Archives mensuelles : décembre 2015

« Chapleau fait son jour de l’An »

Il y a 85 ans, Ovila Légaré enregistrait une chanson folklorique qui deviendra un classique du temps des Fêtes et se hissera même au quinzième rang du palmarès en 1951, Chapleau fait son jour de l’An. Jour de l'an 1881-départ

Ovila Légaré  

Né à Montréal le 21 juillet 1901, Ovila Légaré gagnait sa vie comme étalagiste et concepteur d’affiches pour des magasins de la rue Sainte-Catherine mais se passionnait pour le folklore, probablement influencé par des grands-parents amateurs de ce genre musical.

Au début des années 1920, il rencontre Conrad Gauthier et Charles Marchand dans les « Soirées de familles » organisées par Édouard-Zotique Massicotte au Monument National ; il participe ensuite aux « Veillées du bon vieux temps » animées par Gauthier.

Chapleau Ovila Légaré

À la même époque, Légaré s’initie au métier d’acteur qu’il exercera ensuite pendant un demi-siècle au théâtre, à la radio, à la télévision et au cinéma. En 1927, il tient un rôle dans Jos Montferrand au Monument National et il chante en deuxième partie du spectacle, ce qui lance sa carrière de folkloriste.

La même année, il enregistre son premier 78 tours (Pierrot n’a pas d’culottes / Brasse ton petit sac de blé) et, au tournant des années trente, il en produit des dizaines chez la compagnie montréalaise Starr dont ses grands succès, Dans l’temps du Jour de l’An, La Bastringue et Chapleau fait son Jour de l’An.

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Cette dernière chanson est enregistrée à l’automne 1930 et lancée au début de 1931. Légaré est « accompagné à la guimbarde et à l’harmonica » par La Bolduc qui est entrée dans la troupe des « Veillées » de Gauthier par l’entremise de Légaré et y participe comme musicienne.

L’œuvre est souvent attribuée à Légaré mais ce serait étonnant puisque l’étiquette du disque mentionne qu’il s’agit d’une « vieille chanson » et que Légaré n’avait alors que 30 ans. L’a-t-il recueillie auprès de ses acolytes des « Soirées de familles » ou des « Veillées du bon vieux temps » ? L’a-t-il obtenue de Marius Barbeau ? Le mystère qui entoure les origines de cette chanson est commun à bien d’autres œuvres folkloriques interprétées par Légaré dont la fameuse Des mitaines pas d’pouces identifiée elle aussi comme « vieille chanson ».

Chapleau Adolphe-gravure

Une satire sur Adolphe Chapleau?

Ce serait aussi plus logique de voir cette chanson apparaître dans les dernières décennies du XIXe siècle car il s’agirait là d’une satire dirigée contre Adolphe Chapleau (1840-1898), avocat et homme politique québécois. Premier ministre du Québec de 1879 à 1882, Chapleau passe ensuite au niveau fédéral, une expérience dont il sortira déçu, parce que MacDonald n’en fera pas son lieutenant, et discrédité politiquement à la suite des positions de son parti dans l’affaire Riel et le dossier des écoles du Manitoba. Il terminera sa carrière comme lieutenant-gouverneur du Québec de 1892 à 1898.

Jour de l'an 1881-vingtième

La chanson popularisée par Légaré met en scène un Chapleau qui fait ses visites du Jour de l’an. Après quelques visites bien arrosées, il en perd son chapeau et ses mitaines, sa carriole prend le champ et c’est un bon Samaritain qui le monte dans son berlot et l’amène chez lui où il cuve son vin pendant deux jours, « la tête lourde, la bouche épaisse »…

Adolphe Chapleau avait effectivement une réputation de bon vivant. Dans le troisième tome de son Histoire de la province de Québec, Rumilly évoque les mœurs sociopolitiques de la fin du XIXe siècle :

« La plupart de ces hommes, ayant de très beaux dons d’intelligence, étaient fils ou petits-fils de cultivateurs. Ils avaient attelé des chevaux et braconné dans les bois avant d’apprendre le latin. […] Robustes, ils mordaient dans la vie à pleines dents; c’étaient de gros mangeurs (après la perdrix, la tourtière, après la tourtière, les pattes de cochon, après les pattes de cochon, les beignes!), de gros buveurs et de gros travailleurs. Plus d’un brûlait la chandelle par les deux bouts. Montréal et Québec comptaient des restaurants dont la cuisine et la cave, justement réputées, attiraient ces gourmets qui étaient aussi des gourmands. Et, par exemple, chez le vieux Français Ollivon […], Raymond Préfontaine [député à Québec et Ottawa, ministre fédéral, maire de Montréal] discutait avec le gros Mousseau [député à Québec et Ottawa, ministre fédéral, premier ministre à Québec], non pas de l‘abolition ou du maintien du Conseil législatif, mais de la saveur comparée des divers apéritifs. Dansereau, le fort gaillard qui pouvait boire deux bouteilles de cognac par jour sans que cela parût trop […], trinquait avec Arthur Buies, toujours maigre et gueux, ou bien avec Hector Berthelot ou bien avec Fréchette [poète, greffier du Conseil législatif]. Chapleau et Mercier se tutoyaient, et il arrivait qu’on invitât le curé Labelle auprès de qui les plus gros mangeurs semblaient avoir des appétits d’enfants! »

