On raconte souvent cette anecdote impliquant Yves Michaud, Jean-Noël Tremblay et Maurice Bellemare.
C’était à la fin des années 1960. Michaud (député de Gouin de 1966 à 1970) a la parole et, pour signaler que le ministre Tremblay n’est pas à son siège, il s’interrompt pour dire au président : « Ce n’est pas un ministre que nous avons, c’est une estafette ! » Maurice Bellemare se lève aussitôt pour demander que le député de Gouin retire ces basses accusations contre Tremblay, mais un autre collège lui glisse à l’oreille que Michaud a dit « estafette » et non autre chose, comme « tapette ». Bellemare retire alors sa demande en prétextant qu’on ne comprend pas toujours le député de Gouin car il parle parfois avec « raffinerie ».
Yves Michaud (BANQ)
Les termes pouvaient varier puisqu’on n’avait pas de référence précise au Journal des débats publié depuis 1963, mais pas très bien indexé. On pouvait même se demander s’il s’agissait d’une légende entretenue pour ridiculiser le député de Champlain.
Le moteur de recherche du Journal des débats étant enfin digne des années 2000, on peut y chercher le mot litigieux.
1967
Michaud l’a utilisé une première fois le 14 juin 1967 (JD : 4058) dans une intervention sur la loi du cinéma : « Je m’aperçois que le ministre des Affaires culturelles quitte la Chambre. Ce n’est pas un ministre qu’on a, c’est une estafette ».Jean-Noël Tremblay invoque aussitôt le règlement pour se justifier en disant qu’il en a « assez de ce baragouin démagogique que nous avons entendu depuis quelques jours ici et qui n’apportent rien de rien au projet de loi qui a été présenté par le Secrétaire de la province. Comme ministre des Affaires culturelles, ajoute-t-il, je suis le premier intéressé à ce que la loi du cinéma soit une loi qui réponde aux besoins de la culture du Québec ».
Jean-Noël Tremblay (BANQ)
Maurice Bellemare invoque aussi le règlement pour dire que le débat en troisième lecture d’un projet de loi « doit être strictement restreint au contenu de celui-ci ».
1968
Michaud récidive le 16 mai 1968 (JD : 1725 et ss.). Pendant qu’il parle des crédits des Terres et Forêts, le ministre Tremblay l’interrompt souvent, ce qui donne lieu à l’échange suivant :
M. MICHAUD : Le ministre des Affaires culturelles est comme un interrupteur automatique. Non seulement en cette Chambre est-il comme une estafette qui va de son siège à l’extérieur, mais il est aussi un interrupteur automatique. M. le Président, je vous demande de rappeler le ministre des Affaires culturelles à l’ordre.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Non, M. le Président…
M. MICHAUD : L’estafette, j’ose le dire, fait partie du cérémonial d’inauguration des séances dont j’ai parlé tout à l’heure avec le roi, sa cour, ses barons et ses baronets.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Non, vous n’avez pas tout énuméré.
M. MICHAUD : L’estafette est le commissionnaire du roi.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Ah non, pas du tout, ce n’est pas ça.
M. MICHAUD : Un rôle dans lequel je vois très bien le ministre des Affaires culturelles, ou peut-être dans celui de fou du roi.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Non, M. le Président, pour la vérité historique, l’estafette était le commissionnaire du grand connétable de l’armée. Vous voyez, c’est ça la culture. Il ne connaît même pas les mots qu’il emploie ».
Et ça se poursuit avec des jeux de mots douteux :
M. MICHAUD : M. le Président, au mot connétable, le ministre des Affaires culturelles aurait dû s’arrêter à la première syllabe.
M. ALLARD : Ah, ça, c’est fort !
M. MICHAUD : Parce que ce mot commence mal.
M. ALLARD : Fatiguant !
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Je m’en rends compte parce que cela a fait de vous un convaincu.
M. MICHAUD : Mais vous avez siégé longtemps dans une Chambre confédérale, vous.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Ah oui, mais je ne suis plus un confédéré…
M. MICHAUD : Vous êtes un confédéré et dites-le vite, dites-le rapidement…
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : …contrairement à vos collègues, entre autres l’honorable chef de l’Opposition.
M. MICHAUD : …que vous êtes un confédéré, parce que nous allons nous poser des questions.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Allez-y !
M. MICHAUD : Ne hachez pas les syllabes.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : Allez-y !
M. MICHAUD : M. le Président, je dis donc qu’une loi…
M. LE PRÉSIDENT : A l’ordre ! Je regrette de n’avoir pas la compétence pour juger un pareil débat.
Et, là, le ministre du Travail intervient :
Maurice Bellemare (BANQ)
M. BELLEMARE : Grosse Bertha !
M. MICHAUD : Je n’ai pas demandé au ministre du Travail de retirer les mots « grosse Bertha ». D’ailleurs, c’est une expression que j’affectionne particulièrement puisque la grosse Bertha, à la fin de la guerre de 1914, en 1917, était une arme extrêmement puissante et offensive qui lançait des obus à longue portée, des obus qui rejoindront un jour le ministre du Travail et qui provoqueront sa propre dévastation.
M. BELLEMARE : Il y en a un qui vient de tomber.
M. TREMBLAY (Chicoutimi) : N’oubliez pas que les Allemands ont été battus avec la grosse Bertha.
M. MICHAUD : M. le Président, je sens que l’atmosphère est à la détente et qu’après ces débats…
M. HOUDE : Le ministre du Tourisme est mort de rire.
M. MICHAUD : …violents et orageux que nous venons de traverser, alors que…
UNE VOIX : Insignifiants.
M. MICHAUD : …nous sentions tous le besoin de laisser aller l’orateur.
M. LE PRÉSIDENT : A l’ordre !
Le Soleil du 17 mai reproduit ces échanges sous le titre « Du beau Lesage à la grosse Bertha ». Un éditorialiste commente le lendemain :
« Des deux côtés de l’Assemblée, on a eu tort de faire passer au premier plan des argumentations toutes sortes d’allusions personnelles. On n’a certes pas accéléré ainsi les travaux en cours. Le meilleur exemple de perte de temps est sorti des rangs des « back-benchers” ministériels ou oppositionnistes, notamment celui de l’algarade Michaud-Tremblay-Bellemare. On se demande ce qu’il faut admirer le plus dans cet échange, de la suffisance encyclopédique du député libéral de Gouin ou de la morgue littéraire du député de Chicoutimi, l’estafette étant le cavalier chargé d’acheminer le courrier, ni l’un ni l’autre des deux antagonistes n’avaient raison avec leur définition. Ils auraient été mieux de discuter du dictionnaire, dictionnaire en main ».
Et la « raffinerie »?
La Revue de Terrebonne reproduira plus tard (20 juin 1968) cet exemple du « ramage de nos députés » au « Salon de la Race à Québec », mais, là comme ailleurs, il n’est pas question de la « raffinerie ».
Aurait-elle échappé à la recherche de mot sur le site Internet de l’Assemblée?
Peut-être a-t-elle d’abord échappé aux micros qui ne captent pas tout ce qui se dit sur le plancher de la salle des séances où un technicien est chargé d’ouvrir un seul micro à la fois, celui de la personne à qui le président donne la parole. Les journalistes présents (moins nombreux à l’époque mais plus assidus au perchoir) pouvaient cependant entendre des choses qui ont échappé à la transcription officielle.
Peut-être aussi n’a-t-elle jamais existé ailleurs que chez quelques « malins », comme le disait Bonenfant.