Dans le but fort louable, en théorie, « de permettre aux régions en décroissance de préserver leur nombre actuel de circonscriptions », et de maintenir ainsi leur poids politique, le gouvernement du Québec propose un projet de loi qui fixe un nombre minimal de circonscriptions par région (ce qui préserve les 125 actuelles) tout en permettant au Directeur général des élections d’augmenter le nombre de circonscriptions dans les régions en croissance démographique en fonction de « nouveaux critères » inscrits dans la loi.
La carte qui résulterait de cette opération serait évidemment très différente de celle que le Directeur général des élections avait élaborée en 2008 et qui entrainait la disparition de trois circonscriptions – Gaspé, Beauce-Nord et Kamouraska-Témiscouata (circonscription du ministre Béchard) – et la création de trois nouvelles dans les couronnes nord et sud de Montréal (là où la population a augmenté), pour un total inchangé de 125, le maximum prescrit par la Loi électorale actuelle.
Le dépôt de ce projet de loi a suscité de vives réactions chez les partis d’opposition qui ont accusé le ministre de «jeter à la poubelle» le travail du DGEQ, de jouer les matamores, de travailler en catimini, d’enrober cette pilule amère dans le dossier du financement électoral, de sauver son siège, etc.
La seule chose qu’on n’a pas entendu, encore, c’est une objection de principe au nom de la démocratie. Il est aussi étonnant de ne pas entendre le lobby qui défend l’idée de représentation proportionnelle au nom de grands principes démocratiques, au moment où le gouvernement ajoute une nouvelle exception (le Nunavik), découpé en définitive sur une base ethnique.
Car ce n’est pas seulement le travail du Directeur général des élections qu’on jette à la poubelle mais bien aussi le principe qui guide la confection de la carte électorale depuis les années 1970. Il faut se rappeler à quel point le découpage des circonscriptions était inéquitable antérieurement. En 1962, la région métropolitaine comptait plus de 37 pour cent de la population, mais n’avait que 16,8 pour cent des sièges à l’Assemblée. La circonscription de Laval avait près de 135 000 électeurs, contre 5600 aux Îles-de-la-Madeleine. Malgré quelques aménagements dans les années 1960, la carte électorale demeurait fortement inégalitaire. En 1970, l’Assemblée abolit le privilège qui permettait aux députés des douze «comtés protégés» par la Constitution de 1867 de bloquer tout changement de leurs limites. Ensuite, une commission indépendante a préparé une carte électorale sur la base du principe que les circonscriptions devaient avoir, en moyenne, 34 000 électeurs, tout en acceptant des écarts de 25 pour cent en plus ou en moins.
C’est pour corriger les inégalités et enlever aux politiciens la possibilité de manipuler la carte à des fins partisanes que le découpage se fait depuis plus de 30 ans en fonction de principes clairs par un organisme indépendant dont les membres sont nommés sur proposition du premier ministre approuvée par les deux tiers des membres de l’Assemblée nationale.
Depuis déjà plusieurs années, le processus grince parce que la Commission de la représentation électorale applique la Loi électorale en fonction de l’évolution démographique du Québec tandis que certains députés voudraient qu’elle ignore la réalité. Au fil des ans, en plus des exceptions officielles (Ïles-de-la-Madeleine et Ungava), on a toléré des « exceptions » ponctuelles, c’est-à-dire des écarts qui dépassent largement la norme de 25%. Mais le point de rupture semble atteint : ou bien on applique la loi et des circonscriptions rurales disparaissent, ou bien on change la loi au mépris des principes démocratiques.
Le gouvernement a choisi la seconde option. Peut-être croit-il gagner des points en région (surtout si l’opposition prennait le parti de défendre une loi qui orne le bilan du gouvernement Lévesque, ce qui n’est pas sûr…) mais il s’engage dans une mauvaise voie. A quoi sert en effet de geler la représentation de l’est du Québec si on ajoute ensuite une dizaine de députés dans la région de Montréal? Le poids de l’est ne sera pas plus imposant. Actuellement, 8 députés représentent le Bas-Saint-Laurent-Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine. Que leur nombre passe à 7 ou à 9 changerait-il vraiment quelque chose dans l’évolution socio-économique de cette partie du Québec? J’ai beaucoup de respect pour le travail réalisé par les députés mais ce sont des agents de développement bien modestes. Si l’État ne veut ou ne peut rien faire pour inverser sensiblement le courant de l’évolution démographique, ce ne sont pas les députés qui y parviendront.
Des régions rurales ont souvent été surreprésentées au Parlement dans le passé. Au milieu du XIXe siècle, des parlementaires de la Côte-du-Sud détenaient la moitié des portefeuilles dans le cabinet Taché-MacDonald (Étienne-Pascal Taché, Jean-Charles Chapais et Hector-Louis Langevin). Un siècle plus tard, les députés de Bellechasse, Montmagny et L’Islet étaient tous trois dans le cabinet Johnson. Cela n’a pas empêché la région de perdre du poids démographiquement.
Si le gouvernement veut empêcher qu’on se retrouve tous en périphérie de Montréal dans quelque temps, il doit y penser tous les jours et, à défaut d’influencer efficacement l’évolution socio-économique des régions périphériques, saisir toutes les occasions qui se présentent pour favoriser une meilleure répartition de la population sur le territoire, à commencer par les gestes qu’il pose dans sa propre administration publique et l’importance qu’il accorde à sa propre capitale. La solution n’est pas de travestir la carte électorale en programme de développement régional!
On a invoqué les difficultés que posent de grandes circonscriptions rurales aux députés qui les représentent, la charge de travail, les distances à parcourir, etc. Ces difficultés sont réelles mais il existe des moyens pour les atténuer. Les allocations mises à la disposition des parlementaires sont déjà modulées selon les circonscriptions et on pourrait probablement trouver autre chose, avant de mettre la démocratie en veilleuse. Ce serait d’ailleurs une belle occasion de revoir certaines de nos « traditions parlementaires » : le député doit-il assister à toutes les funérailles et les expositions de fermières du comté?
Personne encore n’a parlé du coût de cette initiative, au moment où le déficit budgétaire imposera des sacrifices sans précédents. Un député coûte entre 350 000 et 950 000$ par année, selon qu’on calcule les coûts directs (indemnités, allocations, remboursements, etc. payés directement aux députés) ou qu’on divise simplement les dépenses de l’Assemblée nationale par 125. Il faudra bien ajouter des bureaux, des pupitres, voir aggrandir la salle des séances. Réglons pour un demi-million, probablement 10 fois, car il faudra plusieurs nouvelles circonscriptions pour faire en sorte que la moyenne d’électeurs par circonscription dans la région de Montréal ne s’éloigne pas trop de celle de la Gaspésie (sinon le gouvernement pourrait se retrouver devant les tribunaux). La somme n’est pas considérable, presque insignifiante à l’échelle du budget du Québec, mais, si c’est le cas, pourquoi pas 5 000 000$ aussi pour les aidants naturels, l’aide aux devoirs, les centres d’archives régionaux, la protection de la jeunesse, etc.?
Que retiendront les citoyens de cette initiative? Que l’objectif de la mesure est d’alléger le travail de deux ou trois députés, tout en accumulant du capital politique dans autant de régions périphériques et que ceux qui ont adopté cette mesure en sont aussi les bénéficiaires? Ils font pourtant partie d’une institution dont le « fonds de commerce » est la démocratie?