Saint-Pierre caressait ce projet depuis longtemps et s’y intéressait d’autant plus qu’il habite depuis plus d’un demi-siècle la maison où le jeune Lavallée a brièvement demeuré, au début des années 1880, avec sa mère, sa grand-mère et son jeune frère Raoul[1].

Stèle Calixa fils-haut

En 1923, dans son Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, Arthur Fournier déplorait l’absence de stèle marquant le lieu d’inhumation du jeune Calixa[2]. Gérard Ouellet, dans Ma paroisse (1946), croyait qu’on aurait pu ainsi « honorer la mémoire du père[3] ».

Mais, justement, comme l’écrivait Ouellet, où était « ce curieux de bonhomme [qui] demeure aux États-Unis tandis que sa famille est à Saint-Jean-Port-Joli » ? Et comment les Lavallée se sont-ils retrouvés là sans le « chef de famille » ?

La vie d’artiste
Né à Verchères en 1842, Calixa Lavallée (né Calixte Paquet dit Lavallée) faisait carrière aux États-Unis quand il se marie, à Lowell, le 21 décembre 1867.
Lavallée, C OP, 13 mars 1873           Lavallée, mme UL-P354-cadrée

Calixa Lavallée (L’Opinion publique, 13 mars 1873); madame Lavallée (Archives de l’U. Laval, P354, c.1866)

Le nom de l’épouse est resté mystérieux. Le dernier et plus sérieux biographe de l’artiste, Brian C. Thompson[4], ne semble pas s’être attardé à cette question que les historiens universitaires laissent volontiers aux généalogistes… Même si le registre des mariages de la St. Ann’s Episcopal Church, à Lowell, et le registre civil[5], de même que le New York Clippers’ du 4 janvier 1868 désignent l’épouse comme « Josephine Gentilly », Thompson laisse entendre dans une note (p. 411, note 32) que le père pourrait plutôt s’appeler « Gentle », un nom que les archives militaires déforment parfois en « Gentill », ce qui pourrait peut-être mener à « Gentilly », nom sous lequel madame Lavallée est identifiée dans plusieurs actes d’état civil. Quant à la mère de Joséphine, le registre civil ne donne qu’un prénom : Elizabeth. Au recensement de l’État de New York, en 1875, elle se nomme « Elisabeth Johnson »; dix ans plus tard, dans le Boston Directory de 1885[6], à la même adresse que Calixa, c’est la veuve « Elizabeth Gentley », un patronyme qui se serait transformé ici pour devenir « Gentilly ».

Joséphine, recensement 1875 manuscrit

Recensement de 1875, État de New York.

Gentley, É. 1885

Boston Directory, 1885

Le mariage de Lavallée ne signifie pas l.a stabilité ni la sédentarité. Le soir des noces, la troupe de Lavallée, les New Orleans Minstrels’, est en scène et, le lendemain, elle reprend sa tournée. Le couple demeure d’abord à Boston, où Calixa Lavallée enseigne et compose, mais il voyage aussi beaucoup. Quand un premier fils, Calixa, naît à Lawrence, Mass., le 20 septembre 1868, le père est en tournée à Montréal[7].
Le couple a ensuite eu une fille, Rose (oubliée par le biographe), née à Lawrence et morte du cholera le 9 juillet 1870 à deux mois et demi[8].
Déçu par un projet d’opéra avorté en 1872, Lavallée décide de poursuivre sa carrière à Montréal où sa femme le rejoint en 1873… mais il part aussitôt étudier à Paris. Thompson n’en parle pas dans sa biographie, mais il semble bien que Joséphine a séjourné à Wilton, près Saratoga, NY, pendant l’absence de Calixa. Au recensement de 1875, réalisé au début de l’été, elle vit chez sa mère, que le recensement nomme « Élizabeth Johnson » (sans qu’on sache si c’est son nom ou celui de son mari défunt), avec son fils Calixa, 6 ans. Les deux femmes sont couturières. Chose étonnante, le musicien Calixa est aussi recensé avec elles alors qu’il se trouve à Paris.
Revenu à Montréal à l’été 1875, Lavallée travaille quelques années avec le violoniste Frantz-Jehin Prume et sa femme, la soprano Rosita del Vecchio. Il est aussi maître de chapelle de la paroisse Saint-Jacques.
À Montréal, le couple vit d’abord chez le père de Calixa qui exploite une lutherie et importe des instruments de musique. Vers 1876, il emménage au 82, Cathcart. C’est l’année de naissance d’un deuxième garçon, né le 10 juin et baptisé Joseph François Augustin à Notre-Dame le 11. Cet enfant meurt lui aussi en bas âge, le 2 août, et le registre le nomme « Auguste Frs Joseph » lors de l’inhumation le 4. Son père est identifié comme « artiste ».

