La fin du Canada français?

«Le Canada français, dites-vous ?» Aussi bien parler de la Ligue nationale à six équipes ! Il aurait d’ailleurs pris fin à peu près à la même époque mais le sommet francophone qui vient de se terminer à Ottawa témoigne d’une vitalité nouvelle et, pour en comprendre l’évolution, les Québécois devraient lire attentivement le dernier ouvrage de Gaétan Gervais, Des gens de résolution. Le passage du «Canada français» à l’«Ontario français» (Sudbury, Prise de parole, 2003, 232 pages). Pour la plupart des Québécois, c’est un volet d’histoire mal connu voire complètement ignoré.
Après la conquête et le démembrement de la Nouvelle-France, il est resté quelques îlots francophones en Amérique du Nord. Même la colonie établie dans la vallée du Saint-Laurent n’était qu’une particule géographique à l’échelle de ce qui avait été «l’empire français». Les Acadiens étaient dispersés, quelques centaines de personnes s’accrochaient dans la région de Détroit et des coureurs des bois vivaient à l’indienne un peu partout dans les «pays d’en haut», et encore plus à l’ouest des Grands lacs, aux Illinois et dans le haut du Mississipi. Pour tous ces «Canadiens», l’avenir était sombre mais le «miracle acadien» et la «revanche des berceaux» ont déjoué les pronostics. Loin de disparaître, les Canadiens ont essaimé, au XIXe siècle, vers le sud et l’ouest, laissant leurs empreintes civiles et religieuses jusqu’aux confins des États-Unis et du Nord-Ouest. En 1867, ils ont imaginé que le pays qui porterait leur nom les considérerait comme partenaires et «nation fondatrice». L’avenir du Canada français, regroupé sous un même gouvernement pour la première fois depuis 1760, semblait assuré, «sous l’œil de Dieu près du fleuve géant», mais il n’a pas survécu à cent ans de Confédération.
Dans cet ouvrage qui réunit trois textes publiés dans les Cahiers Charlevoix entre 1995 et 1998, Gaétan Gervais explique comment les Franco-ontariens ont vécu la fin de ce Canada français. C’est leur point de vue, certes, mais les Québécois y trouveront une partie leur histoire, sous un angle différent.
Le premier chapitre rappelle comment le Canada français a exprimé sa vitalité dans des «conventions» et des congrès de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe. Les plus prestigieux de ces rassemblements furent tenus à Québec en 1880, 1912, 1937 et 1952. Les trois derniers, sous le nom de « congrès de la langue française », ont réuni tout ce que le Canada français comprenait d’élites, de représentants d’institutions et d’associations sociales, économiques, patriotiques, scolaires, culturelles, mutualistes et coopératives, qui formaient alors un puissant réseau institutionnel ramifié jusqu’aux dernières paroisses du pays et même jusqu’aux États-Unis. Gaétan Gervais décrit l’organisation et le déroulement de chacun de ces rassemblements, en mettant en évidence le rôle des Franco-Ontariens ; il identifie les vedettes du «bottin mondain» du Canada français et dégage les grands traits de leur «vision du monde». Ces élites «sont cléricales, ultramontaines, nationalistes, elles invoquent souvent la Providence, parlent de la mission de la nation canadienne-française, se réclament de la France catholique, défendent les droits du français partout au Canada, invoquent le principe des deux peuples fondateurs de la Confédération». Les congrès rassemblent la grande famille canadienne-française sous la houlette très visible de son clergé et le regard plus discret de l’ordre secret (Ordre de Jacques-Cartier) qui constitue l’ombre du réseau institutionnel.
Le deuxième chapitre traite du «dernier acte» de l’histoire du nationalisme canadien-français, les États généraux tenus en trois étapes de 1966 à 1969, un rassemblement sur lequel on a très peu écrit au Québec. Le Canada-Québec de Vaugeois-Lacoursière y consacre six lignes ; Linteau et al. (Le Québec depuis 1930) n’en parlent même pas. C’est dire que l’événement est déjà pratiquement sorti de la mémoire québécoise.
