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Des chefs héréditaires wet’suwet’en d’origine québécoise

La présence d’un certain Alphonse Gagnon (aussi connu sous le nom de Kloum Khun) parmi les chefs héréditaires de la nation wet’suwet’en en a intrigué plusieurs. Et c’est d’autant plus intriguant que cet Alphonse a un frère, Adam, sous-chef du clan Fireweed de la même communauté.

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À première vue, ils auraient pu être des descendants des Français qui ont couru autrefois les Pays d’en haut et l’Ouest canadien, donnant naissance aux Métis et laissant des héritiers jusque chez les Dénés des Territoires du Nord-Ouest. Le nom de famille Gagnon se serait-il perpétué jusqu’à nos jours?

L’explication serait plus simple.

D’après l’auteur ou les auteurs du blogue JLS Report (https://www.jlsreport.com/2019/09/15/parrot-lakes-fiction-and-fantasies/), qui représente les membres de la nation wet’suwet’en favorable au gazoduc, Adam est le fils d’un Québécois, Louie Gagnon, et d’une autochtone de la nation wet’suwet’en, Annie Tommy, qui a aussi quelques enfants d’une union précédente.

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Il a grandi à Houston (B.C.) et, à la fin des années 1970, la famille a déménagé à Smithers. Empruntant par dérision le vocabulaire des radicaux de la communauté wet’suwet’en, JLS Report écrit qu’Adam Gagnon a été un « white colonialist » comme les résidents de ces deux villes. « Its like the rejected half breeds of yesterday have become today’s crusaders for the lost treasures that come with landing a multi billion dollar land claim » [C’est comme si les métis rejetés d'hier s’étaient mis aujourd'hui en croisade pour les trésors perdus qui accompagnent le dépôt d'une revendication territoriale de plusieurs milliards de dollars].

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Voir aussi: https://www.youtube.com/watch?v=ESzqgfz7UNA

 

« Les Pays d’en haut », entre vaudeville et « western »

Dans La Presse du 5 février, Hugo Dumas loue « le souci du détail historique » de l’auteur du téléroman Les Pays d’en haut, mais les exemples qu’il donne tournent court (https://www.lapresse.ca/arts/television/202002/04/01-5259587-un-mariage-et-un-deterrement-.php).

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Insérer un couple lesbien dans un téléroman n’a pas besoin de justification historique. L’exhumation d’Oscar Labranche a été inspirée d’un fait vécu, l’affaire Guibord, mais le véritable évêque de Montréal n’a pas « refait le cadastre », ce qui n’était pas en son pouvoir; il a désacralisé la tombe de Guibord. Quant au curé Caron, « amalgame » de plusieurs religieux, il ne correspond, comme tel, à aucun personnage historique, mais constitue plutôt à une immense caricature.

Le rôle de l’auteur de cette série n’est pas de donner des cours d’histoire, mais de distraire et on peut dire qu’il réussit. Entre vaudeville et western, Les Pays d’en haut ne manquent pas de couleur, de surprises, de rebondissements et … d’invraisemblances, comme ce sous-ministre à la gâchette facile ou Pâquerette et Donatienne qui réussissent à rédiger une longue lettre, sortir par le deuxième étage, prendre un train (qui ne se rend pas encore à Saint-Adèle) et se retrouver à Lowell, USA, avant le prochain message publicitaire.

Dans la campagne de presse qui a précédé le lancement, on a annoncé une œuvre qui montrerait les vraies choses et surtout la vraie Donalda, différente du personnage créé dans les années trente par un Grignon tenu, parait-il, sous l’influence du cardinal Léger (qui n’était en fait pas encore cardinal…). Dans le roman original, la pauvre Donalda meurt dans les premières pages et n’a évidemment pas pu mettre en valeur les qualités que ses contemporaines ont démontré dans toutes sortes d’activités réelles. C’est bien d’en parler, mais en créer une qui est à la fois épouse, mère, fermière, beurrière, infirmière, bibliothécaire et directrice d’école du soir, c’est peut-être beaucoup. Mais pas plus que Séraphin, l’agent des terres avare de Grignon, qui devient sous-ministre de la Colonisation et sera peut-être ministre l’an prochain!

Les épisodes de cet hiver se déroulent au début des années 1890. Il y est quand même question de l’entrée des femmes à la faculté de Droit, de la Ligue catholique féminine et de la Commission de liqueurs, dont on n’entendra parler que 20 ou 30 ans plus tard.

