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«Taire… de nos ‘ailleux’… les plus brillantes histoires»

Dans Les insolences du frère Untel, qui ont fait tellement de bruit en 1960,  Jean-Paul Desbiens raconte qu’il a fait écrire la première strophe de l’hymne national (encore officieux) du Canada par ses élèves de onzième année commerciale, geste imité par plusieurs titulaires des classes du cours scientifique.

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« Le résultat de cette enquête-éclair fut affligeant au-delà de toute attente », écrit-il dans son livre, avec exemples à l’appui:

« Au Canada (11e)
Taire… (8e)
de nos ailleux (11e)
Ton front est sein (9e)
ton front est sain (11e)
ton front des sains (10e)
ton front essaim de fleurons (8e)
ton front est sein de flocons (9e)
De fleurs en glorieux (11e)
et fleuri glorieux (10e)
de fleurs en orieux (10e)
de fleurs à glorieux (8e)
Quand on passe (10e)
car nos pas (8e)
quand qu’on part (9e)
quand ton pas (10e)
quand on pense (11e)
car ton corps, c’est porter l’épée (9e)
ces porter l’épée (10e)
Il s’est porté la croix (8e)
Ton histoire est une épépée (8e)
ton histoire est tu épopée (8e)
Des plus brillantes histoires (11e)
des plus brillants espoirs (11e)
Et cavaleurs (10e)
de froid trempé (9e)
de voir trembler (11e)
de foi tremper (10e)
de foie trempler (11e)
de voix tremblé (9e)
de foie trempé (8e)
de foi tremblée (11e)
de foie tremblay (11e)
Protégera nos foyers et nos vœux (11e)
ton foyer et ton bras (10e)
nos foyers et nos cœurs (8e)
nos fois et nos droits (9e) »

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Dans Le Devoir du 15 mars 1960, le chroniqueur Candide commentait l’expérience : « peut-être, faudrait-il s’étonner un peu et commencer à se poser des questions ? Taire de nos ailleux a peut-être un sens caché. Et cavaleurs de foi tremblée, serait-ce nous ? »

Si on refaisait l’exercice aujourd’hui, il serait plus facile pour les étudiants qu’on inviterait probablement à transcrire la ritournelle  «Mon cher Untel, c’est à ton tour de te laisser parler d’amour» qui se prend pour un hymne national. Une douzaine de mots pas compliqués. Et encore.

De toute manière, plus personne n’écrirait « et cavaleurs » de nos jours. Dans la version « sportive » de l’hymne, on dit maintenant « God keep our land ».

 

 

Le retour de Tourville

En moins d’un an, deux romanciers ont mis en scène une petite municipalité située au sud de Saint-Jean-Port-joli, à mi-chemin entre le fleuve et la frontière américaine, qui vient d’avoir cent ans et s’accroche à la vie.

Tourville-livres

Les premiers habitants sur le territoire actuel de Tourville sont arrivés plus d’un demi-siècle avant la création de la paroisse en 1919. Construite entre 1854 à 1859, la route Elgin a donné accès à ce territoire où on exploitait déjà le bois. Un premier agriculteur s’est établi au lac Noir aussi nommé « lac à Pitoune », d’après le surnom, dit-on, de la gouvernante d’un gite de l’endroit…

C’est toutefois la construction du Transcontinental, de 1905 à 1913, qui assure le développement de Tourville à partir d’une station de chemin de fer nommée en l’honneur de l’ancien gouverneur général Monk. On bâtit ensuite une usine de réparation de locomotives, une chute à charbon, un réservoir d’eau et une gare. Apparaissent aussi des hôtels et divers services dont un cinéma, le premier de la région. Tourville est une sorte de « boom town » moderne.
Le chemin de fer est évidemment au cœur des deux romans.