Chapleau Adolphe - caricature

Chapleau fait son Jour de l’An

Le texte de la chanson est ici transcrit d’après l’enregistrement de 1930 sur étiquette Starr. Il en existe évidemment plusieurs versions. À la première strophe, où il est question d’un individu (ou d’un restaurant?) nommé Batifiole, un interprète invité à « Soirées canadiennes » a plutôt chanté « en sortant sa petit’ fiole », ce qui serait bien de circonstance. Par ailleurs, à la dernière ligne du deuxième couplet, plusieurs ont compris « Pis y était comm’ un croxignole » mais ce serait plutôt « Piété comm’ un croxignole, « piété » étant un canadianisme signifiant « habillé luxueusement ».

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Chapleau fait son Jour de l’An

(« vieille chanson avec violon et musique à bouche »)

- 1 -
En sortant d’chez Ferdinand
Chapleau s’sent le cœur content
Mais en sortant d’chez Batifiole
Plus il va, plus il caracole.

(Refrain)
Fu, fu, fu, mais c’pendant
Les pieds plus légers qu’la tête
Fu, fu, fu, mais c’pendant
Chapleau fait son Jour de l’An.

- 2 -
Le jour de l’an au matin
Mit l’effronté su’l'chemin
Il embarque dans sa carriole
Piété* comm’ un croxignole**.
- 3 -
Il échappe son chapeau
Son ch’val cré qu’c'est un siau d’eau
Il échappe ses mitaines
Son ch’val cré que c’est d’l'avoine.
- 4 -
En r’virant au bout du rang
Son ch’val prend le mors aux dents
Chapleau r’vole de d’sus son siège
À quatr’ patt’ dans un banc d’neige.
- 5 -
Anthime qui vient à passer
S’en vient pour le ramasser
Il tire par son fond d’culottes
Et dans son barlot l’emporte.
- 6 -
Chez lui sa femme l’a couché
Après l’avoir déchaussé
Il dormit quarante-huit heures
Sans grouiller dans sa demeure.
- 7 -
Au bout d’la deuxième journée
Il commence à s’étirer
Il se sent mal à son aise
La tête lourde, la bouche épaisse.

(Dernier refrain)
Fu, fu, fu, mais c’pendant
Les pieds plus légers qu’la tête
Fu, fu, fu, mais c’pendant
Il a fait son Jour de l’An.
——-

* Habillé avec luxe
**Ou croquignole, sorte de beignet.

Jour de l'an 1881-retour

On peut écouter Chapleau fait son Jour de l’An sur plusieurs sites :

Les statistiques du Rapport L’Heureux-Dubé

Dans le Journal de Québec du 5 décembre, Jean-Jacques Samson écrivait que les parlementaires « travaillent moins que par le passé » (« Parlementaires à temps partiel », http://www.journaldequebec.com/2015/12/05/parlementaires-a-temps-partiel). Il appuyait son jugement sur une étude de l’Observatoire de l’administration publique (ÉNAP, 2012) qui constatait que l’Assemblée a tenu en moyenne 95 séances par année entre 1960 et 1981 et seulement 71 de 1982 à 2010, une diminution de 25%.

Ce portrait est très différent de celui qui est a été présenté en novembre 2013 par le « Comité consultatif indépendant sur les conditions de travail et le régime de retraite des membres de l’Assemblée nationale », désigné communément sous le nom de « Comité L’Heureux-Dubé » (http://www.assnat.qc.ca/fr/publications/fiche-depute-remuneration-juste.html).

