Le bogue historique (en reprise)

[Texte publié dans la revue Cap-aux-Diamants, au début de l'an 2000 (hiver 2000, p. 10–11), DERNIÈRE, et non première, année du siècle et du millénaire]

Maintenant que le bogue informatique semble maîtrisé, que les banques, les ministères, les organismes d’État et les entreprises publiques peuvent rassurer la population, ne serait-il pas temps de s’attaquer à l’autre bogue, le « bogue historique » ?

Plusieurs médias, généralement bien informés, entretiennent une bête confusion entre l’arrivée de l’an 2000 et celle d’un nouveau siècle et d’un millénaire. Nous en avons eu exemple avec le dévoilement de la programmation de Radio-Canada et les reportages qui ont suivi : on ne pourrait imaginer qu’un organe d’information place sa programmation d’automne 1999 sous le signe des 30 ans de la crise d’Octobre ou des 40 ans de la retraite de Maurice Richard, mais on peut célébrer la fin d’un millénaire prématurément sans faire sourciller la confrérie.

Certains médias devraient pourtant avoir de la mémoire. Ouvrons nos quotidiens centenaires pour voir ce que nos arrière-grands-parents ont fait de particulier le 31 décembre 1899… Le Soleil ? Rien. La Presse ? Rien. La Gazette ? Rien, rien d’autre qu’une Saint-Sylvestre ordinaire. Nos ancêtres étaient-ils si austères ? L’explication se trouve ailleurs. Il suffit de consulter les bonnes éditions de ces vénérables quotidiens pour la découvrir : c’est l’année suivante, le 31 décembre 1900, qu’ils ont organisé des célébrations, au Québec comme partout ailleurs au Canada, en Amérique et dans toutes les grandes capitales, pour souligner le changement de siècle.

Vraiment partout ? Dans le Courrier du Canada du 5 janvier 1900, Arthur Loth expliquait pourquoi les siècles commencent à 1, mais, écrivait-il, « la force du préjugé est telle que, nonobstant les autorités contraires, le Conseil fédéral de l’Empire allemand vient de décider, en raison des intérêts commerciaux et industriels, que le nouveau siècle partirait de 1900 ». Mis à part l’empereur allemand (dont les intérêts économiques ne sont pas précisés), nos ancêtres et l’immense majorité de leurs contemporains avaient appris et retenu que 1900 terminait le siècle et que 1901 en commençait un autre. Ceux qui ont profité des festivités de décembre 1900 pour réfléchir sur les progrès scientifiques à venir, comme en témoigne le discours de Charles Baillairgé au Château Frontenac, le 31 décembre 1900, seraient sûrement très étonnés d’apprendre que leurs descendants ont… désappris !

Comment expliquer cette situation ?

Nul doute que le passage de 1999 à 2000 est plus évocateur que celui de 2000 à 2001. Le changement de quatre chiffres et le mythique 2000 excitent l’imagination (et on peut le célébrer tant qu’on veut), mais l’arithmétique n’a tout de même pas changé depuis 100 ans. Il y a un siècle, diverses autorités étaient intervenues pour remettre les pendules à l’heure, dont le Vatican ou le Bureau français des longitudes. Au Canada, le gouvernement fédéral avait dû arbitrer une querelle entre les villes qui revendiquaient le privilège de tirer la salve officielle de 99 coups de canon « pour dire adieu au siècle qui s’éteignait et saluer l’aurore du nouveau ». C’était, rappelons-le, dans la nuit du 31 décembre 1900 au 1er janvier 1901. Cette fois, ces autorités sont passives. L’information est disponible dans n’importe quel ouvrage de référence classique : manuels d’histoire, dictionnaires et encyclopédies. Plusieurs sites Internet sérieux comme ceux des observatoires de Paris, de Greenwich ou le US Naval Observatory ont abordé la question depuis déjà de nombreux mois, mais les médias ne les consultent pas ou n’en tiennent pas compte. Même les mises au point des grandes agences de presse : AFP en avril 1997, Reuters en novembre 1997 et AP en décembre 1998 et janvier 1999, ne peuvent venir à bout de la rumeur.

Je ne crois pas avoir vu un seul article de fond sur cette question dans les grands quotidiens québécois. Le sujet est comme tabou et on le confine aux pages d’opinions. Il s’est même trouvé une columnist pour conclure qu’il y avait, sur cette question, des « écoles de pensée » ! Et d’autres pour reprocher au concepteur du calendrier d’avoir fait une « erreur », en oubliant l’année zéro ! Un zéro qui n’existait pas à l’époque ! Mieux encore : un quotidien annonçait récemment que Larousse avait lancé une édition spéciale à « l’occasion du nouveau millénaire » et pourtant, dans un « avis aux lecteurs » placé dans ledit ouvrage, on peut lire que le dernier Larousse « porte le millésime 2000 et ferme ainsi un siècle et un millénaire en attendant d’ouvrir, dans un an, le siècle et le millénaire qui s’annoncent ».

La grande différence avec ce qui s’est passé il y a un siècle est là : les médias, de façon générale, ont décidé de suivre la voie « du préjugé », comme disait Loth. Défiant la logique, l’arithmétique et l’histoire, ils font écho à tous ceux qui ont quelque chose à vendre, le plus tôt possible, que ce soit les croisières fin de siècle, les playmates du millénaire, ou encore simplement du frisson. La presse a pourtant l’habitude de poser les bonnes questions lorsqu’elle sent la faille et qu’elle peut prendre quelqu’un à contre-pied. C’est ce qui fait d’ailleurs les meilleures nouvelles ! Mais, dans le cas des festivités du siècle écourté et des célébrations du millénaire prématuré, on peut errer sans crainte. Il y a une « vague de fond », m’a écrit le directeur d’un périodique qui offrait l’an dernier son « dernier calendrier du millénaire », comme si la pensée magique, même collective, pouvait changer la course du temps. Inutile de se braquer devant, semble-t-il. Surtout que ladite vague fait « tourner les rotatives » (Béart).

Les commémorations ont un effet, sinon un objectif, pédagogique. C’est l’occasion de rappeler des éléments d’histoire, d’améliorer les connaissances des citoyens. Il en reste généralement des traces : monuments, livres, films, etc. Or, ce qui se passe actuellement est exceptionnel : la date même de la commémoration est erronée. Certaines institutions ont quand même gardé le cap, malgré la mode. Les catholiques sont conviés par le Vatican à célébrer successivement le passage à l’an 2000 puis le passage au troisième millénaire en 2001. La Suisse a aussi annoncé un programme conforme à sa réputation d’exactitude. Dans une dépêche de Reuters, qui ne semble pas avoir été reprise dans les médias écrits d’ici, Arthur C. Clarke soutient que sa mise au point a provoqué le report des célébrations de Chicago. « I am just stating the fact, [and] there is no argument about it », disait l’auteur de 2001 : Odyssée de l’espace, au sujet de la date précise du changement de millénaire.

Devancer le calendrier est aussi vain et illusoire que de tricher sur son âge. Quelle que soit l’intensité des célébrations du 31 décembre 1999, on se réveillera le lendemain, 1er janvier 2000, au début de la dernière année du XXe siècle et de la dernière année du deuxième millénaire. Le bogue informatique est neutralisé : nous ne risquons pas de sombrer dans le chaos ou l’anarchie, mais peut-être bien dans le ridicule d’un « bogue historique ».

(https://www.erudit.org/fr/revues/cd/2000-n60-cd1044716/7662ac.pdf)

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