Lavallée, Aug. naissance

Lavallée, Aug. décès

Naissance et décès d’Augustin, 1876.

En 1878, Calixa prend une chambre à Québec en vue d’y poursuivre sa carrière. Organiste de l’église Saint-Patrick, il fréquente l’élite de la Vieille Capitale. En 1879, il compose une cantate en l’honneur du marquis de Lorne, nouveau gouverneur général du Canada.
Il aurait passé environ un an loin de sa femme. Comme Thompson le souligne, ni son anniversaire de naissance, ni son 10e anniversaire de mariage, ni la période des Fêtes ne semblent avoir favorisé un rassemblement familial : « Lavallée had been married for eleven years but bachelorhood suites him, judging by the frequency with which he was able to regain it. After so many years on the road, he was used to being in the company of other men[9] » (Lavallée était marié depuis onze ans, mais le célibat lui convenait, à en juger par la fréquence avec laquelle il parvenait à le retrouver. Après tant d’années sur la route, il était habitué à être en compagnie d’autres hommes).
En 1879, la famille est réunie au 22, rue Couillard, mais, à l’automne, elle déménage à Lévis (probablement pour se loger à meilleur coût) où Calixa fils est entré au collège en avril 1879, selon les informations très précises communiquées à Gérard Ouellet par monseigneur Élias Roy :

À ce moment, son domicile était 22, rue Couillard, Québec. L’enfant avait dix ans, et sa mère s’appelait Joséphine Gentilly. Le jeune Lavallée revint encore l’année suivante et il fit sa Première. Il mourut le 12 août 1883 à Saint-Jean-Port-Joli où demeurait sa mère pendant que le père était aux États-Unis. Il fut inhumé le 14 août 1883.
M. l’abbé Gaudiose Turgeon qui avait la mémoire des noms et des dates m’a toujours dit que le jeune Calixa Lavallée était encore élève du Collège au moment de sa mort. Mais je n’ai rien trouvé dans les livres du Collège pour confirmer cette assertion[10] .

Un deuxième fils, Raoul Arthur, naît à Lévis le 2 janvier 1880. À son baptême, le 4 janvier, la mère est identifiée comme « Joséphine de Gentilly ».

Raoul naissance acte

À Boston, sans Joséphine
L’année 1880 est aussi marquée par la composition et la première exécution (le 24 juin) du « Chant national des Canadiens français » qui deviendra officiellement, un siècle plus tard, l’hymne national du Canada. Mais, malgré la renommée, la situation financière de Lavallée ne s’améliore pas, ni sa santé, et il décide d’aller reprendre sa carrière aux États-Unis. Installé de nouveau à Boston à la fin de 1880, il connaît des années fructueuses, malgré les premières manifestations de la laryngite tuberculeuse qui l’emportera : il donne des concerts avec Jehin-Prume et Rosita del Vecchio, son opéra-comique The Widow est présenté dans quelques villes, il accompagne en tournée la soprano hongroise Etelka Gerster, il est pianiste sur un traversier de la Colonial Line entre Boston et New York, propriétaire d’un studio à Boston, professeur à l’académie de musique Carlyle Petersilea, maître de chapelle à la cathédrale catholique Holy Cross, auteur d’une satire musicale TIQ (The Indian Question Settled at Last)…
Quels arrangements a-t-il pris pour sa famille ? Quels contacts a-t-il maintenus ? Quel soutien prévoit-il lui apporter ? La documentation manque, mais on comprend que ce fut minimal.
À l’été 1880, la famille est revenue de Lévis et loge au 12, Sainte-Ursule.

12, Sainte-Ursule en 2022

Le recensement de 1881 (commencé au printemps) le confirme, même si les entrées sont un peu de travers[11].

Joséphine Recensement québec 1881

Le ménage compte cinq personnes, y compris la servante Luce Mercier, 25 ans. Il y a

  • Joséphine, identifiée comme « Calixa Lavallée », 31 ans, née aux États-Unis,
  • « Calixa Lavallée », 12 ans, mais identifiée comme une fille,
  • un enfant d’un an appelé « Lawrence », qui est évidemment Raoul,
  • et « Élizabeth Gentilly », la mère de Joséphine, 56 ans, protestante, née aux États-Unis.