Plus de jours, moins d’heures

L’évaluation du comité indépendant ne tient pas compte de l’époque où on siégeait souvent plus de 90 jours par année, soit avant 1984. Il prend en considération le travail parlementaire après1984 et divise les trois décennies suivantes en deux périodes inégales, soit avant et après la réforme de 2009 qui a modifié le calendrier parlementaire. « Les effets de cette réforme sur la charge de travail sont considérables, avance-t-on dans le rapport. À l’Assemblée nationale, le nombre annuel de séances qui était en moyenne de 77 entre 1984 et 2008 atteint maintenant 83. Comme l’Assemblée tient, en période de travaux réguliers, trois séances par semaine, c’est donc dire que deux semaines de travaux se sont ajoutées » (Rapport, p. 33).

La période prise en considération par l’étude de l’ÉNAP s’arrête en 2010 tandis que le Comité L’Heureux-Dubé couvre deux années de plus, ce qui peut influencer les résultats, mais il faut surtout aller mettre le nez dans les statistiques de l’annexe III du Rapport pour expliquer les constats différents et relativiser les effets « considérables ».

Pour arriver à « ses » chiffres, le comité indépendant a exclu les « années électorales », celles où la Chambre siège évidemment un peu moins, ce qui bonifie les données (p. 133). Sans cette exclusion, on aurait plutôt une moyenne de 71 séances, entre 1984 et 2008 (soit un résultat comparable à celui de l’ÉNAP), et 79, entre 2009 et 2012.

Les modifications apportées au calendrier parlementaire en 2009 auraient donc eu un effet mais l’examen de l’annexe statistique apporte un autre bémol : les séances sont beaucoup plus courtes. Elles dépassent rarement quatre heures depuis 2007 alors qu’elles duraient rarement moins de cinq heures auparavant (p. 134-135). L’Assemblée a donc siégé en moyenne 342 heures par année depuis 2009 contre 410 heures les 13 années précédentes, soit 68 heures (17%) DE MOINS. (Une analyse plus fine montrerait probablement que la Chambre ajourne plus souvent ses travaux après les affaires courantes pour faciliter le travail en commission).

Bref, si tous ces chiffres sont exacts, « deux semaines de travaux se sont ajoutées » à la session, si on compte en jours, mais, si on compte les heures, il y a à peu près deux semaines « normales » de 35 heures de moins!

Le travail en commission

Comme Jean-Jacques Samson s’est empressé de le préciser, à juste titre, il ne faut pas « juger de la qualité et de l’efficacité d’un gouvernement [sic] seulement par le nombre de jours de séance de l’Assemblée nationale et le nombre de lois votées ». La plus grande partie du travail parlementaire se déroule en commission et, à ce chapitre, selon le Comité L’Heureux-Dubé, la progression serait « encore plus frappante ». D’après son tableau de la page 33, les commissions ont tenu en moyenne 390 séances, pour un total de 1281 heures, de 1984 à 2008, contre 526 séances et 1545 heures depuis 2009 (en excluant toujours les années électorales), soit une augmentation moyenne de 264 heures.

Au lecteur peu averti qui serait tenté d’ajouter ces 1545 heures effectuées en commission aux 342 heures de l’Assemblée, il faut rappeler qu’il s’agit d’une charge de travail partagée entre 10 commissions sectorielles. L’augmentation moyenne de 264 heures par année depuis 2009 représente donc une charge accrue d’environ 26,4 heures par commission, soit une cinquantaine par député, chacun d’eux étant généralement membre de deux commissions, parfois moins, rarement plus.

Depuis 2009, il y aurait donc, en moyenne, une cinquantaine d’heures de plus en commission et soixante-huit de moins en chambre : peut-on vraiment conclure que la réforme de 2009 a eu des effets « considérables » sur la charge de travail? Le nouveau calendrier a étiré la session (qui va maintenant de février au début de juin et de septembre au début de décembre) mais il prévoit des « relâches » statutaires qui permettent le retour en circonscription.

La conciliation Québec-circonscription

Le rapport du comité indépendant attire l’attention sur les séances de commission tenues hors session, ce qui oblige les parlementaires à venir parfois à Québec en janvier et en août, mais le nombre de commissions qui travaillent en dehors des semaines où l’Assemblée siège demeure marginal, comme en témoignent les tableaux de l’annexe III (p. 145). Le comité évoque aussi une « utilisation plus marquée du lundi par les commissions », ce qui viendrait interférer avec la traditionnelle journée de travail dans le comté; encore là, les statistiques (p. 146) permettent de prendre la mesure du phénomène : le nombre moyen de séances tenues le lundi a augmenté d’une vingtaine par année en moyenne, chiffre qu’il faut encore diviser par 10, ce qui donne bien peu de lundis problématiques pour chacun des parlementaires.