L’espion de Tourville
Installé depuis quelques années à Saint-Roch-des-Aulnaies, Nicolas Paquin a situé L’espion de Tourville (Éditions du Phoenix, 2019) pendant la Seconde guerre mondiale, son sujet de prédilection.
« Fraîchement descendu à la gare d’un village isolé des Appalaches, un mystérieux étranger pique la curiosité sur son passage. Un chargement d’armes disparaît lors de l’arrêt d’un train de marchandises. Un groupe de jeunes embrigadés menacent la paix publique. Un étudiant, traqué par la police militaire, se cache dans les bois. Et si ces événements étaient tous reliés à la guerre qui sévit en Europe en cet été 1943? Il n’en faut pas plus pour aiguiser le flair de Samuel Pion et bouleverser son premier été à Tourville, PQ. »
Samuel Pion, S. Pion, l’espion… C’était facile, mais l’auteur a fait des recherches historiques minutieuses, et marie habilement les faits réels avec ceux qu’il imagine, en évitant le ton didactique.

Rendez-vous à Tourville
Pour écrire Rendez-vous à Tourville (VLB, 2020), Pierre Rancourt a puisé dans ses souvenirs d’enfance. Il est né à Tourville en 1945, à l’époque où le « Ciennar » était le principal employeur. Il lui faudra quelque temps avant de comprendre que « Ciennar » n’était pas un mot mais un sigle, CNR (Canadian National Railway), qu’il fallait prononcer à l’anglaise.
Dans son roman plein d’humour, Rancourt donne une large place à l’Église, qui représente la stabilité, mais ce qui ressort de son récit est plutôt le changement que représentent en particulier la télévision et ses vedettes, dont sa chère Janette Bertrand. Il voit passer la troupe de Grimaldi, mais il est évident que cette époque achève.
Rancourt sera aussi témoin de changements encore plus déterminants pour Tourville : les trains passent au diésel – ce qui rend caduc le dépôt de charbon –, l’usine de réparation des locomotives ferme en 1954, le chemin de fer perd des points au profit du camion et de l’autobus qui ont désormais des routes ouvertes à l’année.
La belle époque de Tourville est terminée. Pour les Rancourt, le déclin du CNR se traduit par le déménagement de la famille à Charny, dernier épisode du roman.

Et de Tourville? La gare est démolie en 1982 et les rails enlevés en 1986. La liste des commerces et des services se rétrécit. La municipalité compte maintenant moins de 600 habitants et doit sa survie au fait qu’elle est située sur une artère régionale importante (la route 204), à la jonction du « tronçon Monk », un sentier de 226 km pour motoneige et quad, ce qui fait de Tourville un indispensable carrefour de services entre Bellechasse et le Témiscouata.

François Sentier, royaliste ou rebelle?

(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)

Pendant son séjour en France (où il sollicitait l’appui des Français à la guerre d’Indépendance), Benjamin Franklin a reçu une lettre énigmatique signée « Sentier ».
Les éditeurs des Franklin Papers ont daté de janvier 1778 ce document adressé « A Son altesse serenesime monseigneur le milor franquelin a paris » :

Monseigneur

Le nommée françois Sçentier a l’honneur de vous faire sa révérence pour supliez tres humblement vôtre altesse de luy rendre service comme je suit debarqué an france du quatre janvier et que je me suit sauvez de la nouvel Angleterre ou jé été détenut dans les prison par Les Anglais Lespasse d’un mois Edemit [et demi] et me suit Rendu à bor de la frégatte Ranger par le moÿens d’un ôfisier fransais qui m’a promit d’avoirs mon conger En arivans En france d’ou je me suit rendu dans mon péÿis. Comme je me trouve dans L’indigance et hort d’états de pouvoirs vivre et me rendre au port de mer je recour a vôtre bonté ordinaire comme aÿent servit dans leurs corps amériquien l’espace de six mois Edemit dans la compagnie des voluntaire de la pointe de lévie dans la compagnie du capitaine aÿote cor du régiment du colonel arnol commandé par Le général mongommery.

Benjamin_Franklin_with_bust_of_Isaac_Newton_by_David_Martin (2)

Si on commence par la fin, l’auteur de cette lettre écrit qu’il se serait porté volontaire à Pointe-Lévy, dès l’automne 1775, dans la compagnie de Pierre Ayotte, pour appuyer les troupes d’Arnold; après la déroute des rebelles en mai 1776, il aurait poursuivi la guerre auprès des rebelles en Nouvelle-Angleterre, aurait été fait prisonnier par les Britanniques, se serait évadé et aurait eu l’aide d’un officier français pour s’embarquer à bord du Ranger qui est effectivement arrivé à Nantes en décembre 1777; débarqué le 4 janvier, il s’est rendu dans sa région natale (son « pays ») où, sans ressources, il demande à Franklin de l’aider à se rendre dans un port de mer pour revenir en Amérique.

