(texte envoyé à La Presse au début de mai 2016)
Dans une entrevue donnée à La Presse du 25 avril 2016, Robert Lepage fait écho à une légende voulant que la devise du Québec soit tirée « du poème Je me souviens/Que né sous le lys [les Français]/Je croîs sous la rose [donc je me développe sous le régime anglais] » (« La saison Robert Lepage », La Presse, 25 avril 2016).
Il est un peu exaspérant de voir ressortir cette histoire, après l’avoir combattue dans trois textes d’encyclopédies, une demi-douzaine d’articles et quelques conférences, depuis près de 25 ans. Pour les lecteurs de La Presse, résumons donc ce qu’on peut trouver avec plus de détails dans des sources comme l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française ou dans celle de l’Agora.
Eugène-Étienne Taché (1837-1912) n’a jamais expliqué clairement son Je me souviens. C’est en se plaçant dans le contexte où il l’a créé, vers 1882, qu’on peut en comprendre la signification. Taché a voulu faire de la façade de l’Hôtel du Parlement un « panthéon » de notre histoire. Des bronzes y représentent les Amérindiens, les explorateurs, les missionnaires, les militaires et les administrateurs publics du régime français, ainsi que quelques figures du régime anglais comme Wolfe, Dorchester et Elgin. La devise gravée au-dessus de la porte principale vers 1885 résume ses intentions: rappeler l’histoire du Québec et ses personnages illustres. À la fin d’un exposé expliquant ses choix, il écrivait en 1883 : « Telle est […] cette partie de l’ensemble des souvenirs que je veux évoquer, tout en laissant à nos descendants l’occasion et le soin de le compléter. » En somme, la devise imaginée par Taché n’a pas de complément précis : une maxime inclusive qui appelle simplement au devoir de mémoire.
Dans un ouvrage publié 25 ans plus tard (Le fort et le château Saint-Louis, 1908), Ernest Gagnon écrivait qu’on pourrait peut-être lire bientôt « sur un de ses monuments cette autre devise si poétique et si vraie: Née dans les lis, je grandis dans les roses ». Secrétaire des Travaux publics, Gagnon connaissait bien Taché et travaillait d’ailleurs dans le même édifice. Le projet de monument ne s’est toutefois pas concrétisé et Taché a « recyclé » cette « autre devise » sur la médaille commémorative du troisième centenaire de Québec où on peut lire: « Née sous les lis, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses ».
Pour démontrer que la devise du Québec ne vient pas du « poème » dont il est encore malheureusement question, le témoignage de David Ross McCord est probablement le plus convaincant. Vers 1900, le fondateur du Musée McCord écrivait ceci dans un cahier de notes, sous le titre « French sentiment in Canada » :
« However mistaken may be this looking towardsFrance – as a disintegrating factor operating against the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no one can gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché’s words “Je me souviens”. He and Siméon Lesage have done more than any two other Canadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Taché not also the author of the other motto, to the sentiment of which we will all drink a toast – “Née dans les lis, je croîs dans les roses”. There is no disintegration there. »
[Traduction : « Sentiment français au Canada – aussi mal avisé que soit cet attachement à la France – un facteur négatif pour l'unité nationale – qui peut être excusable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du “Je me souviens” d'Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province. D'ailleurs, Taché n'est-il pas aussi l'auteur de l'autre devise, “Née dans les lis, je croîs dans les roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n'y a rien là pour favoriser la désunion. »]
Ce commentaire établit, sans l’ombre d’un doute, que Je me souviens et Née dans les lis, je croîs [ou grandis] dans les roses étaient, au début du siècle dernier, deux devises distinctes et ne constituaient pas un « poème », comme on le prétend. Mieux encore, pour McCord, les deux devises de Taché ont un sens différent : l’une lui plaît, l’autre, non.
Comment sont-elles alors venues à se coller ensemble pour former un « poème » bancal? Quand, sous quelles influences, et pourquoi? C’est encore un mystère. La note de McCord et l’inconfort qu’elle exprime face à la devise du Québec révèlent que cette dernière dérangeait par l’orientation exclusivement francophile qu’elle semblait avoir; on aurait donc utilisé l’autre devise comme complément, contrepartie ou réplique. C’est ce que laissait entendre une correspondante de Don MacPherson (The Gazette, 19 août1986) qui aurait été témoin d’une sorte de jeu : « When a speech was started, or towards the end of a speech, the speaker started with je me souviens [and] the room would respond with the other [word] » [Traduction : « Quand un discours commençait, ou vers la fin d’un discours, l’orateur lançait Je me souviens, et la salle donnait la réplique »]. Autre légende?
C’est en lisant une chronique d’un autre journal anglophone (« The Pandora’s box known as ‘Je me souviens’ », Globe and Mail, 24 janvier 1991), il y a 25 ans, que j’ai pris conscience qu’une interprétation douteuse de la devise circulait dans le ROC. L’auteur se demandait si les Québécois ne s’étaient pas gourés en inscrivant sur leurs plaques d’immatriculation les premiers mots d’un slogan dont ils ignoraient peut-être le « vrai » sens. « Grammatically, écrivait-il, the principal clause being where it is (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), this would seem to place the emphasis on the growth under the rose » [Traduction : « Grammaticalement, la proposition principale étant là où elle est (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), l’accent serait mis sur la croissance sous la rose »].
Entretenir cette légende ne serait donc pas innocent.
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P.S. du 15 décembre 2019: trouvé par hasard, dans Le Soleil du 18 mai 1907, un article signé « Primaire » qui évoque “Née dans les lis, je grandis dans les roses » comme une « seconde devise » donnée à la « nation canadienne ».
Rien n’est innocent avec les Anglais.
Rappelons-nous le dicton selon lequel le soleil ne se couchait jamais sur l’empire britannique parce que le Tout-Puissant lui-même ne leur faisait pas confiance dans l’obscurité.