Par ailleurs, le comité ne dit mot de l’impact du nouveau calendrier sur les fins de session qui sont beaucoup plus hâtives maintenant. On a « fermé la boutique » le 4 décembre, cette année, alors qu’on pouvait siéger autrefois cinq jours par semaine pendant trois semaines en décembre, soit jusqu’à l’avant-veille de Noël, et en juin, jusqu’à la Saint-Jean. Le nouveau calendrier a donc allégé les fins de session.

Pour évaluer le travail du député, le cas de l’ancien député de Jean-Talon peut-il servir d’exemple? Son travail dans l’opposition sous le gouvernement minoritaire du PQ a fait l’objet d’une analyse dans une note de juillet 2014 (https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2014/07/16/les-loisirs-dun-depute-urbain-suite/). Pendant les 18 mois analysés, la Chambre a tenu 110 séances et sa commission, 80, mais seulement 17 les jours où l’Assemblée ne siégeait pas. Sa présence aurait donc été requise au Parlement, théoriquement, 127 jours (110+17) en 18 mois, soit environ 7 jours par mois. Il restait donc beaucoup de temps pour le « travail de comté » mais il faut croire que la tâche n’y était pas trop lourde car il a pu reprendre l’exercice de sa profession et s’occuper d’un nombre de patients qui ressemble beaucoup à celui d’un médecin pratiquant à temps complet. Ce cas illustre la difficulté d’évaluer le travail du député qui varie beaucoup selon les circonscriptions. Le Comité L’Heureux-Dubé aurait pu nous en apprendre beaucoup à ce sujet, car il a administré un long questionnaire aux députés, mais il n’en a pas diffusé les résultats.

De la roche Avignon à la roche à Veillon, en passant par Algernon Rock

Est-ce que le nom de « roche à Veillon » serait « une corruption de roche Avignon, désignation venue elle-même de roche Algernon », comme l’écrivait Gérard Ouellet en 1946 ? Probablement oui, pour la première proposition; plus sûrement non, pour la deuxième, car Avignon a précédé Algernon.

La roche Avignon

En 1794, dans Sailing directions for the first part of the North American pilot, guide basé sur les travaux du fameux capitaine Cook et d’autres officiers de l’Amirauté, il n’est question que des Piliers (Pillars). Il faudrait pousser les recherches pour situer le moment où cette roche est nommée dans les ouvrages concernant la navigation. Pour le moment, la plus ancienne mention d’un « Avignon Rock » se trouve dans le témoignage de l’amiral Bayfield, commandant de la flotte royale, devant un comité spécial de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada en décembre 1829.

Bayfield

L’amiral Bayfield

C’est aussi le nom « Roche Avignon » qu’on donne à ce rocher situé au sud du Pilier de pierre dans plusieurs autres documents publiés en anglais par la suite, dont le Topographical Dictionary de Bouchette (1832), The American Pharos (Mills, 1832), The American coast pilot (Blunt, 1833), Sailing Directions for the Gulf and River of St. Lawrence (Bayfield, 1843), The British American Navigator (Purdy, 1847), Sailing directions for the Gulf and River St. Lawrence (1862), et le Cinquième Rapport du comité spécial des Communes sur les pêcheries et la navigation (1869). Pas d’Algernon Rock dans aucun de ces documents, ni dans le reportage du Morning Chronicle sur le naufrage de 1857 : « The name of the rock upon which the « Canadian » struck is « L’Avignon » also known as the « half-tide rock » ».

Algernon Rock

Une recherche de mots avec la banque de données Notre mémoire en ligne révèle une première mention du « Algernon Rock » dans les Débats des Communes de 1874, quand les députés ont adopté des crédits pour y construire une jetée et un phare (ce qui sera fait en 1876). C’est la plus ancienne mention retracée dans les documents fédéraux avec cet outil de recherche, mais ça n’exclut pas que ce nom ait pu être utilisé auparavant. Ce nom apparaîtrait sur d’anciennes cartes britanniques, mais nous n’en avons pas eu sous les yeux : il serait étonnant que l’amiral Bayfield ait appelé « roche Avignon » un site que des cartes marines de son époque auraient identifié comme « Algernon Rock ».