Détails historiques ? Finalement, « c’est juste de la télé ».

Daniel Johnson assassiné!?

Internet et les réseaux sociaux ont donné une impulsion extraordinaire aux théories de complot et en ont favorisé la diffusion, loin de l’œil critique des chefs de pupitre et des éditeurs, qui, dans les médias traditionnels, exercent un contrôle sur la publication d’affaires plus ou moins fondées, …ce qui alimente d’ailleurs les thèses complotistes.

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Dans un discours au château Frontenac le 23 juillet 2017, lors du banquet commémorant le 50e anniversaire de la visite du général de Gaulle, l’ancien député unioniste Antonio Flamand a évoqué le penchant favorable de Daniel Johnson à l’égard de l’indépendance du Québec et, sur cette lancée, il se serait questionné sur les causes réelles de son décès. Deux jours plus tard, un journaliste indépendant publiait sur le site de « Vigile » un texte intitulé « J’accuse les assassins de Daniel Johnson » où il rappelait ses démarches effectuées pour obtenir le rapport d’autopsie du premier ministre et concluait « que cette autopsie n’aurait pas été pratiquée » (https://vigile.quebec/articles/j-accuse-les-assassins-de-daniel-johnson?fbclid=IwAR2zxmVk3hqRwAA5v2DUwofb0l6jlZMr18nNgv95yai4e1oisJjS9xVUYoA). Le principal biographe de Johnson, Pierre Godin, lui aurait dit « n’en avoir pas vu, croyant qu’un médecin (complaisant?) avait tout simplement signé le certificat de décès avant les funérailles et l’inhumation », bref, « on a expédié le corps vite fait au cimetière afin qu’il disparaisse avec ses idées de souveraineté dans les limbes de l’histoire ». Le lendemain, 26 juillet, « devant tant d’allégations sérieuses entourant les circonstances nébuleuses du décès de Daniel Johnson et devant l’absence d’analyses toxicologiques, le Rassemblement pour un pays souverain demande au Gouvernement du Québec d’ouvrir une enquête, de rendre public les documents d’autopsie et d’aller jusqu’à l’exhumation du corps de ce dernier. »

Les médias n’ont pas fait écho à cette demande qui repose sur un témoignage assez rocambolesque. Quelques mois après la mort du premier ministre, le journaliste indépendant aurait recueilli les confidences d’une dame qui, après un dernier verre en compagnie de Johnson, aurait été très malade et aurait pratiquement vu Johnson mourir, d’où l’hypothèse de l’intoxication, accidentelle ou provoquée. Les biographes de Johnson n’ont évidemment fait aucune mention de cette présence féminine, ni d’une possible intoxication, que ce soit Pierre Godin, qui mentionne les personnes présentes ce jour-là et en a rencontré plusieurs, Paul Gros d’Aillon, qui était sur les lieux, ou Jean Loiselle, le chef de cabinet, qui a accompagné Johnson toute la soirée, jusqu’au moment où il l’a quasiment forcé à se mettre au lit à une heure du matin.

Et l’autopsie?

Avec les outils de recherche modernes, on « découvre » en quelques minutes que le bureau du premier ministre a émis un communiqué de presse le 3 octobre 1968 pour rendre compte de l’autopsie qui a été réalisée à l’hôpital Saint-Sacrement le 26 septembre par deux anatomo-pathologistes, en présence du directeur médical de l’hôpital, du cardiologue de Johnson et d’un lieutenant de la Sûreté du Québec qui était probablement son chauffeur. Au moins trois autres personnes ont assisté à l’autopsie. Les médecins ont constaté que des lésions cardiaques étaient responsables de la mort. Ont-ils caché quelque chose? Ça ferait beaucoup de monde dans le complot.

Il est encore plus facile de répondre à la question en consultant la principale biographie de Johnson (Godin, Daniel Johnson, t. 2, 1980, p. 380) où on peut lire (ce que l’auteur lui-même a peut-être oublié 40 ans plus tard…): « Avant l’exposition de la dépouille mortelle à l’Assemblée législative […], les médecins légistes pratiquent une autopsie, conformément aux dernières volontés du Premier ministre. Il voulait ainsi éviter que sa famille et son parti ne souffrent des rumeurs de suicide ou d’assassinat qui ne manqueraient pas de circuler, comme cela s’était produit à la mort de Duplessis ».