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Qu’est-ce qui ne va pas dans cette histoire?
Le nom Sentier est très rare en Nouvelle-France. Le seul qui aurait pu se porter volontaire en 1775-1776 est François Sentier, aussi nommé « Santier » ou « Contois » et parfois prénommé « Jean-Baptiste ». Dans des actes de 1774 et 1776, le notaire Saint-Aubin le nomme « François Sentier dt Comptois » et son client signe de la même façon, sauf qu’il écrit « Contois ».
Sentier aurait vécu à Saint-Pierre-les-Becquets avant de se marier à L’Islet le 25 janvier 1768 avec Marie-Euphrosine Bélanger; l’acte de mariage indique qu’il serait originaire de « vesouve en franche-compte », soit Vesoul en Franche-Comté. Le couple a deux enfants à L’Islet (1768 et 1770) et deux autres à Rivière-Ouelle (1772 et 1775). Les registres d’état civil ne donnent pas d’information sur la profession du père, mais un document notarié de 1774 précise qu’il était maître cordonnier à Rivière-Ouelle.
Cet acte règle un conflit avec Nicolas Bouchard et son épouse contre lesquels Sentier avait commis « des excès et voyes de fait, parolles injurieuses et frauduleuses ». Arrêté et emprisonné, Sentier doit régler l’affaire devant notaire. Il reconnait que les Bouchard sont des « gens d’honneur », leur demande pardon et promet « de s’absenter de la dte paroisse de la Rivière-Ouelle avec femme, enfants et bagage sous très peu de temps ».
Il ira vivre à Kamouraska puisque le Rapport Baby mentionne un « Frans Santier » parmi les habitants de cette paroisse qui ont fait partie de l’expédition loyaliste dirig.e par le seigneur de Beaujeu en mars 1776 pour aller déloger les Américains de Pointe-Lévy.
C’est là que l’histoire de Sentier accroche : au printemps 1776, il ne pouvait être avec Ayotte et Beaujeu en même temps. En outre, en décembre 1776, un contrat de vente concernant des terrains appartenant à sa femme l’identifie comme « François Sentier dt Comptois de présent au service de sa majesté […] demeurant ordinairement dans la paroisse de Camouraska ». Sentier aurait donc servi en Nouvelle-Angleterre avec l’armée britannique et non pour les Américains. Pourquoi alors aurait-il été mis en prison par les Anglais?

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Le Ranger a quitté Portsmouth le premier novembre. Son inventaire et sa liste de passagers ont malheureusement été perdus. Le New Hampshire Committee of Safety avait permis à « 20 french Prisoners to Enlist on board the Ranger if they incline ». Sentier était-il du lot? Le navire arrive à Nantes le 2 décembre. Débarqué le 4 janvier, selon son témoignage, Sentier est ensuite parti vers son « péÿis », vraisemblablement la Franche-Comté.
Ensuite, c’est le brouillard. Est-il revenu? On ne trouve pas sa sépulture.
Au mariage de deux enfants, à Sainte-Anne, en 1798 et 1799, il n’y a pas d’informations sur le père, mais il est dit défunt en 1802, au mariage de la cadette, Charlotte, chez qui son épouse est probablement décédée, à Saint-André, en 1823. L’acte d’inhumation indique qu’elle est veuve de « Pascal Chanquier », le rédacteur ayant peut-être confondu le prénom du défunt mari avec celui de son fils, cordonnier à Sainte-Anne.
On trouvera peut-être un jour, ici ou en France, la trace de ce personnage énigmatique, et peut-être tout simplement menteur.
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Note: Les références apparaîtront dans la version imprimée.

