La fugue de madame Snow

Au début de septembre 1833, une jeune femme est accueillie à Saint-Jean-Port-Joli chez Charles Harrower, troisième et dernier survivant des Écossais qui, dans le premier tiers du XIXe siècle ont exploité les moulins de la famille Aubert de Gaspé et une distillerie construite par leurs soins, sur les bords de la rivière Trois-Saumons, vers 1804.

Trois-Saumons par Bouchette 1832-Toronto public library
Trois-Saumons vers 1830. À gauche, la distillerie, à l’arrière, la maison des Harrower, à droite, le moulin banal. Gravure de Joseph Bouchette, Toronto Public Library.

C’est une grande femme, qu’on croit âgée d’environ 28 ans, décharnée et vêtue de haillons, mais ses manières et sa conversation indiquent qu’elle est issue d’une bonne société. Aux questions qui lui sont posées, à plusieurs reprises, par différentes personnes, en groupe ou séparément, elle répond invariablement que son nom est Caroline Elizabeth Livingston, épouse du Dr. Livingston, de Charleston, dans le Massachusetts, sur la rivière Connecticut. Lorsqu’on lui demande si elle est parente avec Edward Livingston, secrétaire d’État dans le gouvernement du président Jackson (de mai 1831 à mai 1833), elle répond que c’est bien son père et que Charles Loving Livingston est son frère ; quand on lui demande si elle a des Smith parmi ses parents, elle dit qu’elle avait un oncle de ce nom qui était président du New Hampshire College.
On comprend rapidement que cette femme est dérangée mentalement. Elle aurait vécu au Bas-Canada depuis l’hiver précédent, errant de paroisse en paroisse et s’échappant des maisons où on tentait de la garder. Son existence est vite connue dans la capitale où Charles Harrower a des contacts dans le milieu des affaires.
Quelqu’un propose d’utiliser les journaux américains pour essayer de connaître l’origine de cette malheureuse. Un avis est reproduit dans la Quebec Gazette du 6 septembre 1833. Le texte donne quelques informations sur l’itinérante et souligne qu’une respectable famille – celle de Charles Harrower, avec la collaboration de son beau-père, James Ballantyne, de L’Islet − lui prodigue tous les soins possibles, mais qu’il faudra éventuellement la mettre sous la responsabilité d’une institution publique, si sa famille ne se manifeste pas auprès du bureau de la Gazette, à Québec.
Au moins un journal américain, le Burlington Weekly Free Press, diffuse l’avis le 20 septembre suivant, mais il faut près de trois ans avant que cette fugue prenne fin. Entretemps, la jeune femme poursuit son errance jusqu’en février 1836. Elle séjourne à différents endroits dans le bas Saint-Laurent et trouve refuge chez plusieurs personnes, dont le colonel Alexander Fraser (1763-1837), seigneur de Rivière-du-Loup, et Pierre Gauvreau (1790-1861), notaire de Rimouski, On la dissuade de s’aventurer plus loin à l’est, dans des régions inhabitées où elle aurait pu mettre sa vie en danger.
Grâce aux avis adressés aux journaux américains, on finit par découvrir, au début de 1836, qu’il s’agit d’une madame Snow, « une femme très respectable et bien éduquée » originaire de Bernardston, au Massachusetts, qui souffre d’aliénation mentale depuis quelques années. Avec cette propension à l’errance, si commune à ceux qui sont dans cet état, elle a faussé compagnie à ses amis et s’est enfuie au Bas-Canada. Le Rutland Herald du 20 septembre 1831 rapporte que Prince Snow se demande où est « Aceneth » Snow, 33 ans, « deranged » et en fuite de Bernardston[1].
Une souscription lancée par la Bourse de Québec recueille 30 dollars pour payer son transport. Dans une lettre du 21 mars 1836, reçue à Québec le 28, un instituteur de Bernardston, Henry W. Cushman (1805-1863, plus tard lieutenant-gouverneur de l’État), confirme que madame Snow, alias Mme Livingston, est retournée chez ses amis, dans sa ville natale, et qu’un compte exact de ses dépenses de transport a été dressé.
Au nom des amis de Mme Snow, Cushman exprime « aux messieurs de la Bourse de Québec, et à tous les autres qui ont pourvu aux nécessités d’une pauvre insensée errante, des remerciements reconnaissants pour leur gentillesse et leur humanité ». Des remerciements particuliers s’adressent à M. A. Wells (probablement l’arpenteur Alphonso Wells, de Farnham, dont les parents sont originaires du Vermont), « pour toute sa gentillesse et ses efforts en faveur de Mme Snow ».
Cushman ne donne pas plus de précisions sur cette femme qui se nomme en fait Asenath Scott, fille d’un médecin, née à Palmer, Mass., le 7 janvier 1798. Le 1er octobre 1818, à Bernardston, elle épouse Prince Snow. Le couple a quatre filles de 1819 à 1827 : Jane, 1819, Eliza, 1821, Zelnora, 1824, Minerva, 1827[2] ; il aurait aussi eu un garçon, si on se fie au recensement de 1830.
Lucy Jane Kellogg, l’auteure de l’histoire de Bernardston, écrit qu’Asenath « was for many years insane » (a été folle pendant de nombreuses années) et que Prince s’est remarié en 1830 avec Sally Maria Ryther (1805-1892), veuve de Elisha Starkweather, qui lui donne sept autres enfants, le premier en 1831. Leur acte de mariage est pour le moment introuvable. Comment s’est faite la séparation ? Asenath était-elle partie avant 1830 ?
Ni Prince ni Asenath n’ont pu être trouvés au recensement de 1840. Dans celui de 1850, Asenath est recensée chez Cyrus et Esther Hale, un couple de trentenaires qui exploite une ferme à Bernardston ; elle est dite « insane ». De son côté, Prince, 58 ans, est recensé à Minehead, au Vermont, aussi fermier, avec Maria, 44 ans. On le retrouve ensuite, en 1860 et 1870, à Bloomfield (nouveau nom de Minehead) où il meurt en 1878.
Introuvable dans les recensements après 1850, Asenath est décédée le 23 septembre 1876, à Bloomfield elle aussi[3].


[1] Extracts From the Rutland Herald And Its Predecessors, 1831-1835, by Rutland Historical Society (https://ia801300.us.archive.org/22/items/18311835r/1831-1835r.pdf). On n’a que le résumé de l’article.

[2] Lucy Jane (Cutler) Kellogg, 1866-, History of the Town of Bernardston, Franklin County, Massachusetts. 1736-1900: With Genealogies, Greenfield, Mass., Press of E.A. Hall & co., 1902, p. 506. Merci à la Bernardston Historical Society qui m’a fourni cette référence.

[3] Deux articles de journaux ont fourni l’essentiel de cette histoire : « To the United States Papers », Québec Gazette, 6 septembre 1833, et « The Insane Wanderer », Québec Mercury, 7 avril 1836.

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