Algernon Rock-carte 1207Algernon Rock sur une carte de 1972 (éditée d’abord en 1929, no 1207)

Après 1874, « Algernon » s’impose comme toponyme officiel pour les fins fédérales. Ainsi, en 1883, Louis-Damase Babin reçoit un salaire comme gardien des « Pillars » et une allocation pour un « assistant light-keeper » sur l’« Algernon Rock ». Mais les gens de la région continueront de dire naturellement « roche Avignon », comme en témoignent Charles Deguise, dans Cap au Diable (1863), Alphonse Leclaire, dans Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906) et Arthur Fournier, dans son Mémorial (1923). Un passage du texte d’Alphonse Leclaire mérite d’être cité : « La roche Avignon de nos navigateurs canadiens (Algernon Rock) garde encore, sur sa pointe est, l’arrière du vaisseau de la ligne Allan, le Canadian, qui y fit naufrage ». Algernon est comme la « version » anglaise d’Avignon, le rocher ayant vraisemblablement un nom pour le ministère fédéral de la Marine et un autre, plus ancien, pour les « navigateurs canadiens » (entendons ici francophones ou québécois). Gérad Ouellet utilisera la même « équivalence » dans un article de L’Action catholique en 1937.

Roche Àvignon (Leclaire, c1906)

« Le phare de la roche Avignon » dans Alphonse Leclaire, Le Saint-Laurent historique, légendaire et topographique (1906)

La roche à Veillon 

Progressivement, on voit des auteurs parler de la « roche à Veillon ». Ainsi, dans ses Chronicles of the St. Lawrence (1880), MacPherson Le Moine se demande s’il faut dire « Avignon » ou « à Veillon »; Fournier (1923) écrit que la roche Algernon est aussi connue sous le nom de « roche à Veillon », toponyme « consacré » par Damase Potvin (Le Saint-Laurent et ses îles, 1945) et Gérard Ouellet (Ma Paroisse, 1946), puis officialisé par la Commission de toponymie du Québec en 1975.

Ce bref survol tend à démontrer (car il n’est pas définitif) que « roche Avignon » a précédé « roche Algernon » et « roche à Veillon », ce dernier étant plus sûrement issu de « roche Avignon » que de « roche Algernon ». Il reste cependant plusieurs questions.

Des questions

Pourquoi un rocher, que des publications officielles ou spécialisées nommaient depuis de nombreuses années « Avignon Rock » (on peut d’ailleurs se demande pourquoi « Avignon », en plein Saint-Laurent), est-il devenu « Algernon Rock »? Ce nom ne réfère à rien d’évident dans l’histoire du Québec ou du Canada. On se met même à penser que quelqu’un a fait une erreur de transcription au département de la Marine…

Est-ce qu’on nommait ce rocher « roche à Veillon » en déformant simplement « roche Avignon » ou parce que cette appellation évoquait autre chose ? Charles Deguise suggère cette hypothèse dans Le Cap au diable, en 1863 : « […] en descendant le fleuve, vous rencontrez un écueil bien digne d’attirer votre attention : c’est la Roche Avignon, ou, comme d’autres l’appellent, la Roche Ah Veillons, à cause des dangers qu’elle présentait autrefois à la navigation […] ». Arthur Fournier reprend la même idée en 1923 : on dit aussi« roche à Veillon », écrit-il, « probablement parce que rendus vers cet endroit les marins devenaient plus vigilants et se disaient « ici veillons l’endroit est dangereux » ». L’hypothèse est séduisante mais elle ne pourra probablement jamais être démontrée. Le texte de Deguise est une légende; Fournier écrit « probablement ».

Roche à veillon - par Jean D.

La roche à Veillon (photo Michel Lacombe)

Une autre roche à Veillon et un vrai Veillon

Si ce nom peut nous sembler bien original, il faut noter qu’il y a aussi une « roche à Veillon » en France, à l’entrée du Fier-d’Ars, une petite baie qui s’ouvre sur la côte nord de l’île de Ré (près de La Rochelle). Dans cette région, le patronyme Veillon est très ancien et pourrait expliquer le nom du rocher; au Québec, Veillon est un patronyme rare (Canada411 en signale un au Québec et un en Ontario!) mais il a été porté en Nouvelle-France par un navigateur qui a sillonné le Saint-Laurent et bien d’autres eaux.

Jean-Baptiste Veillon était originaire de Saint-Saturnin (auj. Meschers-sur-Gironde, en Charente-Maritime), donc pas loin de La Rochelle. Marié à Québec en 1722, il était commandant de La Fortune en 1728, puis capitaine du brigantin L’Aimable qui voyagea de Québec à La Rochelle en 1733. D’autres documents indiquent qu’il était à La Rochelle en 1736 et 1741 puis à Saint-Domingue (Haïti), où un de ses fils est mort (1745), et probablement de nouveau en France, en 1747, quand sa fille s’y marie.