Augustin Lévesque, dit Levake, soldat de la Révolution

(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)

Augustin Lévesque est né à Rivière-Ouelle, le 31 mai 1754, premier enfant issu du mariage de Jean Baptiste Levesque avec sa seconde épouse, Marie Marthe Michon. Il était donc en âge de s’impliquer dans le conflit en 1775. Le Rapport Baby ne le mentionne pas comme enrôlé avec les rebelles américains, mais, en 1820, John Baptiste Vinet, Louis Marnay et Basil Nadeau (tous résidents de Champlain, N.Y.) témoigneront en sa faveur auprès du Bureau des pensions en disant que le nommé « Augustus Levake », « who in French was called Augustin Leveque », a participé au siège de Québec avec eux et a retraité du côté d’Albany avec l’armée américaine au printemps 1776. Les trois anciens soldats de la révolution ne l’ont cependant pas vu après 1779 ou 1780.

Sa carrière

Selon sa déclaration du 2 avril 1818, Augustin s’enrôle en janvier 1776 dans la compagnie du capitaine Campbell au sein du régiment du colonel (Alexander) McDougall, soit le First New York Regiment. Après la retraite des Américains, il continue de servir dans ce régiment jusqu’en décembre alors qu’il est embrigadé, à Albany, dans la compagnie du capitaine Robichaud au sein du régiment de Livingston, ce que confirme son dossier militaire. Les fiches permettent de suivre ses déplacements qui ressemblent à ceux de son compagnon Chrétien. D’après sa déclaration de 1818, il aurait participé au siège du Fort Stanwix (août 1777), aux batailles de Saratoga (septembre-octobre 1777) et à la bataille du Rhode Island (août 1778); il aurait été blessé lors des deux derniers engagements.

La dernière fiche au dossier réfère à l’appel (« muster roll ») du 16 janvier 1780, à Morristown ; on peut y lire : « Deserted dec. 24 1779 ». Une liste des troupes de New York indique aussi qu’il a déserté ce jour-là, en même temps que Francis Leclaire.
Le régiment de Livingston été dissous le 1er janvier 1781 et ses hommes furent en partie intégrés au régiment Hazen, mais on ne trouve pas de Lévesque, quel que soit l’orthographe utilisé, dans les dénombrements de ce régiment. Sa dernière « présence » dans les archives militaires semble bien être sa désertion du 24 décembre 1779, même s’il déclare, 40 ans plus tard, qu’il a été « honourably discharged at Morristown in the State of New Jersey » en décembre 1782. On peut en douter, surtout qu’il n’en produit pas de preuve (son certificat normalement signé par Washington).

L’après-guerre

On manque d’informations sur ce qu’il a fait à la fin (quelle qu’elle soit) de sa carrière militaire. Il a épousé Lucy Clark, probablement au Connecticut en 1783, et aurait possédé une terre à Hanover, N. H., où est né au moins un de ses six enfants. En 1791, il figure au recensement de Bolton, au Vermont, où il a possédé un hôtel.
En 1818, Augustus obtient une pension de $8 par mois, mais, deux ans plus tard, quand la loi est resserrée pour écarter les faux nécessiteux, il ne répond plus aux critères d’admissibilité parce qu’il a une propriété. D’après son petit-fils, George J. Levake, il serait devenu très pauvre à la fin de sa vie. Désormais sans propriété, il aurait à nouveau demandé une pension, mais serait mort avant de l’obtenir.
Augustus Levake est décédé le 1er septembre 1822 à Bolton, Vermont, laissant une succession déficitaire. Dans le cimetière de East Bolton, sa stèle funéraire a perdu sa partie supérieure, mais une plaque commémorative, au sol, rappelle sa participation à la guerre de la Révolution.

Levage-grave
En 1846, George J. Levake s’adresse au secrétaire de la Guerre pour exposer les mérites de son grand-père, soldat de la Révolution, de son père et de deux oncles, soldats de la guerre de 1812, et d’un autre oncle, le major William W. Lear, qui vient de mourir pendant la guerre du Mexique. L’objectif de ce panégyrique est de demander l’aide de l’honorable Marcy pour trouver les documents prouvant qu’Augustus était admissible à la pension, le tout dans l’espoir que ses héritiers puissent la toucher. « We are needy », écrit-il en post-scriptum.
La réponse du Pension Office est sans appel : Levake a touché une pension du 2 avril 1818 au 4 mars 1820 « when it ceased as he did not exhibit a schedule of his property in compliance with the provisions of the act of May 1, 1820. There is no law under which his children can obtain any amount of pension whatever on account of his revolutionary service ». Dossier fermé.