Publié au milieu de l’année 1881, l’annuaire Cherrier ne mentionne plus la présence de la famille Lavallée à Québec, ce qui confirme son départ pour une autre destination, probablement au cours de cette année. En 1946, Gérard Ouellet n’avait pas d’explication pour cette migration et, 70 ans plus tard, Thompson était au même point. Par quel hasard la famille Lavallée s’est-elle retrouvée à Saint-Jean-Port-Joli, 100 kilomètres en bas de Québec, hébergée par un cordonnier? Il y avait bien des Lavallée dans cette paroisse, mais ils n’avaient aucune parenté avec Calixa[12].
Dans son article de 1943, Ouellet glisse une phrase énigmatique au sujet de la présence de madame Calixa Lavallée à Saint-Jean : « M. Damase Potvin, écrit-il, publiera peut-être quelque jour une lettre de Lavallée à son ami Joseph Marmette, qui éclaircira ce point ». À ce jour, cette lettre n’a pas été retrouvée.

Joséphine et ses enfants à Saint-Jean-Port-Joli
À Saint-Jean-Port-Joli, à cette époque, le cordonnier Léandre Dutremble dit Desrosiers (1824-1917) partage sa maison avec Louis Morency (1854-1948), originaire de L’Islet, à qui il apprend le métier.
Desrosiers est veuf depuis 1872, et n’a pas d’enfant. Il a adopté Louis Morency, son neveu, devenu orphelin de père à deux ans, et lui a enseigné le métier dès son jeune âge. En 1881, Louis partage encore son temps entre la cordonnerie et la pêche à la morue sur la Côte-Nord d’avril à octobre[13].

Desrosiers Recensement SJPJ 1871

 

Recensement de Sainte-Jean-Port-Joli, 1881.

Le cordonnier Desrosiers a construit sa maison vers 1845 (auj. au 129, avenue de Gaspé est). Elle comprend neuf pièces sur deux étages habitables. Au XIXe siècle, la boutique est dans une petite chambre au deuxième étage. La rallonge, qu’on peut voir aujourd’hui à l’ouest, n’a été construite qu’en 1905[14].

Cordonnerie 1930 - Albun 300, p123 C. privée     Maison cordonnier

Maison du cordonnier en 1930 (Album du tricentenaire) et en 2024.

Pour son article de 1943, Ouellet a interrogé quelques anciens de Saint-Jean-Port-Joli qui ont connu les Lavallée. Leurs souvenirs sont souvent hésitants (deux ou trois enfants, séjour de deux ou trois ans ?), mais ils confirment leur présence et leur situation précaire. Alexandrine Desrosiers, fille d’Hospice et nièce de Léandre Desrosiers, a recueilli des informations auprès de Louis Morency, alors nonagénaire, et les a résumées à Ouellet :

La mère de madame Lavallée [que les gens appelaient Gentil] vivait avec elle. Durant ce temps, son mari était malade quelque part, on ne sait où. Les premiers temps, madame Lavallée gardait une servante. Par la suite, les deux dames faisaient leur ouvrage. Mon oncle était veuf et mangeait à leur table, ainsi que Louis Morency, lorsqu’il était à la maison. […].
Ils [les Lavallée] sont partis bien pauvres laissant une dette de trente piastres. Le curé Lagueux avait poussé mon oncle à les faire partir de crainte qu’ils ne finissent par “tomber” sur la paroisse[15].

On sait déjà que le jeune Calixa n’a pas poursuivi ses études au Collège de Lévis après 1880 et n’a pas fréquenté le collège de Sainte-Anne non plus.
L’épouse de Louis Morency raconte, pour sa part, qu’en emménageant chez Desrosiers, après son mariage en 1883, « elle trouva dans la maison une immense boîte remplie de travaux faits à la main par ces dames ». Ouellet croit que ces ouvrages d’art domestique pourraient avoir été laissés pour couvrir la dette envers le cordonnier.
Les Lavallée sont ensuite hébergés chez le ferblantier François-Xavier Kirouac (originaire de L’Islet) qui demeurait dans une maison qui sera ensuite celle d’Auguste Blanchet[16], un peu à l’est de la maison des Dumas (devenue plus tard l’Hôtel Touriste).