C’était visiblement peine perdue.

Le désarmement des miliciens de la Côte-du-Sud en décembre 1759

Après la capitulation de Québec, en septembre 1759, les forces françaises se retirent du côté de Montréal, laissant un avant-poste à la rivière Jacques-Cartier, et les Britanniques, majoritairement, s’embarquent pour le retour en Angleterre. De son côté, James Murray installe ce qui lui reste de troupes à Québec et se prépare à affronter l’hiver en attendant la prochaine campagne militaire. Parmi ses préoccupations figure la nécessité d’assujettir la population qui se trouve théoriquement sous son contrôle, soit celle qui habite les rives du Saint-Laurent autour de Québec et en aval. À cette fin, en novembre 1759, il organise une expédition visant à désarmer les habitants de la Côte-du-Sud et à leur faire prêter serment à la couronne britannique.

La mission de James Leslie

L’Année des Anglais a donné les grandes lignes de cette mission avec les informations alors disponibles tirées des journaux de John Knox et de James Murray[1].

Murray aurait voulu procéder à cette opération plus tôt dans l’automne mais la coupe du bois, le mauvais temps et le manque de raquettes l’en ont empêché[2]. Il donne finalement ses ordres le samedi 24 novembre :

[traduction] Un capitaine, six lieutenants, des sous-officiers en proportion et 190 soldats se tiendront prêts à partir mardi, à l’aube; chaque homme aura cinquante cartouches et trois pierres à fusil; chacun aura aussi une paire de mitasses, une paire de souliers de rechange, une bonne paire de bas de rechange, un gilet chaud, une bonne couverture et une paire de mitaines chaudes. Ce détachement sera composé de jeunes hommes agiles, les mieux préparés à supporter la fatigue; les officiers commandants sont priés de laisser aller les volontaires, s’ils sont de taille pour cette corvée […][3].

La rigueur de l’hiver et le manque de couvertures, de raquettes et de carrioles sont tels qu’aucun officier n’accepte de participer, volontairement, à cette mission. Le lendemain, Murray complète ses ordres aux personnes choisies :

[traduction] J’ai ordonné que chaque membre du détachement désigné ce matin reçoive de son quartier-maître quatorze livres de pain et sept livres de porc, et que le quartier-maître-chef de chaque corps se présente à la cour du palais, demain matin à dix heures, pour recevoir le nécessaire pour cet ordre. Le gouverneur étant informé que plusieurs officiers ont des raquettes, il espère que ces messieurs les remettront au quartier-maître-général adjoint, pour l’usage de tous, jusqu’à ce qu’on en fabrique un nombre suffisant pour la garnison[4].

Le détachement est placé sous la direction de James Leslie, un capitaine du l5th Regiment of Foot. Sa mission consiste à descendre sur la Côte-du-Sud, « [traduction] aussi loin qu’il y a des établissements, pour soumettre les habitants et faire respecter les ordres du gouverneur au sujet de leur conduite future[5] ». Le serment prescrit était le suivant : « [traduction] Je promets et je jure devant Dieu solennellement que je serai fidèle à sa Majesté britannique le roi George second, que je ne porterai point les armes contre lui et que je ne donnerai aucun avertissement à ses ennemis qui lui puisse en aucune manière nuire[6] ».

La mission du capitaine Leslie se déroule au cours d’un mois de décembre très froid. Le détachement revient à Québec le 25 décembre. Dans son rapport à Murray, Leslie note que tous ses hommes ont souffert d’engelures, dont deux gravement, et qu’il n’a pas été capable de se rendre aussi loin que souhaité « [traduction] parce que les paroisses d’en bas ont été entièrement incendiées et qu’on ne pouvait y loger les troupes[7] ».

Le journal de Montresor

S’agissait-il d’un prétexte imaginé par des hommes frustrés d’avoir été désignés pour une mission désagréable ? Un document repéré par l’historien Yves Hébert vient corroborer positivement les affirmations de Leslie. Il s’agit d’un journal du capitaine John Montresor (1736-1799)[8], alors ingénieur militaire, qui a probablement échappé à l’attention des historiens de la Côte-du-Sud à cause d’une erreur « technique » de son éditeur.