La légende familiale

Un siècle après la mort d’Augustus Levake, au moins trois de ses descendants se sont adressé au Bureau des pensions pour avoir des renseignements sur l’origine et les états de service de leur ancêtre. « My mother, écrivait Mrs A. G. Seitz, de Syracuse, en 1922, has always said his great grand father came over with Lafayette and was in the Revolution but she never knew where he enlisted ».
Deux ans plus tard, Emma Levake Gifford, de Maplewood, N. J., reprenait la même légende, légèrement embellie :

The marquis de La Fayette, as I understand, came to America during the Revolution bringing with him eleven chosen companions as his « staff » or suite… I have reason to believe that my great grand father was one of the eleven and would like to verify my belief, if possible. […] My great grand father name was Augustus Levake (anglicized) spelled originally De L’Eveque [sic]. His picture, I was told, was in the French Building at the Chicago World’s Fair.

Augustus Levake avait-il son portrait à l’exposition universelle de 1893? Ce serait très étonnant. La réponse du fonctionnaire du Bureau des pensions a détruit la légende: c’était un simple soldat du Bas-Canada.

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Note: Les références apparaîtront dans la version imprimée.

Julien et Noël Bélanger, deux fils du seigneur de L’Islet enrôlés pour le Congrès en 1776

(Quand les « Bostonnais » en rébellion contre l’Angleterre ont essayé de prendre Québec en 1775, les Canadiens, particulièrement ceux de la Beauce, de Lévis et de la Côte-du-Sud, leur ont majoritairement manifesté de la sympathie. Certains se sont même enrôlés dans l’armée révolutionnaire et quelques-uns, après l’échec du siège de Québec au printemps 1776, ont poursuivi la guerre d’indépendance à leurs côtés dans les colonies de Nouvelle-Angleterre.)

Le Rapport Baby (1776) identifie les Sudcôtois enrôlés au service des rebelles et mentionne, pour L’Islet, « deux fils de feu Frs Bélanger ». Il s’agit de Julien Victor Bélanger, né le 13 et baptisé le 21 octobre 1752, et Noël Bénoni Bélanger, né le 12 et baptisé le 13 mai 1754, tous deux fils de feu Jean-Francois Bélanger dit Bonsecours, de son vivant seigneur de L’Islet[1].

Selon les registres officiels, les frères Bélanger se sont enrôlés dans le 2d Canadian Regiment, dirigé par Moses Hazen, le 1er décembre 1776[2]. En fait, ils se sont engagés aux côtés des Bostonnais avant cette date puisque le rapport Baby a été rédigé en juillet. Le nom de Noël Bélanger figure dans la liste des volontaires[3] embauchés par Jean Ménard dit Brindamour à l’automne 1775. Il pourrait donc avoir participé à l’attaque contre Québec. Il figure aussi sur une liste de personnes recrutées par Alexandre Ferriole en février 1776 pour 12 mois[4]. Julien est plus explicite : dans une déclaration faite en 1818, il dit « that he was in the battle of Québec before his enlistement[5] ».

***

On sait peu de choses de Noël. Il appartenait à la compagnie du capitaine Olivie et il a obtenu sa « décharge » le 21 juin 1783. En août 1787, il était parmi les soldats canadiens réfugiés au lac Champlain avec une « famille » de deux personnes[6]. Avait-il déjà une conjointe? Il s’est marié deux ans plus tard, le 26 janvier 1789, à Chambly. L’acte indique qu’il résidait à « Rivière Chazy, Lac Champlain », tout comme son épouse Marie-Ursule Boileau, fille d’Amable Boileau qui était aussi réfugié. Il se pourrait bien qu’ils aient vécu ensemble avant de régulariser leur union.

