Archives mensuelles : octobre 2022

Beneva: l’horizon plus large, l’esprit mutualiste en moins

Le nom choisi pour désigner la société d’assurance issue de la fusion La Capitale-SSQ Assurance vise à séduire les anglophones, chez qui l’entreprise veut aller faire des gains. Pour les anglophones, les Italiens et les latinistes, « ça va bien aller » : ils diront évidemment « Bé-né-va ». On leur a épargné les accents. Les francophones, eux, s’accommoderont, comme d’habitude, et prononceront le nom à l’anglaise (https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2021/10/12/beneva-sollio-avantis-et-les-autres/).
Rappelons que La Capitale, MA mutuelle d’assurance, était, à l’origine (1941), la « Mutuelle des employés civils, société de secours mutuels » et, plus tard, la « Mutuelle-vie des fonctionnaires du Québec » ; quant à la SSQ, elle a été baptisée « Coopérative de santé de Québec » (1944), mais a grandi sous le nom de « Services de santé de Québec, société de secours mutuels ». Ces deux institutions sont issues du mouvement mutualiste qui a débuté à la fin du XVIIIe siècle ; elles ont en commun d’avoir survécu au mouvement de « démutualisation » qui a marqué le secteur de l’assurance la seconde partie du XXe.
Rappelons aussi que c’est « tendance » d’évacuer les références à la coopération et à la mutualité dans les noms des grandes sociétés coopératives. La Coop fédérée (autrefois la Coopérative fédérée de Québec) a changé récemment son nom pour Sollio ; la Coopérative agricole de la Côte-du-Sud a pris récemment le nom Avantis ; les caisses ne sont plus « populaires » et on oublie souvent le « mouvement » quand on parle de Desjardins.

Beneva-feuillet
Ce n’est qu’un nom, dira-t-on, une image publique, du « branding », mais Beneva « va » plus loin, et pas très « bien ». Un feuillet distribué récemment nous souhaite « Bienvenue dans le monde de Beneva » :

« Nous sommes fiers de vous présenter notre nouvelle identité de marque, qui reflète ce que nous sommes : des gens qui protègent des gens. […]
Beneva rassemble 5000 personnes prêtes à s’occuper de vous et à vous faire vivre une expérience personnalisée, attentionnée et bienveillante. Notre monde s’occupe du vôtre pour que vous puissiez vous consacrer à ce qui compte vraiment pour vous ».

En résumé, il y a « nous », les employés, et vous, les assurés, « notre monde » et le « vôtre ». C’est l’esprit même du coopératisme et de la mutualité, un « monde » où « les gens » se prennent en main et se protègent eux-mêmes, qui est évacué.
L’essence des deux sociétés, poursuit le feuillet publicitaire, « a toujours été de se mobiliser pour mieux protéger les gens ». En fait, « les gens » qui ont fondé la « Mutuelle des employés civils » et la « Coopérative de santé de Québec » se sont plus précisément mobilisés pour SE PROTÉGER eux-mêmes et ont embauché du « monde » pour gérer ces entreprises au quotidien. C’est ce qui fait la distinction entre les sociétés coopératives ou mutuelles et les entreprises capitalistes où propriétaires et clients sont deux « espèces » différentes. Dans les coopératives et les mutuelles, les propriétaires sont les usagers.
Disons, pour être poli, que, chez Beneva, ce n’est pas évident. Chose certaine, la nouvelle entreprise recrutera probablement des clients, et leur offrira une « expérience », mais ne mobilisera pas de « gens » dans un mouvement de solidarité avec ce genre de message qui aurait pu être diffusé par Intact, Bélair ou Sun Life.

L’armée canadienne s’est-elle approprié la devise du Québec?

Dans le premier épisode de la série « Classé inexposable » (MAtv Québec), un porte-parole du 22e affirme que la devise de son régiment, « Je me souviens », est « très similaire à celle de la province de Québec, mais pas du tout liée […], d’ailleurs la devise du régiment est beaucoup plus vieille que celle de la province ».

Royal_22nd_Regiment_badge

Le raisonnement par lequel on peut arriver à cette conclusion est probablement le suivant:

  • En 1868, la reine Victoria accorde au Québec ses premières « armes » qui comprennent « un léopard d’or armé et lampassé d’azur », deux fleur de lis d’azur et une branche d’érable, mais sans devise.