Conservés dans les archives familiales en Angleterre, les journaux des Montresor père et fils ont été édités par la Société historique de New York en 1882[9]. Ceux du fils couvrent les années 1751-1778. Il y a un journal du siège de Louisbourg en 1758 (p. 151-187), le « Journal of a rout from Louisbourg to Lake Labrador [lacs Bras d’Or, Cap-Breton][10] » au printemps 1759 (p. 188-195), puis le journal du siège de Québec durant l’été 1759 (p. 196-236). On s’attendrait à ce que le journal intitulé « John Montresor’s Scout in 1759 » soit le suivant, puisque cette mission s’est déroulée en novembre et décembre 1759, mais l’éditeur l’a placé AVANT le journal du siège de Québec, en « annexe » au journal de la mission aux lacs Bras d’Or, et l’a situé en Acadie!

L’expédition de décembre 1759 sur la Côte-du-Sud

Le journal de Montresor permet de suivre l’expédition au jour le jour. Un premier contingent traverse à Pointe-Lévy le 30 novembre, le reste, le lendemain. Murray a-t-il trouvé les 190 hommes désirés? Chose certaine, il lui faut au moins trois sloops pour les faire traverser.

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La Côte-du-Sud  (partie est) sur une carte de Nicolas Bellin, 1761 (BANQ-Q).

Un capitaine de milice est chargé d’inviter les habitants à se rassembler à l’église le 1er décembre afin de prêter le serment d’allégeance et déposer leurs armes. Les habitants sont aussi « examined », ce qui correspond probablement à une sorte de revue ou de recensement. Murray veut savoir combien de personnes sont en état de porter les armes. La « carte de Murray » (qui sera en fait dressée par Montresor), mentionnera, pour chaque paroisse, la population et le nombre de miliciens.

À partir du 3 décembre, Montresor dirige la douzaine de rangers qui précédent le détachement dans sa route vers l’est. Montresor fait de la reconnaissance (scouting) avec cette garde avancée (advanced guard) : il identifie les endroits où les hommes pourront loger (généralement dans des maisons près de l’église) et demande aux capitaines de milice (il y a parfois plus d’une compagnie dans la paroisse) de rassembler les habitants le lendemain pour le serment, le dépôt des armes et l’examen. On procède ainsi à Beaumont (3-4 décembre), Saint-Michel (5-6), Saint-Charles (7-8), à Saint-Vallier (10-11), Berthier (12-13), Saint-François (13-14) et Saint-Pierre (14-15). Carte de Murray-St-Thomas réduite-

Saint-Thomas sur la carte de Murray en 1762; dans le coin inférieur gauche, l’église de Saint-Pierre-du-Sud (BAC).

Le 16, une tempête de neige immobilise la troupe à Saint-Pierre. Le 17, on marche vers Saint-Thomas où deux compagnies de milice prêtent serment, mais la troisième ne peut être rassemblée au complet, « [traduction] étant toute dispersée parce que les maisons [de ses membres] ont été incendiées à la pointe à la Caille ».

La suite du paragraphe concernant Saint-Thomas n’est pas évidente : « The village of St Thomas burnt only on the River St Laurent, that on the South River Entire: the families in each house » qu’on peut traduire par « Le village de Saint-Thomas brûlé seulement sur le fleuve Saint-Laurent, celui sur la rivière du Sud complet: les familles dans chaque maison ».

Ce passage a été soumis aux archéologues Richard Lavoie et Philippe Picard et il apparaît que l’explication la plus probable est la suivante : en septembre, les troupes de Goreham ont détruit entièrement les habitations de Saint-Thomas situées en bordure du fleuve, soit à la pointe à la Caille (où se trouvait l’église à l’époque) et à l’embouchure de la rivière du Sud (où se trouvaient les propriétés seigneuriales, manoir et moulin).  Carte de Murray-pte à la Caille (2)

La pointe à la Caille, avec son église, et, à droite, l’embouchure de la rivière du Sud où se trouvait le moulin seigneurial (détail de la carte de Murray, BAC).

Par contre, les habitations échelonnées le long de la rivière du Sud ont été épargnées; c’est la partie de la paroisse qui est identifiée sous le nom de « villige a la Callie » (« village à la Caille »), à l’ouest du rocher de la Chapelle, sur la carte de Murray, là où la troupe de Leslie, qui arrivait de Saint-Pierre, a vraisemblablement fait prêter serment aux deux premières compagnies de milice.