Le décès de Calixa Lavallée fils

Lavallée, Calixa fils recto UL-P354 cadrée  Calixa fils (Archives de l’U. Laval, P 354)

 

Le 15 août 1883, au moins trois journaux de la capitale (dont L’Électeur), annoncent le décès de Calixa Lavallée fils :

— Notre ancien concitoyen M. Calixa Lavallée, le pianiste distingué, résidant actuellement à Boston, vient de perdre son fils ainé. Dimanche, le jeune garçon, âgé de près de 15 ans, est mort à St Jean Port-Joli. Il avait contracté une maladie mortelle en prenant un bain quelques jours auparavant, de suite après avoir mangé.

Le Canadien donne plus de détails :

II y a quelques jours environ, un enfant plein de santé, allait prendre un bain. Au sortir de l’eau, il se sentit indisposé, et le soir il prenait le lit pour ne plus le quitter. Voilà en deux mots l’histoire de la mort du fils aîné de M. Calixa Lavallée, notre distingué compatriote, actuellement à Boston. Cette mort prématurée a été, il n’y a pas doute, la suite d’une imprudence. Quelques instants avant d’aller prendre son bain, le jeune Lavallée avait mangé beaucoup de fruits et l’on sait que le bain, dans ces circonstances est généralement très dommageable.

Malgré « les soins assidus et habiles des Dr. Roy, père et fils », le malheureux aurait succombé à une « inflammation des intestins ».
A-t-il été bien soigné ? Gaspard Dumas (qui était bien jeune, mais demeurait près de la maison du ferblantier Kirouac) confiait à Ouellet que « le jeune Lavallée fut emporté par des coliques cordées (appendicite aiguë). Il avait l’abdomen démesurément enflé ; on le réchauffait quand il eût fallu du froid. L’enfant souffrit le martyre[17] ».
Mort le 12 août, Calixa Lavallée fils est inhumé le 14, quatrième sépulture dans le nouveau cimetière de Saint-Jean-Port-Joli. Il a laissé le souvenir d’un enfant turbulent, « la moitié du diable », selon Gaspard Dumas, qui n’avait que huit ans au décès du jeune Calixa.

Calixa fils -décès acte

Joséphine et Calixa à Boston
Joséphine aurait quitté Saint-Jean-Port-Joli peu de temps après la mort de son fils. Elle n’aurait donc passé qu’un peu plus de deux ans dans cette paroisse.
À Boston, elle retrouve un mari dont la situation financière s’est améliorée. Calixa est très engagé dans la Music Teachers’ National Association, dont il sera élu président national en 1887. Entre-temps, le 16 août 1884, Joséphine donne naissance à un quatrième fils, Jules, né le 16 août[18] et décédé le 31 de marasme nutritionnel (« marasmus[19] »).
D’abord installé dans une « townhouse » de trois étages sur Worthington Street, le couple déménage à plusieurs reprises[20] dans le même secteur, pour aboutir finalement, à mesure que ses moyens diminuent, dans une maison de chambres du secteur de Dorchester, récemment annexé à Boston. En 1890, Calixa Lavallée doit mettre fin à sa carrière en raison de la laryngite tuberculeuse dont il souffre depuis 10 ans. Il meurt le 21 janvier 1891, à 48 ans. Ses funérailles sont célébrées à la cathédrale Holy Cross de Boston. Joséphine se trouve dans la dèche. Elle doit laisser sa maison de Brookford Street. Des amis organisent des collectes pour l’aider et elle déménage à Montréal[21], au 417, Dorchester, selon le Lovell de 1894-95.

Joséphine Lovell 1894-95

Lavallée Raoul et Joséphine Le Passe-Temps, août 1933  p 42 Le Passe-Temps, août 1933  p. 42.

La suite avec Joséphine et Raoul
Le 31 janvier, à l’église Marie-Reine-du-monde, la veuve de Calixa Lavallée épouse Adolphe Denis, « employé civil » et ancien menuisier. Dans le registre d’état civil et au moins un journal (The Witness, 2 février 1895), l’épouse s’appelle désormais « Joséphine Randolph de Gentilly » (le nom inscrit dans la marge reproduit fidèlement celui qui est écrit dans le texte mal numérisé).

Joséphine mariage 1895 1

Joséphine, mariage 1895

Au bas de l’acte, elle signe plutôt « Josephine Randolph De Genttely ».

Joséphine mariage 1895 3

En 1933, Edmond-Z. Massicotte s’est étonné de cette nouvelle identité[22]:

 À l’aide de quelques informations, j’ai exhumé ce fait qui est peut-être peu connu, à savoir que dame Calixa Lavallée, veuve en 1891, convola à Montréal, en 1895 et qu’elle signe d’un nom où il y a de l’anglais et probablement du français, mais passablement anglicisé. […]
On y remarquera de plus, que l’orthographe du nom de l’épousée n’est pas le même dans le corps de l’acte et dans la signature .

