(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)
Le cas de Joseph Labbé illustre l’ambivalence de certains Sudcôtois envers la cause des rebelles américains et les conséquences de l’éloignement sur la vie de couple.
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Labbé est né vers 1754 du mariage de Jean-François Labbé (1731-1790) et de Marie-Josephe Gaulin, veuve de Charles Caron. Les deux parents étant de Saint-Jean-Port-Joli, Joseph est probablement né dans cette paroisse, alors desservie par le curé de L’Islet, plus précisément à la Demi-lieue (petite seigneurie située à l’est de Saint-Jean-Port-Joli), où se trouvait la terre familiale.
Joseph a donc environ 22 ans, au printemps 1776, quand le seigneur de l’île aux Grues, à la demande du gouverneur Carleton, rassemble une troupe loyale à Sainte-Anne pour aller déloger les Bostonnais qui campent à Pointe-Lévy depuis l’automne précédent. Ce bataillon improvisé se met en marche le 23 mars et augmente en nombre sur sa route vers Saint-Thomas. Joseph se joint à la troupe avec une douzaine d’habitants de Saint-Jean. Il s’est probablement rendu à Saint-Thomas, mais l’opération s’est arrêtée là : l’avant-garde envoyée à Saint-Pierre est défaite le 25 mars par une force supérieure formée de soldats américains venus de Pointe-Lévy et de sympathisants rebelles des paroisses situés à l’ouest de Saint-Thomas. Chacun rentre chez soi et le siège de Québec continue jusqu’au début de mai.
Le 3 novembre, Joseph Labbé épouse une jeune fille qui n’a pas encore 17 ans (née le 26 décembre 1759), Marie-Ursule Ducros dite Laterreur[1], fille d’Antoine Laterreur fils qui aurait brièvement porté les armes pour les rebelles américains, selon le Rapport Baby. En cadeau de noces, Joseph reçoit en donation la terre familiale de la Demi-lieue[2]. Un premier enfant, Marie-Ursule, est baptisé à Saint-Jean le 1er octobre 1777 en présence du père et de la mère.
Le père a vraisemblablement quitté la paroisse dans les jours suivants car, 15 jours plus tard, il fait partie de l’armée du général Burgoyne qui subit la défaite aux mains des insurgés à Saratoga, N.Y., le 17 octobre 1777. Joseph Labbé se retrouve prisonnier.
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Sans nouvelles de son mari et en deuil de sa fille morte en mai 1778, Marie-Ursule se console dans les bras d’un navigateur, Thomas Fonjamy dit Vadeboncoeur (Québec, 1853-Saint-Jean-Port-Joly, 1828), ce qui déplait au beau-père qui veut protéger le bien familial et éviter que sa terre se retrouve entre le mains de Fonjamy. Le 10 août 1780, il se rend chez le notaire Cazes pour s’opposer
à l’insinuation d’une donation cy-devant par lui faite en faveur de Joseph Labbé, son fils, détenu prisonnier dans l’affaire de monsieur Bourgogne [sic], général dans le temps des armées de Sa Majesté, encore détenu par les sujets infidèles à leur Roi, vu le mauvais commerce de la femme du dit Labbé[3].
Mais Joseph Labbé n’est pas prisonnier!
En fait, il l’a été quelques jours après la bataille de Saratoga, le 17 octobre 1777, mais, sollicité par les rebelles qui lui donnent le choix entre l’emprisonnement et le service militaire, Labbé a viré capot et s’est enrôlé pour toute la guerre dans le régiment du colonel Livingston le 22 octobre 1777. Les dossiers des soldats (service records) qui ont servi durant la guerre d’indépendance[4] permettent de suivre son parcours, son transfert dans le régiment de Moses Hazen vers 1780, son incorporation dans la compagnie du capitaine Clément Gosselin en 1781 et sa libération (discharge) par Washington le 30 juin 1783. Il a touché alors la prime (gratuity) de 80$ promise en mai 1778 aux soldats qui auront servi jusqu’à la fin de la guerre.
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Entre-temps, à Saint-Jean-Port-Joli, le père Labbé est devenu bedeau, mais ne paraît pas avoir mis fin au « mauvais commerce » des amants Laterreur-Vadeboncoeur, quand, sans avoir donné de nouvelles depuis des années, semble-t-il, Joseph Labbé se pointe à la Demi-lieue à l’automne 1783. L’affaire se corse : le curé de Saint-Jean (dont la Demi-lieue relève depuis 1775) demande conseil à son évêque au sujet d’un jeune homme arrivé à l’automne « de chez ‘les Bostonnais’ où il avait été fait prisonnier […] et dont la femme a fauté en son absence »; il raconte que l’amant a battu le conjoint légitime en sortant de grand’messe, mais que ce dernier « est prêt à reprendre sa conjointe à condition que le jeune effronté, qui navigue tout l’été, quitte la paroisse[5] ». L’évêque ne veut pas s’en mêler : c’est aux juges civils, écrit-il le 19 décembre, qu’il appartient de chasser Fonjamy de la paroisse[6].
Tout semble se régler sans intervention des tribunaux. De février 1785 à juillet 1795, Labbé et son épouse retrouvée font baptiser neuf enfants à Saint-Jean-Port-Joli! De son côté, Vadeboncoeur se marie au même endroit le 12 février 1787 avec Marie-Brigitte Couture qui lui en donnera sept. C’est finalement Labbé qui, vers 1796, quitte Saint-Jean pour Kamouraska où son épouse accouche encore au moins quatre fois. Plusieurs enfants du couple Labbé-Laterreur se marient dans cette paroisse entre 1807 et 1821.