Lorsque ce rassemblement est convoqué en 1966, à Montréal (ce qui aurait dû en alerter certains…), on pouvait s’imaginer qu’il se situerait dans le droit fil des congrès patriotiques organisés depuis un siècle mais, pour les «Canadiens-Français» (l’auteur tient à cette graphie) de l’extérieur du Québec, l’expérience fut douloureuse. Ce chapitre pourrait s’intituler «Comment les minorités françaises ont été attirées dans un rassemblement où elles ont été muselées, confinées à d’étroits strapontins et réduites à un rôle de figuration dans une mise en scène politique orientée vers la séparation du Québec». Gaétan Gervais décortique patiemment toutes les péripéties de ce rassemblement, des étapes préparatoires de 1961 jusqu’aux assises de 1969, en montrant comment l’événement fut noyauté par les néo-nationalistes québécois qui s’en servirent pour promouvoir l’idée d’indépendance. Les représentants des minorités réalisèrent vite qu’ils ne seraient que des spectateurs, un rôle qu’ils refusèrent majoritairement puisqu’ils n’occupèrent, en 1969, que 125 des 430 sièges (sur un total de 1866) prévus pour eux (l’Association canadienne-française d’éducation de l’Ontario a d’ailleurs décliné l’invitation). Ceux qui y assistèrent purent entendre des délégués québécois déclarer que les minorités étaient mortes ou vouées à une disparition certaine et imminente. Chose certaine, le Canada français, tel qu’on l’avait connu depuis un siècle, était terminé.
Les deux premiers chapitres de cet ouvrage font donc sûrement partie de l’histoire des Québécois (même si certains voudront oublier le second) mais le troisième ne devrait pas leur être étranger. Dans ce chapitre plus bref et probablement déjà dépassé, car il a été écrit il y a douze ans, Gaétan Gervais examine comment cette rupture de 1967-1969 a forcé la communauté franco-ontarienne à se définir autrement et il retrace l’émergence d’une nouvelle identité. L’Ontario français n’est plus la partie ontarienne du Canada français mais la partie française de l’Ontario et, contrairement aux prévisions, quarante ans après les États généraux, il est plutôt en vie. La loi fédérale des langues officielles (1969), la charte des droits et libertés (1982), qui garantit certains droits scolaires, et la loi ontarienne des services en français (1986) ont modifié la donne. Du grand réseau institutionnel, il n’est resté que l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS), l’Association canadienne d’éducation de langue française (ACELF) et un volet coopératif mais la communauté franco-ontarienne s’est enrichie, depuis les années 1970, de nombreuses institutions comme le Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO), le Centre franco-ontarien de folklore (CFOF), la maison d’édition Prise de parole, l’Institut franco-ontarien (IFO) et sa Revue du Nouvel-Ontario. Pour sa part, l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) a déménagé son siège social d’Ottawa à Toronto, signe que le centre de gravité de l’Ontario français s’est déplacé vers la métropole et Sudbury
Paradoxalement, écrit Gaétan Gervais, « les minorités françaises du Canada ont profité de l’agitation séparatiste ». Cela pourrait-il déculpabiliser (s’il y a lieu) les organisateurs des États généraux (s’il en reste) ? Plus sérieusement, il faudrait que les leaders politiques du Québec de 2007 lisent cet ouvrage. Plusieurs n’ont probablement aucune idée de ce que furent, par exemple, les congrès de la langue française ou les États généraux. Et qui se rappelle du «sou de la survivance ?
Dans un Québec où le mouvement souverainiste est, mutatis mutandis, peut-être plus mal en point que plusieurs groupes minoritaires outre-frontière, on peut se demander qu’est-ce que les Québécois ont réalisé d’important, depuis 1969, qui n’a pas été le fait d’un gouvernement fédéraliste ou qui n’aurait pu être accompli sous un gouvernement autonomiste, disons, qui aurait inévitablement occupé le centre politique, sous la pression d’une société en évolution ?