François Sentier, royaliste ou rebelle?

(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)

Pendant son séjour en France (où il sollicitait l’appui des Français à la guerre d’Indépendance), Benjamin Franklin a reçu une lettre énigmatique signée « Sentier ».
Les éditeurs des Franklin Papers ont daté de janvier 1778 ce document adressé « A Son altesse serenesime monseigneur le milor franquelin a paris » :

Monseigneur

Le nommée françois Sçentier a l’honneur de vous faire sa révérence pour supliez tres humblement vôtre altesse de luy rendre service comme je suit debarqué an france du quatre janvier et que je me suit sauvez de la nouvel Angleterre ou jé été détenut dans les prison par Les Anglais Lespasse d’un mois Edemit [et demi] et me suit Rendu à bor de la frégatte Ranger par le moÿens d’un ôfisier fransais qui m’a promit d’avoirs mon conger En arivans En france d’ou je me suit rendu dans mon péÿis. Comme je me trouve dans L’indigance et hort d’états de pouvoirs vivre et me rendre au port de mer je recour a vôtre bonté ordinaire comme aÿent servit dans leurs corps amériquien l’espace de six mois Edemit dans la compagnie des voluntaire de la pointe de lévie dans la compagnie du capitaine aÿote cor du régiment du colonel arnol commandé par Le général mongommery.

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Si on commence par la fin, l’auteur de cette lettre écrit qu’il se serait porté volontaire à Pointe-Lévy, dès l’automne 1775, dans la compagnie de Pierre Ayotte, pour appuyer les troupes d’Arnold; après la déroute des rebelles en mai 1776, il aurait poursuivi la guerre auprès des rebelles en Nouvelle-Angleterre, aurait été fait prisonnier par les Britanniques, se serait évadé et aurait eu l’aide d’un officier français pour s’embarquer à bord du Ranger qui est effectivement arrivé à Nantes en décembre 1777; débarqué le 4 janvier, il s’est rendu dans sa région natale (son « pays ») où, sans ressources, il demande à Franklin de l’aider à se rendre dans un port de mer pour revenir en Amérique.

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Qu’est-ce qui ne va pas dans cette histoire?
Le nom Sentier est très rare en Nouvelle-France. Le seul qui aurait pu se porter volontaire en 1775-1776 est François Sentier, aussi nommé « Santier » ou « Contois » et parfois prénommé « Jean-Baptiste ». Dans des actes de 1774 et 1776, le notaire Saint-Aubin le nomme « François Sentier dt Comptois » et son client signe de la même façon, sauf qu’il écrit « Contois ».
Sentier aurait vécu à Saint-Pierre-les-Becquets avant de se marier à L’Islet le 25 janvier 1768 avec Marie-Euphrosine Bélanger; l’acte de mariage indique qu’il serait originaire de « vesouve en franche-compte », soit Vesoul en Franche-Comté. Le couple a deux enfants à L’Islet (1768 et 1770) et deux autres à Rivière-Ouelle (1772 et 1775). Les registres d’état civil ne donnent pas d’information sur la profession du père, mais un document notarié de 1774 précise qu’il était maître cordonnier à Rivière-Ouelle.
Cet acte règle un conflit avec Nicolas Bouchard et son épouse contre lesquels Sentier avait commis « des excès et voyes de fait, parolles injurieuses et frauduleuses ». Arrêté et emprisonné, Sentier doit régler l’affaire devant notaire. Il reconnait que les Bouchard sont des « gens d’honneur », leur demande pardon et promet « de s’absenter de la dte paroisse de la Rivière-Ouelle avec femme, enfants et bagage sous très peu de temps ».
Il ira vivre à Kamouraska puisque le Rapport Baby mentionne un « Frans Santier » parmi les habitants de cette paroisse qui ont fait partie de l’expédition loyaliste dirig.e par le seigneur de Beaujeu en mars 1776 pour aller déloger les Américains de Pointe-Lévy.
C’est là que l’histoire de Sentier accroche : au printemps 1776, il ne pouvait être avec Ayotte et Beaujeu en même temps. En outre, en décembre 1776, un contrat de vente concernant des terrains appartenant à sa femme l’identifie comme « François Sentier dt Comptois de présent au service de sa majesté […] demeurant ordinairement dans la paroisse de Camouraska ». Sentier aurait donc servi en Nouvelle-Angleterre avec l’armée britannique et non pour les Américains. Pourquoi alors aurait-il été mis en prison par les Anglais?

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Le Ranger a quitté Portsmouth le premier novembre. Son inventaire et sa liste de passagers ont malheureusement été perdus. Le New Hampshire Committee of Safety avait permis à « 20 french Prisoners to Enlist on board the Ranger if they incline ». Sentier était-il du lot? Le navire arrive à Nantes le 2 décembre. Débarqué le 4 janvier, selon son témoignage, Sentier est ensuite parti vers son « péÿis », vraisemblablement la Franche-Comté.
Ensuite, c’est le brouillard. Est-il revenu? On ne trouve pas sa sépulture.
Au mariage de deux enfants, à Sainte-Anne, en 1798 et 1799, il n’y a pas d’informations sur le père, mais il est dit défunt en 1802, au mariage de la cadette, Charlotte, chez qui son épouse est probablement décédée, à Saint-André, en 1823. L’acte d’inhumation indique qu’elle est veuve de « Pascal Chanquier », le rédacteur ayant peut-être confondu le prénom du défunt mari avec celui de son fils, cordonnier à Sainte-Anne.
On trouvera peut-être un jour, ici ou en France, la trace de ce personnage énigmatique, et peut-être tout simplement menteur.
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Note: Les références apparaîtront dans la version imprimée.