En 1788, Noël cède à Benjamin Mooers les 500 acres de terres qu’il a obtenus de l’État de New York, à « Chazy River », à titre de soldat réfugié[7]. Au recensement de Champlain en 1790[8], il n’y a toujours qu’une personne avec lui. On ne sait rien à son sujet par la suite, que ce soit le nom de ses enfants (s’il en a eu[9]) ou la date et le lieu de son décès, sûrement antérieur à 1818, date de la création du régime de pension des anciens combattants.

***

Yorktown

Le siège de Yorktown, 1783

On en sait plus sur son frère Julien qui a bénéficié d’une pension. Il fait sa première demande, en vertu de la loi de 1818, probablement à Plattsburg, le 30 mars 1818[10] :

I Julian Belanger, one of the Canadian refugees, now of the town of Chazy [declare] that I was a private in the company commanded by captain Olivie in the regiment commanded by col. Moses Hazen called one of the Congress Regiment in the armies of the United States of America […] in the war of revolution, that I enlisted at Albany the spring that the army which had been under command of general Montgomery retreated from Canada which I believe was in the year 1776 in the regiment of col. Hazen, that I served about seven years & upward & was enlisted to serve during the war, that I was discharged at New Windsor in the state of New York in the spring or the summer after peace was made with Great Britain, that my discharge was destroyed by fire in my brother’s house, that by reason of my reduced circumstances in life I am in need of assistance from my country for support.

La déclaration[11] qu’il fait le 3 octobre 1820, pour se conformer à la loi de la même année, présente à la fois des différences et des précisions :

he enlisted in october 1776 in captain Oliver Company col. Moses Hazen Regiment called the Congress Regiment for during the war and continued to serve until June 1783 when he was honorably discharged[12] at Pompton, New Jersey, that he was in the battle of Quebec before his enlistement, White Plains [1776], Germantown [1777], Long Island [1776], Brandywine [1777], and the taken of Cornwallis [Yorktown, 1781] after his enlistment.

En août 1787, il est avec son frère parmi les soldats canadiens réfugiés au lac Champlain, avec une « famille » de deux personnes. Un an plus tôt, le 14 août 1786, il avait épousé Marie Marguerite Vigeant dite Taupier (née en 1769) à Pointe-Olivier (Saint-Mathias), la cousine de celle qui deviendra sa belle-sœur en 1789. Le marié est identifié dans l’acte de mariage comme résident de la « paroisse Saint-Joseph », soit Chambly.

Comme son frère, il a cédé en 1789 ses droits sur la propriété qu’il avait obtenue à titre de réfugié; d’après l’acte de baptême d’un enfant né à « pointe aux Roches » près de Plattsburg, en 1801, il aurait été « journalier », mais, dans sa demande de pension de 1820, il se dit « farmer ».

Le Programme de recherche en démographie historique lui attribue sept enfants nés entre 1788 et 1802. Les actes de baptême sont enregistrés à Chambly, sauf le dernier qui est à Saint-Mathias. L’avant-dernier, en 1798, mentionne que les parents résident toujours au lac Champlain et le dernier précise que l’enfant est né à « la pointe aux Roches, lac Champlain »; il est toutefois évident que tous ces enfants sont nés ailleurs, comme nous le suggère le délai entre la naissance et l’acte de baptême qui varie entre un mois et seize mois[13].

Nom                             Naissance        Baptême          Lieu du baptême

Antoine                       1788-01-27        1788-02-27        Chambly
Jean                             1789-03-02        1790-06-13        Chambly
Julien                          1793-11-02         1795-05-25        Chambly
Marguerite                 1794-03-19?      1795-05-25        Chambly
Marie Catherine      1796-02-09?       1796-06-19        Chambly
François                      1798-05-26        1799-05-26         Chambly
Marie Josephe         1801-04-?           1802-09-14         Pointe-Olivier (Saint-Mathias)

Le couple a cependant eu d’autres enfants aux États-Unis, car Julien en déclare quatre plus jeunes en 1820, soit John, 14 ans, Michaël, 11 ans, Mary, 10 ans, et Thomas, 7 ans. Les sept premiers, s’ils ont vécu jusqu’à l’âge adulte, avaient alors plus de 20 ans et avaient vraisemblablement quitté la maison.