Ce navigateur et sa famille disparaissent des registres canadiens vers 1740 et on perd leur trace; on suppose qu’ils ont quitté la colonie, à l’exception d’un fils, Jean Baptiste, aussi navigateur, qui réapparaît après la Conquête et se marie à Québec en 1763. Il aura cependant peu de descendants et le nom Veillon disparaîtra totalement des recensements dans la deuxième partie du XIXe, au moment où il apparaît officieusement dans la toponymie, sans qu’on puisse faire un lien entre les deux. Du moins jusqu’à maintenant.

L’affaire Michaud : un épisode honteux

En octobre 2010, la publication de L’affaire Michaud : chronique d’une exécution parlementaire a remis dans l’actualité une grave injustice que la classe politique s’était empressée d’oublier. L’ouvrage publié au Septentrion (http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/affaire-michaud-l) n’avait rien de « sorcier » : son seul véritable mérite était d’aborder un sujet qu’aucun observateur politique, journaliste ou universitaire, n’avait daigné examiner à fond, comme si le sujet était définitivement classé depuis le jugement de la Cour d’appel en 2006.

La « chronique d’une exécution parlementaire »

L’ouvrage visait à démontrer que l’Assemblée nationale avait procédé injustement, le 14 décembre 2000, en condamnant « les propos inacceptables à l’égard des communautés ethniques et, en particulier, à l’égard de la communauté juive tenus par Yves Michaud à l’occasion des audiences des États généraux sur le français à Montréal le 13 décembre 2000 », et cela sans citer les « propos » visés, ni entendre leur auteur. La simple transcription de l’intervention de Michaud à ces audiences ─ une démarche élémentaire que les parlementaires avaient négligée ─ a démontré, sans l’ombre d’un doute, l’absence de propos justifiant une telle condamnation. L’analyse démontra aussi que les précédents parlementaires invoqués après coup n’étaient pas pertinents.

Yves Michaud avait bien sûr échoué dans ses démarches auprès des tribunaux (ceux-ci respectant la séparation des pouvoirs), mais il était important de rappeler, puisque la chose avait été pratiquement ignorée par les médias, que l’un des juges de la Cour d’appel avait cru bon d’ajouter un commentaire exceptionnel à la fin de la décision de 2006: « Pour préserver la démocratie parlementaire, et donc la libre circulation des idées, le Droit à l’époque des Chartes et de la prédominance des droits individuels permet qu’un individu soit condamné pour ses idées (bonnes ou mauvaises, politiquement correctes ou non, la chose importe peu), et ce sans appel et qu’il soit ensuite exécuté sur la place publique sans, d’une part, avoir eu la chance de se défendre et, d’autre part, sans même que les raisons de sa condamnation aient préalablement été clairement exposées devant ses juges, les parlementaires. Summum jus summa injuria [le droit strict est la suprême injustice] auraient dit les juristes romains ! » Ne pouvait-on pas croire que le juge Baudouin invitait subtilement l’Assemblée nationale à corriger elle-même ce que les tribunaux ne pouvaient pas faire ?

Les réactions

« Il est maintenant clair, écrivait Michel David, que M. Michaud n’a pas tenu devant la Commission des États généraux sur la langue les propos antisémites qu’on lui a reprochés ». Selon Gilbert Lavoie, le livre établissait « clairement qu’on lui a imputé des propos qu’il n’a pas tenus et qu’on l’a jugé sans vérifier la véracité des accusations portées contre lui ». C’est « fulgurant de clarté », commentait Gérald Larose qui avait présidé les États généraux et qui avait vainement cherché, dans le verbatim des témoignages, les « propos » reprochés à Michaud.

Au Parlement, le 1er décembre, le député Amir Khadir invite Jean Charest et Pauline Marois à l’appuyer dans la présentation d’une motion qui reconnaîtrait « l’erreur commise », ou à en présenter une eux-mêmes. Le 3 décembre, sans réponse des deux chefs, mais avec l’appui de deux députés adéquistes, il présente une motion par laquelle l’Assemblée nationale reconnaîtrait « avoir commis une erreur […] en condamnant M. Yves Michaud dont l’intervention aux États généraux de la langue française, la veille, ne comportait pas de propos offensants à l’égard de la communauté juive » et s’engagerait « solennellement, par la voie de cette motion [ou] par d’autres moyens qu’elle pourrait se donner, à éviter qu’une telle situation se reproduise […] ».

Le Parti libéral aurait donné son consentement, mais le Parti québécois refuse le débat. « C’est un vrai piège tendu par les libéraux, qui voulaient refaire un procès à Yves Michaud et M. Michaud ne mérite pas un procès », déclare Mme Marois aux médias; « On n’est jamais aussi bien trahi que par les siens », répond, entre autres choses, Yves Michaud.