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Le village à la Caille, sur la rivière du Sud (détail de la carte de Murray, BAC).

C’est la première fois, en plus de 15 jours d’opération, que la troupe de Leslie est confrontée à cette situation. Les ravages ont été importants à Saint-Thomas, mais circonscrits; les maisons qui restent sont encombrées, on ne peut y loger la troupe, les hommes souffrent d’engelures et on retourne à Saint-Pierre le même jour.

Le 18, les hommes de Leslie descendent à Berthier, le 19, ils couchent à Saint-Michel, et, le 20, ils se rendent à Pointe-Lévy, où la manque de canots retarde la traversée au lendemain.

Leslie devait savoir que les paroisses situées à l’est de Saint-Thomas avaient été ravagées au début de septembre. Le rapport du commandant de cette opération mentionnait « 998 bons bâtiments » détruits entre le 9 et le 17, aussi bien dire la quasi-totalité des résidences, du premier rang du moins, de Kamouraska à Cap Saint-Ignace[11]. Pour sa part, Goreham n’a pas laissé de rapports sur ses activités à Saint-Thomas mais on sait qu’il est débarqué le 9 septembre et que ses hommes étaient encore « au travail » à l’ouest de la rivière du Sud le 14[12].

Du 9 au 14 septembre, Scott a brûlé Kamouraska, Rivière-Ouelle, Sainte-Anne et une partie de Saint-Roch. Pendant la même période, avec le même nombre d’hommes, Goreham est resté collé à Saint-Thomas, avec, peut-être, une pointe du côté de Berthier, comme le laisse entendre un message livré à l’amiral Saunders le 13 septembre [13].

Que s’est-il donc passé? Goreham aurait-il fait face à une opposition mieux organisée? Cette hypothèse viendrait appuyer l’idée que le seigneur Couillard et ses trois compagnons n’ont pas été tués en revenant de la bataille du 13 septembre, mais qu’ils étaient plutôt là pour assurer la défense de la seigneurie. Cet affrontement du 14 septembre n’a peut-être pas été le seul. Scott mentionne quelques escarmouches entre Kamouraska et Cap Saint-Ignace; il serait étonnant que les gens de Saint-Thomas aient laissé les Anglais brûler leurs propriétés sans réagir, mais on ne trouve aucun rapport de Goreham.

***

Dans une lettre datée du 24 décembre, Murray fait le point sur cette opération :

[traduction] J’ai fait prêter serment de fidélité à tous les habitants du « bas Canada[14] », et leurs armes sont sous notre garde; ils se sont bien conduits et, comme ils ont toutes les raisons d’être satisfaits de nous, je suis convaincu qu’ils sont heureux du changement[15].

À moins qu’une autre mission nous ait échappé, Murray exagère un peu en disant avoir fait prêter serment « à tous les habitants » puisque Leslie n’est pas descendu en bas de Saint-Thomas. Quant au degré de bonheur de la population, il reste encore aujourd’hui difficile à évaluer. Il ne fait pas de doute que les habitants aspirent à la paix. Ils se replieront sur leurs terres, rassurés par les « Articles de la capitulation de Québec » qui maintiennent leurs droits de propriété et le libre exercice de leur religion. Ils ne craignent pas vraiment la déportation; les nombreux Acadiens réfugiés sur la Côte-du-Sud peuvent témoigner qu’ils ont pu vivre pendant plus de quarante sous la domination anglaise en Acadie (1713-1755) et qu’ils n’ont été déportés qu’au moment où leur « neutralité » est devenue intolérable pour les Anglais, au début de la guerre.

Avec le développement de la colonie, l’évolution démographique, la création des institutions parlementaires, le développement de l’administration publique, des communications et de l’économie marchande, les effets de la conquête apparaîtront différemment. C’est ce que Tocqueville a ressenti lors de son passage à Québec en 1831, et surtout après avoir entendu le baragouinage juridique anglicisé dans une cour de justice : « Je n’ai jamais été plus convaincu qu’en sortant de là que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple c’est d’être conquis ».

PS: merci à Yves Hébert pour le document, Jude Deschênes pour la traduction et les archéologues Lavoie et Picard pour l’interprétation des passages sur Saint-Thomas.


[1] Gaston Deschênes, L’Année des Anglais, troisième édition revue et augmentée, Québec, Septentrion, 2009, p. 94-96.