Armes 1868

  • En 1939, le gouvernement du Québec modifie ces « armes » pour se donner de véritables armoiries où on trouve désormais « trois fleurs de lis d’or » et, sous l’écu, « un listel d’argent bordé d’azur portant la devise JE ME SOUVIENS ».  Québec a procédé par décret, le 9 décembre 1939, sans l’aval du College of Arms de Londres qui était l’autorité héraldique compétente pour la Grande-Bretagne et ses dépendances. De ce fait, certains héraldistes de stricte observance n’auraient pas reconnu comme officielles que les « armes » de 1868. La situation a été normalisée en 2010 quand l’Autorité héraldique du Canada a enregistré les armoiries, la devise et le drapeau du Québec (https://www.gg.ca/fr/heraldique/registre-public/projet/2089).

Armoiries Québec 1939

  • (Signalons en passant que, devant le parlement fédéral, dans la série des « écus armoriaux » qui entourent la flamme du centenaire installée en 1967, c’est l’écu de 1868 qui représente le Québec.).

Armoiries-Ottawa

  • De ce point de vue, la devise du Québec ne serait donc apparue qu’en 1939, puis confirmée en 2010 par l’Autorité héraldique,  soit après la création du « Régiment Royal Canadien-Français » (comme on désignait le 22e Régiment à l’origine) en 1914.

En réalité, comme le fait est bien établi dans l’histoire des symboles québécois, la devise du Québec a été imaginée par Eugène-Étienne Taché au début des années 1880 et elle est devenue la devise officielle du Québec lorsque ses plans de l’Hôtel du Parlement ont été approuvés en 1883. Sans plus de cérémonies. Depuis 1885 ou 1886, on peut lire « Je me souviens » au-dessus de la porte principale de l’édifice, d’abord sous les armes octroyées par la reine Victoria, puis sous celles de 1939, à la suite d’une restauration de l’entrée au début des années 1960.

Armoiries 1892Armoiries et Devise

Le « Régiment Royal Canadien-Français » créé en 1914 ne pouvait ignorer qu’il adoptait une devise connue. Est-ce que quelqu’un s’est formalisé de cet « emprunt » (ou de l’utilisation des « armes » québécoises de 1868 au centre de l’insigne régimentaire)? Il ne semble pas. Le 22e était formé essentiellement de Québécois fiers de leurs origines et de leurs symboles nationaux. Tout le Canada français les admirait. À leur retour après la guerre, L’Action catholique du 9 mai 1919 demandait « que chaque Québécois prouve donc, de façon non équivoque, qu’il a le cœur à la bonne place et que fidèle à notre devise nationale : « Je me souviens », celle que porte aussi le 22e sur son écusson [je souligne], il tient à honneur d’être là pour accueillir ces héros […] ». Une devise « très similaire », en effet.
Que le 22e Régiment considère maintenant que son « Je me souviens » est plus ancien que celui du Québec (comme si ce dernier l’avait plagié…) est cependant un peu fort. Est-ce un manque de mémoire?… Ou y a-t-il autre chose derrière cette désir de revendiquer une préséance? Quand on sait que le Canada n’en est pas à son premier « emprunt » (le nom « canadien », l’hymne national « Ô Canada », la feuille d’érable…), on ne s’étonnerait plus de rien.

Le « traité de Murray » a-t-il fait l’objet de négociations?

Dans sa dernière chronique (Le Soleil, 11 septembre 2022), l’ancien chef Konrad Sioui expose une version inédite de la genèse du document auquel la Cour suprême a donné « valeur de traité » en 1990 et qu’on désigne communément sous le nom de « traité de Murray ».

Selon cette version, le grand chef Hannenorak et ses guerriers (il y en avait une trentaine à l’époque) sont allés en septembre 1760 « rencontrer face à face les forces anglaises installées à Longueuil ». Cette délégation

« a été accueillie selon le protocole reconnu lorsque les représentants de deux nations souveraines se rencontrent formellement, dans un esprit symbolisant la conclusion d’une paix durable. […] Après les formalités, nous nous sommes mis au travail afin de bien faire connaître aux Anglais les conditions non négociables visant la conclusion du traité ».