Et Massicotte pose la question, toujours sans réponse : « Est-il possible de retrouver l’origine de “Randolph de Genttely” ? » Ou Gentlely, ou Gentilly ?
Thompson a vu ce texte de Massicotte[23], mais encore une fois, il laisse la question aux généalogistes.
Sans expliquer cet autre mystère, une notice publiée dans un dictionnaire biographique en 1890 pourrait donner une piste. On lit dans One of a Thousand : A Series of Biographical Sketches of One Thousand Representative Men Resident in the Commonwealth of Massachusetts, A.D. 1888-’89 : « Mr. Lavallée was married in Lowell, December 21, 1867, to Josephine, daughter of François and Elizabeth (Randolph) de Gentilly[24] ». Le père de Joséphine serait donc François de Gentilly et sa mère, Elizabeth Randolph ? Pourquoi est-elle recensée sous le nom « Elizabeth Johnson » en 1875?

Capture d’écran 2024-08-18 201612

D’après Le Journal du 11 juin 1900, Joséphine est décédée le 5 juin 1900 à Morristown, N.J., sous la nouvelle « identité » que son fils Raoul a utilisée et « magnifiée » par la suite aux États-Unis.

Joséphine, décès 1900

Thompson consacre une page (309) à ce personnage excentrique : « Like his father, he seems to have been something of a showman, (re)inventing his biography as needed and seeking adventure far from home » (Comme son père, il semble avoir été une sorte de showman, (ré)inventant sa biographie au gré des besoins et partant à l’aventure loin de chez lui).
Dans son cas, il serait plutôt question de mythomanie. En 1899, un journal rapporte qu’il a été impliqué dans l’invasion de Porto-Rico par les États-Unis, empoisonné et laissé pour mort. On le retrouve ensuite à Morristown où il s’affiche comme le « lord Raoul Arthur Phillips de Gentilly La Vallée », descendant du marquis de Tracy… ; il fait alors la manchette du New York Times, le 14 août 1900, lorsqu’il défie un rival en duel au sujet d’une certaine Miss Davis. En 1902, toujours dans le New York Times (16 avril), « lord Arthur Phillip Randolph de Gentilly La Vallée » est brièvement porté disparu et ses amis sont très inquiets. En 1910, il vit en pension à Newark, travaille comme barman et déclare que son père est Français… Par la suite, on en sait peu de chose. On ne signale pas sa présence à Montréal lors du rapatriement des restes de son père. Lorsqu’il s’enregistre pour son service militaire en 1942, il indique son vrai lieu de naissance (Notre-Dame-de-Lévis) ; il mesure 5 pieds 5 pouces et pèse 135 livres ; il s’est marié et a eu au moins un fils.

***

Les témoins de Gérard Ouellet (Anna Desrosiers[25], née en 1868, et Gaspard Dumas[26], né en 1875) n’ont pas de souvenir que Calixa père soit venu à Saint-Jean-Port-Joli et le fils y a fait un bref séjour. Qui mérite une stèle ? Le fils, sûrement, qui comme tout être humain mérite qu’on se souvienne de sa sépulture, même s’il n’a pas de descendants pour venir s’y recueillir. Sa vie n’a pas été facile. Il a suivi sa mère dans ses pérégrinations.
Comme le suggérait Gérard Ouellet, cette stèle pourrait honorer indirectement la mémoire du père, qui a connu une grande carrière musicale, surtout aux États-Unis[27], mais son comportement envers sa famille ne lui vaudra pas beaucoup de sympathie. Comme l’écrit David Gramit dans une recension[28] de l’ouvrage de Thompson,

(Traduction) « À une époque qui valorisait théoriquement la stabilité dans les ménages, Lavallée semble avoir eu envers sa femme […] une attitude qui frisait au mieux la légère négligence et au pire le mépris. Comme le souligne Thompson avec euphémisme « le mariage n’a pas semblé ralentir ni changer Lavallée de façon notable » et il « a souvent été un parent absent » (94). Même en tenant compte des difficultés inhérentes à s’accomplir comme musicien dans des circonstances souvent difficiles, l’habitude du compositeur-interprète-enseignant de quitter sa famille, parfois pendant des années, reste difficile à comprendre, sans une documentation suffisante ou un penchant pour la psychanalyse que l’auteur [Thompson] ne prétend pas posséder. »


[1] Katy Desjardins, « Un hommage attendu depuis plus d’un centenaire à Saint-Jean-Port-Joli », L’Oie blanche, 17 juillet 2024 : 15,  en ligne https://journaloieblanche.com/nouvelles/culture/un-hommage-attendu-depuis-plus-d-un-centenaire-a-saint-jean-port-joli-FN3483700.

