À l’heure des excuses aux Franco-ontariens…

Directeur d’un « bureau d’enregistrement » (« registrateur », comme on disait), Adolphe Poisson (1849-1922) occupait ses loisirs et, probablement, ses heures creuses à faire de la poésie. De là, peut-être, le titre d’un premier recueil, dont la Revue canadienne souligne la parution dans son édition de 1894,  Heures perdues

Poisson-portrait

Ce « charmant recueil de poésies », écrit-on, « fait grand honneur à notre littérature canadienne », et, pour prouver que Poisson « sait réussir dans tous les genres », passant « du grave au doux du plaisant au sévère », l’éditeur de la revue reproduit le poème intitulé « Francophobie », qu’il appelle pudiquement une « boutade humoristique ».

On comprendra aisément que Poisson utilise l’ironie pour évoquer comment les francophones étaient reçus dans l’Ontario de la fin du XIXe siècle, soit bien avant le Règlement XVII (1912). C’est donc un Canadien anglais qui parle:

FRANCOPHOBIE

Amis, entendez-vous ? Ainsi qu’une marée
Mugissant sous l’effort de ses flots révoltés,
Sur nous se précipite une race exécrée…
           
— Mais ces gens-là sont effrontés !
Ils entament déjà notre plus cher domaine,
Ils avancent par bande ainsi que font les loups,
Sous les yeux vigilants de la louve romaine…
           
— Mais ces gens-là sont des filous !
Prescott, Russell, Essex râlent sous leur contrôle ;
Carleton et Renfrew sont envahis par eux ;
Encore une poussée et l’on nous jette au pôle…
           
— Mais ces gens-là sont dangereux !
Comme une tache d’huile on les voit se répandre
Des bords de l’Acadie aux champs américains,
Et ce qu’on leur refuse ils savent bien le prendre…
           
— Mais ces gens-là sont des coquins !
Voyez ces porteurs d’eau ne rêvant que conquêtes,
Nous dire sans façon : Messieurs, déguerpissez !
Il nous faut vos prés verts et vos villes coquettes…
           
— Mais ces gens-là sont bien pressés !
Dévorés du souci d’être propriétaires,
Ces vils envahisseurs viennent en tapinois
Avec de beaux écus, nous enlever nos terres…
           
— Mais ces gens-là sont des sournois !
Défendant un par un tous les droits qu’on leur nie,
Par des œuvres de paix répondant aux affronts,
Quand nous soufflons la guerre, ils prêchent l’harmonie…
           
— Mais ces gens-là sont des poltrons !
Qu’on leur jette l’insulte, et que pour les confondre
On les traite de gueux, de Chinois, d’étrangers,
Ils vont droit leur chemin sans même nous répondre…
           
— Mais ces gens-là sont enragés !
Grâce à l’inique appui de nos lois arbitraires,
Ils se disent amis et se font dictateurs ;
Pour mieux nous dominer ils nous nomment leurs frères…
           
— Mais ces gens-là sont des menteurs !
Et pour vous démontrer jusqu’où va leur audace,
En face des vainqueurs ils font les conquérants,
Et se croient tous issus d’une héroïque race…
           
— Mais ces gens-là sont ignorants !
Ils ont des écrivains qui se mêlent d’écrire ;
Non contents de la prose ils font même des vers !
En sauteux ? en français ? Je ne saurais vous dire…
           
— Mais ils ont donc tous les travers !
Ils ont des orateurs puissants qui ne le cèdent
À nul de nos meilleurs, et même, les rusés !
Notre langue et la leur également possèdent…
           
— Mais gens-là sont bien osés !
Sous la verge de Rome et sous le fouet jésuite
Se courbent tous les fronts, rampent tous les partis I
Pas un seul n’a pleuré la liberté détruite…
           
— Mais gens-là sont des abrutis !
Tout en se proclamant bons sujets de la Reine,
Ils nous pressent partout, nous disputent nos droits,
Au lieu de nous céder la palme dans l’arène…
           
— Mais ces gens-là sont maladroits !
Ils veulent comme nous leur part de patronage ;
Être dans la milice un peu plus que sergents,
Et partager aussi la poire et le fromage…
           
— Mais ces gens-là sont exigeants !
Ils vont plus loin ! Ils nous volent, les misérables I
Jusqu’à nos plumpuddings et nos roastbeefs fumants !
Profanant sans remords ces mets si vénérables…
           
— Mais ces gens-là sont des gourmands !
Ils sont prétentieux ; même je les soupçonne,
Les naïfs ! de se croire en tous points nos égaux,
Nous qui représentons la race anglo-saxonne !…
           
— Mais ces gens-là sont des nigauds !
De leur ambition ils ne font nul mystère,
Et si l’on en croyait leurs discours imprudents,
Un des leurs serait chef du prochain ministère…
           
— Mais ces gens-là sont impudents !
De robustes enfants leurs chaumières sont pleines,
Ils essaiment partout, passent fleuves et monts,
Ils abattent nos bois, ils labourent nos plaines…
           
— Mais ces gens-là sont des démons !
Vandales d’Amérique, excités par leurs prêtres,
Sûrs des nouvelles lois et forts des vieux édits,
Ils s’emparent du sol pour devenir nos maîtres…
           
— Mais ces gens-là sont des bandits !
Le croirez-vous ? J’ai vu douze enfants par chaumière !
Même, au lieu d’en rougir, ils en sont triomphants !
D’excès si monstrueux la race est coutumière…
           
— Mais ces gens-là font trop d’enfants !
Ils parlent une langue inconnue et barbare,
Trop vulgaire et trop rude aux gosiers écossais ;
Voilà pourquoi chez nous la parler est si rare…
           
— Mais ces gens-là sont des Français !
S’ils n’étaient que Français ! mais ils sont catholiques !
Ils entendent la messe et disent l’oraison,
Au lieu de s’inspirer de nos œuvres bibliques…
           
— Mais ils ont perdu la raison !
Pour comble de scandale, ils vénèrent leurs prêtres,
Ils s’attachent au sol où sont couchés leurs morts ;
Loyaux à la Couronne, ils ignorent les traîtres…
           
— Ces Canadiens ont tous les torts !

———–

P.S.: En 1916,  un certain George A. S. Gillespie a publié une adaptation  anglaise de ce poème, sous le titre Francophobia: a new « Book of Lamentations » with a modern canadian setting. Il faut se féliciter, écrivait-il, d’avoir « changé tout cela »….

3 réflexions au sujet de « À l’heure des excuses aux Franco-ontariens… »

  1. Merci pour cette belle trouvaille.
    Quelle façon élégante, et bien française, de dénoncer la francophobie canadienne-anglaise, en la moquant.
    Aujourd’hui les choses sont plus déguisées : laisse passer mon pétrole, j’aiderai ton Bombardier. Nos anglophiles épris de « collaboration » n’oseraient jamais s’élever contre la manière dont le ROC traite les Canadiens français; peut-être ne la perçoivent-ils même pas, tout simplement. La langue ne fait plus partie de leur combat.

    1. Poisson n’était pas une grand poète. J’ai trouvé cette pièce par hasard dans une vieille anthologie.

Les commentaires sont fermés.