Le chroniqueur laisse entendre qu’il y aurait eu une sorte de plan de travail, comme un ordre du jour :

« nous avons identifié quatre fondements majeurs faisant partie intégrante au traité. D’abord, premièrement il sera écrit que la relation entre nos deux nations sera toujours d’égal à égal, c’est-à-dire de nation à nation. […] Deuxièmement, écrivez que nos traditions et nos coutumes, incluant notre langue et tous nos traits culturels, soient respectées et protégées à tout jamais. Troisièmement, écrivez que tout ce qui a rapport à notre spiritualité, nos croyances et notre relation intrinsèque avec le monde immatériel nous appartient en propre […]. Enfin, quatrièmement, écrivez que notre développement économique et notre commerce qui utilise toutes les différentes routes d’échanges de produits de toute nature, sera non seulement maintenu, mais hautement valorisé dans les rapports bilatéraux avec les Anglais ».

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Il est resté peu de traces de cet événement qui prend l’allure d’un sommet « international » sous la plume de monsieur Sioui.

Dans La Nation huronne (ouvrage publié en 1984 avec une préface de Max Gros-Louis), Marguerite Vincent Tehariolina ne parlait pas de cet événement ; elle connaissait cependant l’existence d’un document désigné depuis le début du siècle précédent comme « Certificat de protection du Général Murray » (p. 142-145). C’est une version de ce document qui a été déposée en cour lors du procès en première instance.

C’est seulement après le jugement de la Cour suprême (prononcé en 1990) qu’on a découvert dans un reportage publié par The Star and Commercial Advertiser/LÉtoile et Journal du commerce, en 1828, le récit d’un chef du conseil des Hurons, Petit Étienne, qui était présent lors de la rencontre avec le général James Murray, au début de septembre 1760.

En s’appuyant sur ce récit,  l’historien Alain Beaulieu écrit que « la rencontre fut brève et […] n’a certainement pas donné lieu à des tractations qui pourraient s’apparenter à la négociation d’un traité. Le général anglais exprima d’abord son étonnement devant l’attitude des Hurons, qui avaient abandonné leur village. Il leur dit qu’ils pouvaient entrer librement chez eux » (« Les Hurons et la Conquête un nouvel éclairage sur le « traité Murray » Recherches amérindiennes au Québec », XXX, 3, 2000, p. 52-63) . Selon le résumé que le Star and Commercial Advertiser fait des propos de Petit Étienne,

« […] les officiers prirent nos chefs par le bras et les conduisirent à leur général. Dès qu’il les vit, il s’écria : « Voilà les Hurons ! pourquoi avez-vous quitté votre village ? vous n’avez rien à craindre de nous, retournez à votre village là où vous êtes en sûreté », et il se tourna vers quelqu’un près de lui et donna un ordre. »

Le lendemain, raconte Petit Étienne, nous « reçûmes […] un papier de lui, qui signifiait, à ce que nous comprîmes, que la paix était faite ». Dans ce document, écrit Alain Beaulieu, « le général James Murray prenait les Hurons sous sa protection et interdisait aux soldats de les molester sur leur chemin du retour vers Québec. Il donnait aussi aux Hurons des garanties concernant le libre exercice de la religion catholique, le commerce avec les garnisons anglaises et leurs coutumes ».

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Le « papier » lui-même, auquel la Cour a donné « valeur de traité » a toutes les allures d’une déclaration unilatérale, d’un ordre donné aux soldats britanniques de bien traiter cette « tribu » qui est venue « se soumettre », autrement dit d’un « certificat de protection », comme ce document a été décrit lorsqu’une délégation (dont faisait partie Petit Étienne) a déposé une liasse de « papiers et documents » devant un comité parlementaire en 1824 (Vincent, p. 142); ce document se lit comme suit (traduit d’après la version intégrale publiée par Short et Doughty):

« Il est par les présentes certifié que le chef de la tribu des Hurons s’étant présenté à moi, au nom de sa nation, pour se soumettre à Sa Majesté britannique et faire la paix, a été pris sous ma protection ainsi que sa tribu entière ; et dorénavant nul officier ou corps anglais ne devra les molester ou les arrêter à leur retour à leur établissement de Lorette ; ils sont reçus aux mêmes conditions que les Canadiens et jouiront du libre exercice de leur religion, de leurs coutumes et de la liberté de commercer avec les garnisons anglaises, recommandation étant faite aux commandants des postes d’user de bons procédés envers eux ».

Le texte ne laisse pas soupçonner de négociations. Prévoyant cette interprétation, le chroniqueur du Soleil écrit que « la version écrite par le régime colonial du temps ne reflète pas toujours — ou même jamais — l’esprit et l’intention exprimée par la partie indigène ».

Il y aurait donc une autre version, mais sur quelles sources repose-t-elle ?

Traité 1- original trouvé 1996