«La mort de Champlain»

par Serge Usène, pseudonyme d’Eugène Seers[1]

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Sur un rocher neigeux, dans un pays perdu
En face du grand fleuve aux ondes solitaires,
Le héros, l’œil hanté de visions austères,
S’endort, comme accablé de son labeur ardu. 

Quelques soldats obscurs environnent sa couche,
Braves qu’avait gagnés son rêve conquérant,
Et ces fils éperdus recueillent en pleurant
Les syllabes d’espoir qui tombent de sa bouche. 

Un prêtre, compagnon d’œuvres et de combat,
Comme un gage de paix pour l’heure redoutée,
Au chevalier pieux offre, sur son grabat,
Cette croix qu’en ce sol naguère il a plantée. 

La stupeur se répand dans la bourgade en deuil,
Sur les cœurs atterrés l’effroi plane en silence,
Et chacun se demande : « Est-ce notre existence
Que cet homme en mourant va clouer au cercueil ? » 

Autour, la forêt vierge et les savanes bleues
Où glissent le Mohawk et le Tsonnontouan ;
Puis les déserts sans fin, puis le morne océan…
La France est par-delà, si loin, à mille lieues !

Et le calme héros expire sans renom,
Sans une voix chantant sa pénible épopée,
Sans savoir si quelqu’un reprendra son épée,
Sans laisser même un fils pour porter son grand nom.  

Mais qu’importe l’oubli lorsque l’œuvre demeure
Et qu’au Christ, à la France, un royaume est acquis ?
Mais, au soir des combats, sur le tertre conquis
Quand flotte le drapeau, qu’importe que l’on meure ?

Peut-être à ses yeux clos brille alors le secret
Des triomphes futurs, des grandes destinées,
D’une gloire qui vient par-delà les années,
Et, comme sans remords, il tombe sans regret.  

À cette heure, bien mieux que le bronze ou la pierre,
L’avenir, ô Champlain ! te consacre un autel.
Vois ! après trois cents ans, tout un peuple immortel
Germe sur ton cercueil et vit de ta poussière.


[1] Né à Beauharnois en 1865, Eugène Seers entre chez les Pères du Très-Saint-Sacrement, en Belgique, et gravit les échelons de son ordre jusqu’à devenir supérieur de la maison de Paris. À la suite d’une crise de foi, doublée d’une relation amoureuse, il rentre à Montréal en 1894 et travaille discrètement à l’imprimerie de la congrégation.

En 1903, il quitte les ordres et s’installe au Massachusetts avec Clotilde Lacroix. Il est successivement typographe chez un éditeur puis correcteur d’épreuves à l’imprimerie de Harvard. Désormais connu sous le nom de Louis Dantin, il ne fera que trois brefs retours au Québec avant sa mort en 1945.

Eugène Seers a publié des textes ici et là sous divers pseudonymes. En 1932, il regroupe quelques-uns de ses poèmes dans Coffret de Crusoé, dont « La mort de Champlain » (25 décembre 1635), publié initialement, sous le pseudonyme Serge Usène, dans Les fleurs de la charité, organe du Patronage de Saint-Vincent de Paul, en novembre 1898.