Le juge qui reçoit sa demande de pension en 1818 certifie que ses témoins sont crédibles et qu’il est « in reduced circumstances and stands in need of the assistance of his country for support ». Le 1er février 1819, Julien Bélanger obtient une pension de 8$ par mois rétroactive au 30 mars 1818 (no 6852).

Le 3 octobre 1820, il doit faire une nouvelle demande[14] en précisant l’état de ses biens. Il déclare devant la Court of Common Pleas qu’il n’a aucun bien immobilier et, « excepting necessary bedding and clothing », seulement « one Peg [?], one pot, on tea kettle, 2 plates, one platter, 2 cups and saucers, 2 old chairs and a jacknife ». Ces biens sont évalués à 3,69$ par la Cour. Ils sont bien minces pour une famille de six…

Au sujet de sa condition personnelle et de sa famille, il déclare :

I am by occupation a farmer but for age and infirmity am unable to labor much, my family consists of my wife Pegg Belanger aged about sixty four[15] and four children aged as follow John aged 14 years, Michael, aged 11 years, Mary, aged 10 years and Thomas aged 7 years, my wife and children are tolerably healthy but unable to do much towards their support.

La pension de Julien Bélanger est maintenue jusqu’à son décès, à Chazy en novembre 1831. Sept ans plus tard, le Congrès adopte une loi accordant une pension aux veuves. Le 25 août 1838, munie d’un extrait des registres de Chambly et appuyée par Alexander Ferriole, « Margaret Bélanger » fait enregistrer une déclaration[16] pour établir qu’elle est bien la veuve de Julien Bélanger, mais qu’elle ne peut aller témoigner en cour à cause de ses infirmités (« bodily infirmity »). Le 13 octobre 1838, elle obtient une pension de 80$ par année rétroactive à 1836.


[1] Sur les deux frères, les meilleures pistes ont été trouvées sur WikiTree, en ligne,https://www.wikitree.com/wiki/Belanger-1507 et https://www.wikitree.com/wiki/Belange-8.

[2] U.S. National Archives, Revolutionary War Rolls List of Officers and Men of Colonel Moses Hazen’s 2nd Canadian Regiment […], en ligne https://catalog.archives.gov/id/601003.

[3] U.S. National Archives, Revolutionary War Rolls, États des paiements […], en ligne, https://www.fold3.com/image/246/10124830.

[4] U.S. National Archives, Revolutionary War Service Records, dossier Noël Bélanger, en ligne https://www.fold3.com/image/12152249.

[5] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, dossier Julian Bélanger, en ligne https://www.fold3.com/image/11406946.

[6] Papers of the Continental Congress, Pétitions…, en ligne, https://www.fold3.com/image/436181?terms=antill%20ayot.

[9] Il y aurait des recherches à faire du côté américain.

[10] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, dossier Julian Bélanger, https://www.fold3.com/image/11406969. Témoins, Benjamin Mooers, à l’époque adjudant dans le régiment de Hazen, et Peter Roberge, concitoyen de Chazy.

[12] Sa « décharge » est datée du 21 juin 1783 selon son dossier militaire. U.S. National Archives, Revolutionary War Service Records, Continental Troops, Hazen’s Regiment, https://www.fold3.com/image/1/12152210.

[13] Il y a sûrement erreur dans la date de naissance de Julien ou de Marguerite, ou des deux, qui ne peuvent être nés à quatre mois d’intervalle.

[14] La Loi sur les pensions de 1818 (Revolutionary War Pension Act) prévoyait des pensions à vie pour ceux qui avaient servi au moins neuf mois dans l’armée continentale et qui étaient « in reduced circumstances » et « in need of assistance from [their] country for support ». Les difficultés financières du pays et les accusations selon lesquelles certains demandeurs simulaient la pauvreté pour obtenir des prestations en vertu de cette loi ont amené le Congrès à corriger le tir en 1820 pour exiger que chaque pensionné recevant des paiements en vertu de la loi de 1818, et chaque pensionné potentiel, soumette un état certifié de ses actifs et de son revenu au secrétaire de la Guerre.

[15] Si elle est bien née en 1769 (PRDH), elle n’en aurait que 51.

[16] U.S. National Archives, Revolutionary War Pensions, dossier Julian Bélanger, https://www.fold3.com/image/11406977.