Visiblement dissidents sur cette question, des membres du caucus péquiste (Gendron, Cousineau, Maltais) adressent des lettres d’excuses à Yves Michaud, ajoutant leur nom à la courte liste de ceux qui l’avaient déjà fait publiquement (Facal, Beaudoin) peu après la sortie de L’affaire Michaud. Dans les jours qui suivent, les excuses se multiplient. À la mi-décembre, l’ancien ministre Paul Bégin prend l’initiative de contacter ses ex-collègues : un mois plus tard, 51 membres du caucus péquiste de décembre 2000 avaient fait amende honorable.

De propos « inventés »

Certains le font avec des commentaires éclairants. « Comme seule excuse, écrit Claude Lachance (Bellechasse), qu’il me soit permis de vous dire que, comme la plupart de mes collègues du Parti québécois du temps, j’ai été carrément floué. Aucune discussion préalable, aucune explication au caucus avant le vote surprise. » Jean-François Simard (Montmorency) reconnaît avoir été « dans la plus totale ignorance de ce que représentait cette résolution comme atteinte aux droits fondamentaux de la personne et aux principes élémentaires de justice naturelle ». Dans une lettre adressée aux médias en décembre, Mathias Rioux évoque un « complot ourdi contre Michaud […] hors du parlement » et exprime « la honte [qu’il] éprouve d’avoir été roulé dans la farine par des manipulateurs »; l’ancien député de Matane pose une question qui n’a toujours pas de réponse : « Quel personnage ou quel groupe a instrumentalisé Bernard Landry et Sylvain Simard qui […] ont déclaré en conférence de presse que Michaud avait banalisé l’holocauste, alors qu’il n’a jamais prononcé le mot devant les États généraux sur la langue ? »

Dans une lettre adressée au Devoir en décembre 2010 (et restée inédite), l’ancien député de Marguerite-d’Youville explique qu’il a voté suivant « la volonté du chef » et en se fiant à la « grande crédibilité » des coauteurs de la motion (André Boulerice et Lawrence Bergman), mais, « après le vote, lorsque plusieurs d’entre nous voulurent aller aux sources et en savoir plus, les choses se compliquèrent et ce n’est que beaucoup plus tard que nous sûmes que Monsieur Michaud n’avait jamais prononcé les mots qu’on lui attribuait. »  (voir doc. 1) C’est d’ailleurs ce que viendra confirmer André Boulerice (Sainte-MarieSaint-Jacques), à la fin de janvier, dans un message adressé à Paul Bégin : « Il appert, des différents documents portés à ma connaissance, que les propos de M. Michaud avaient été inventés ou interprétés vraisemblablement dans le but de tromper ou de provoquer une vive réaction émotive » (voir doc. 2). Si le coauteur de la motion le dit…

La fin de l’affaire ?

Seul Le Soleil aurait évoqué cette dernière lettre à l’époque, tout en omettant le mot « inventés ». D’autres questions ont ensuite diverti l’opinion publique et l’affaire Michaud est retombée dans l’oubli. En 2013, Le Devoir a rapporté qu’Amir Khadir aurait proposé à quelques députés de déposer une motion réclamant le retrait de la motion de 2000, mais il aurait fallu que de meilleures relations existent entre la chef du gouvernement minoritaire et Yves Michaud pour que ce projet ait une chance d’aboutir.

Il manque donc toujours un point final à cette affaire qui marquera l’Assemblée nationale de la manière « la plus honteuse » (selon le mot de David Payne).

« Michaud a perdu sa bataille devant les tribunaux et n’a pas eu gain de cause à l’Assemblée nationale, écrivaitGilbert Lavoie en 2010, mais il a gagné la guerre aux yeux de l’histoire » et cette victoire « constitue une leçon pour les parlementaires ». Cette leçon, la très grande majorité des députés péquistes l’ont comprise, mais les libéraux, sans exception, s’entêtent toujours dans une position intellectuellement indéfendable. Portée à ce niveau, la discipline partisane dépasse l’entendement et discrédite notre Parlement.

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Document 1 : Lettre adressée au Devoir par François Beaulne, ancien député de Marguerite-d’Youville (1989-2003), le 19 décembre 2010

Monsieur le directeur du Devoir,

J’aimerais, par la présente, joindre mon nom à la liste de mes 25 collègues députés du Parti québécois de l’époque qui ont exprimé leurs excuses à monsieur Yves Michaud pour avoir voté à l’Assemblée nationale une motion de blâme à son endroit pour des propos qu’en fait il n’avait jamais tenus. J’étais de ceux qui sans savoir de quoi il s’agissait s’étaient levés pour appuyer une motion introduite à l’improviste dans l’ordre du jour de l’Assemblée pour condamner Monsieur Michaud, sans que le caucus du Parti n’en ait été saisi au préalable. Bien qu’il n’y ait eu aucune consigne officielle pour appuyer la motion, la lourdeur de l’atmosphère qui régnait au Salon Bleu et dans les rangs du Parti Québécois, conjuguée au regard scrutateur du Premier ministre qui surveillait minutieusement le vote de chacun de ses députés, faisait office de consigne.