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En mai 1828, le Congrès des États-Unis adopte une loi pour aider les anciens combattants de la guerre d’Indépendance. Cette loi accorde un plein salaire à vie aux soldats qui avaient bénéficié de la prime accordée par le Congrès en 1778.
La première demande de Labbé, probablement à la fin de 1828, n’est pas dans son dossier. Elle a été acceptée puisqu’il se rend aux États-Unis, en avril 1829, pour toucher l’argent qui lui est dû (soit $80 par an). Le 2 avril, il s’identifie devant un juge de paix comme « Joseph Labe, of Rouse’s Point[7], in the county of Clinton », ancien soldat du régiment du Congrès commandé par le colonel Hazen. Joseph Labbé fils et un certain Charles Whyte témoignent en sa faveur devant le juge Averill[8].
La suite est compliquée et exigerait de longs développements. Disons pour résumer qu’une confusion s’est installée entre son dossier et celui de Joseph Labo[9] – certains croyant que c’était la même personne –, ce qui a amené le juge Averill à convoquer les deux hommes, le 19 février 1830, pour clarifier la situation. Dans la déclaration faite à cette occasion, Labbé est un peu mêlé dans ses souvenirs. Il déclare s’être engagé en 1776 dans la compagnie de Gosselin; il n’est pas certain du moment où il a reçu sa « décharge », qu’il a d’ailleurs perdue. Il précise toutefois – dans la mesure où on peut se fier à la mémoire de l’ancien combattant d’environ 75 ans – qu’il a participé aux batailles de Long Island, White Plains, Delaware et à quelques escarmouches[10]. Pas un mot, évidemment, de Saratoga…
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Joseph Labbé est mort, à Saint-Pascal, le 24 février 1835, à environ 80 ans. Sa veuve s’est ensuite rendue aux États-Unis pour obtenir les arrérages de sa pension[11]. À cette époque, la veuve d’un ancien combattant ne pouvait toucher que la partie d’une pension qui n’était pas encore versée au moment du décès de son mari, mais, en vertu d’une loi adoptée en 1836[12], certaines veuves d’anciens combattants de la guerre d’Indépendance obtiennent le droit à une pension, si elles se sont mariées avant la dernière période de service du défunt, ce qui était le cas de la veuve de Labbé, mariée 60 ans plus tôt!
Le dossier de Labbé ne pas permet de voir si sa veuve a demandé de bénéficier de cette loi dès son adoption, mais elle l’a fait 10 ans plus tard.
Le 11 août 1846, probablement à Champlain, N.Y., Ursule Labbé enregistre une déclaration devant le juge de paix Everest en vue de bénéficier de la loi de 1836. Âgée de (presque) 87 ans, elle ne peut se présenter en cour à cause de ses handicaps physiques (« from bodily infirmities[13] »). Quatre jours plus tôt, son petit-fils Magloire (« McGloi ») Labbé, de Saint-Pascal, avait aussi fait une déclaration, exposant qu’il hébergeait son grand-père durant les dernières années de sa vie et qu’il était présent à sa mort le 24 février 1835 et avait assisté à son inhumation le 26, à Saint-Pascal[14].
Un agent à Champlain, Silas Hubbell, probablement un avocat, s’occupe d’acheminer la demande Washington. « The old lady is destitute & very infirm » (la vieille femme est sans ressources et très handicapée), écrit-il le 14 août. Quelques détails retardent le règlement du dossier, qui lui semble pourtant clair. Il donne d’autres renseignements le 28 septembre, pendant que « the old woman is at a private boarding house waiting[15] ».
Le dossier semble réglé le 16 octobre 1846[16], mais Ursule Laterreur n’aura pas le plaisir d’en bénéficier : elle n’a que le temps de revenir à Saint-Pascal où elle décède le 28 novembre suivant.
[1] Elle était la demi-sœur de Marguerite qui sera une des concubines de Malcom Fraser.
[2] Paul-Henri Hudon, « Les premiers habitants du fief de L’Islet-à-la-Peau » L’Ancêtre, 31, 3 (printemps 2005), p. 197-210; sur Labbé, p. 205-206.
[3] Cité par P.-H. Hudon, op. cit., p. 206.
[4] U.S. National Archives, Revolutionary War Service Records, https://www.fold3.com/title/470/revolutionary-war-service-records.
[5] Gérard Ouellet résume l’incident dans Ma Paroisse, Québec, Éditions des Piliers, 1946, p. 72.
[6] RAPQ, 1929-30, lettre du 19 décembre 1783.
[7] Dans d’autres documents, il se dira Champlain ou Plattsburg.
[8] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, https://www.fold3.com/image/25058025.
[9] Le dossier de ce Labo semble un cas de fraude.
[10] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, https://www.fold3.com/image/25058035.
[11] Elle aurait eu l’aide du major général Skinner, ibid., https://www.fold3.com/image/25058005.
[12] « Pensions Enacted by Congress for American Revolutionary War Veterans », https://sites.rootsweb.com/~fayfamily/pensions.html.
[13] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, https://www.fold3.com/image/25057951.