[2] Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Jean-Port-Joli, Musée de la mémoire vivante, 2012, p. 388-389.

[3] Ma paroisse, Québec, éditions des Piliers, 1946, p. 211-213.

[4] Brian Christopher Thompson, Anthems and Minstrel Shows : The Life and Times of Calixa Lavallée, 1842-1891, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015, 522 p. Le résumé de la carrière de Lavallée est tiré de cet ouvrage.

[5] Massachusetts State Vital Records, 1841-1925, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:N4NF-36J

[7] Dans sa biographie de Calixa Lavallée, Thompson mentionne quatre enfants : Calixa (1868-1883), Augustin (1876-1876), Raoul (1880-?) et Jules (1884-1884). Le site Généalogie du Québec et de l’Amérique française (https://www.nosorigines.qc.ca/GenealogieQuebec.aspx?genealogie=Paquet_Calixte&pid=942598) en a trouvé six : deux Calixa (1868-? et c1869-1883), Rose (1870-1870), Raoul, Jules et un autre Calixa (1885-1885). Il est évident que Thompson a oublié Rose. Dans la liste de Généalogie du Québec et de l’Amérique française, les deux Calixa ne sont en fait qu’une seule personne : celui qui est né en septembre 1868 avait bien 6 ans (presque 7) au recensement de New York en juin 1875, 12 ans (presque 13) au recensement de Québec en juillet 1881 et 14 ans (« près de 15 », précise L’Électeur) à son décès en août 1883; cette liste omet toutefois Augustin (nommé Auguste à son décès). Quant à l’enfant baptisé à Boston en 1885 sous le nom de Calixa, ce n’est pas le fils de Calixa, mais de Joseph C. Lavallée, un musicien, qui vivait au 5, Delle Ave (voir Boston Directory, 1886, p. 685, https://archive.org/details/bd-1886/page/685/mode/2up).

[8] Massachusetts Births and Christenings, 1639-1915, database, FamilySearch, en ligne https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:N72W-Z8X.

[9] Thompson, op. cit., p. 193-194.

[10] « Du manoir de Gaspé à la tombe de Calixa Lavallée, fils ». L’Action catholique, 21 février 1943 : 4 et 6. Cet article constitue la source principale sur le passage des Lavallée à Saint-Jean-Port-Joli.

[12] Dans sa biographie de Lavallée (Calixa Lavallée, Montréal, Fides, 1966, p. 109), Eugène Lapierre avance une explication fort peu crédible (« Lorsqu’elle séjournait au Canada, elle se retirait à Saint-Jean-Port-Joli »).

[13] Hélène Simard, Trois générations de cordonniers à Saint-Jean-Port-Joli, Ottawa, Musée national de l’homme, 1976 (Coll. « Mercure », dossier no 16), p. 12.

[14] Ibid., p. 16.

[15] Ouellet, loc. cit. À l’époque, les pauvres sont à la charge de la communauté.

[16] Elle fut démolie pour faire place à l’entreprise Pelletier électrique (77, av. de Gaspé Est).

[17] Ma paroisse, op. cit., p. 212.

[18] Massachusetts, Town Clerk, Vital and Town Records, 1626-2001, FamilySearch, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:DZ9N-3S2M.

[19] Massachusetts, Town Clerk, Vital and Town Records, 1626-2001, FamilySearch, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:FHZB-M9C.

[20] Pour les détails, voir Thompson, op. cit., p. 259.

[21] Ibid., p. 308-309.

[22] « Dame Calixa Lavallée », BRH, 39, 9 (sept. 1933) : 554-555.

[23] Voir 461, note 210.

[24] Boston, First national publishing Company, 1890, p. 368.

[25] « Du manoir de Gaspé… à la tombe de Calixa Lavallée, fils », L’Action catholique, 21 février 1943 : 6.

[26] Ma paroisse, op. cit., p. 212.

[27] Voir à ce sujet l’épilogue de sa biographie par Thompson.

[28] Gramit, D. (2015), « Review of [Brian Christopher Thompson. 2015. Anthems and Minstrel Shows […], Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press. xxviii, 522 p.], Intersections, 35(1): 168–172, en ligne https://doi.org/10.7202/1038951ar.