Comme plusieurs de mes collègues j’avais appuyé la motion, non seulement parce que je sentais que tel était la volonté du chef, mais également parce que cette motion, qui prêtait à Monsieur Michaud des propos antisémites était présentée conjointement par deux députés, l’un péquiste, André Boulerice, et l’autre, libéral, Lawrence Bergman, qui, tous les deux, jouissaient à l’Assemblée nationale d’une grande crédibilité de pondération et de modération en matière d’antisémitisme. Je me suis dit, comme sans doute plusieurs autres, que si ces deux collègues députés jugeaient les propos prononcés suffisamment offensants pour mériter une motion de blâme du Parlement, chose inédite, c’est qu’effectivement ça devait être pas mal sérieux.

Immédiatement après le vote, lorsque plusieurs d’entre nous voulurent aller aux sources et en savoir plus, les choses se compliquèrent et ce n’est que beaucoup plus tard que nous sûmes que Monsieur Michaud n’avait jamais prononcé les mots qu’on lui attribuait. Mais le tort était fait, autant pour la réputation de Monsieur Michaud que pour celle de l’Assemblée nationale qui, outrepassant toutes les règles qu’exige le respect des droits de la personne, avait pris sur elle de condamner péremptoirement un citoyen, ce qu’aucun tribunal ne ferait.

Jusqu’à ce jour, j’ai gardé de cette histoire un mauvais goût et un certain malaise de conscience. C’est pourquoi je félicite et remercie mon ancien collègue Paul Bégin d’avoir pris l’initiative de rédiger une lettre d’excuse et de tenter d’y apposer la signature de ceux d’entre nous qui ont appuyé cette motion. N’étant plus député depuis 2003, il a sans doute perdu ma trace, mes fonctions actuelles de représentant des Nations Unies auprès du Parlement du Mozambique m’ayant quelque peu éloigné de la scène québécoise.

C’est pourquoi, je vous saurais gré, Monsieur le rédacteur en chef, de bien vouloir publier cette lettre en solidarité avec mes collègues qui ont exprimé leurs excuses à Monsieur Yves Michaud.

Maputo, Mozambique, le 19 décembre 2010

François Beaulne

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Document 2 : Lettre adressée à Paul Bégin par André Boulerice, ancien député de Sainte-Marie–Saint-Jacques (1985-2005), le 26 janvier 2011

 26 janvier 2011

Monsieur Paul Bégin, ancien ministre,

Monsieur le Ministre,

Éloigné de la politique et de l’actualité québécoise depuis mon retrait de la vie publique en 2005, un ami a attiré récemment mon attention quant à votre travail au sujet de la motion de blâme adoptée par l’Assemblée nationale à l’encontre de certains propos de Monsieur Yves Michaud, tenus il y a déjà plus de dix ans.

Les récents articles de journaux québécois que j’ai pu consulter sur internet disent que vous avez essayé de contacter les élus qui ont voté cette motion. Informé de votre démarche, je tiens à vous transmettre ce qui suit.

À l’époque, on nous a rapporté des propos inacceptables traitant de matières très sensibles et qui, par le passé, avaient profondément entaché notre formation politique. Il appert, des différents documents portés à ma connaissance, que les propos de M. Michaud avaient été inventés ou interprétés vraisemblablement dans le but de tromper ou de provoquer une vive réaction émotive. L’opposition libérale d’alors ou certains de ses affidés a (ont) vraisemblablement agi par intérêt bassement partisan. On disait de Talleyrand que « l’ambition se nourrit des matières les plus viles comme des plus nobles », il en est de même des fédéralistes dans leur quasi-haine des indépendantistes.

J’assume ma responsabilité dans la présentation de la motion incriminée et je présente par cette lettre mes excuses à Monsieur Yves Michaud. Quant aux élus « libéraux », le discrédit général au Québec à leur égard est déjà sanction.

Je vous prie de bien vouloir transmettre copie de ce message à Monsieur Michaud et de lui demander de le considérer comme lui ayant été adressé personnellement.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de mes sentiments distingués.

André Boulerice

Ancien ministre et député de Sainte-Marie-Saint-Jacques (1985-2005)