[2] James Murray, Journal of the siege of Québec, Québec, LHSQ, 1871, p. 12 (« Historical Documents », 3rd series).

[3] John Knox, An historical journal of the campaigns in North America for the years 1757, 1758, 1759 and 1760, vol.1, Toronto, 1914-1916, p. 284.

[4] Ibid., p. 285.

[5] Ibid., p. 293.

[6] Murray papers, vol. 1, Letters Book, 1759-1760, p. 15 cité par Louis-Philippe Bonneau, Un curé et son temps: Pierre-Laurent Bédard, Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud, La Pocatière, SHCS, 1984, p. 89-90.

[7] Murray, Journal…, p. 15.

[8] R. Arthur Bowler, « Montresor, John », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 23 déc. 2019, http://www.biographi.ca/fr/bio/montresor_john_4F.html.

[10] Montresor dirige alors une troupe qui cherche des fugitifs acadiens dans le secteur des lacs Bras d’Or.

[11] L’Année des Anglais, op. cit., p. 62-80.

[12] Ibid., p. 76.

[13] Ibid., p. 76-77.

[14] « Lower Canada », c’est-à-dire la région autour et en aval de Québec.

[15] Knox, op. cit., p. 336.

La décennie : « pas finie tant que c’est pas fini »

Hypnotisés par un zéro à l’horizon, comme un chevreuil devant un phare la nuit, nos grands médias ont endossé la croyance populaire voulant que la décennie (comme le siècle et le millénaire, il y 20 ans) se termine avec un 9. À une époque où ces médias voudraient (avec raison) qu’on fasse confiance à la science en matière d’environnement, l’opinion des scientifiques ne pèse pas lourd quand il s’agit du calendrier. Et d’Histoire.

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À la fin des années 1990, la réputée Ruth S. Freitag, de la section Science et technologie de la Bibliothèque du Congrès, avait dressé une longue bibliographie sur ces gens qui célèbrent avant le temps. Dans cet ouvrage justement intitulé The Battle of the Centuries – un débat qu’elle qualifiait de « douce imbécillité » (minor imbecility) – , Freitag remontait au XVIIe siècle pour démontrer que le même débat revenait à chaque fin de siècle et qu’on aboutissait toujours à la même conclusion: il n’y a pas d’année 0 et « il n’y a jamais eu de périodisation des règnes, des dynasties ou des ères qui ne désignait pas sa première année comme l’année 1 » (http://www.loc.gov/rr/scitech/battle.html).

Ruth Freitag reconnaissait qu’elle nageait à contre courant. La croyance populaire voulant que les millénaires, les siècles et les décennies commencent par un zéro est tellement répandue, écrivait-elle, que quiconque essaie de signaler l’erreur est considéré comme pédant et ignoré (https://www.npr.org/2019/12/27/791546842/people-cant-even-agree-on-when-the-decade-ends).

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Dans Le Monde du 29 janvier 1980, un certain Georges Petit a réagi parce que Giscard d’Estaing avait déclaré que « la première année de la décennie, l’année 1980, sera difficile » :

« Quand l’Église décida, au sixième siècle, de définir une ère rattachée à la naissance de son fondateur, elle fit référence au calendrier alors en usage et fixa rétrospectivement son an 1 à [l’an] 734 de Rome ; jamais il ne fut question d’une année 0, et pour cause : les Arabes n’avaient pas encore donné le zéro à la chrétienté ».

Ironie de l’histoire, le moine responsable de cette réforme s’appelait Denis le Petit!

« Par contre, écrivait encore Georges Petit, les Conventionnels, eux, connaissaient le zéro ; ils n’en firent pas moins commencer leur calendrier révolutionnaire au 1er vendémiaire de l’an I de la République, qui coïncidait avec le 22 septembre 1792 du ci-devant calendrier grégorien. […] Mais d’année 0, point. » (https://www.lemonde.fr/archives/article/1980/01/29/quand-commence-la-huitieme-decennie-du-xxe-siecle_2798778_1819218.html)

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Aujourd’hui, Rick Fienberg, de l’American Astronomical Society, Andrew Novick, du National Institute of Standards and Technology, et Geoff Chester, de l’Observatoire naval des États-Unis, disent la même chose, ce dernier précisant qu’il compte « de 1 à 10, pas de 0 à 9 » (http://www.slate.fr/story/185822/2020-nouvelle-decennie-2021-annees-decades).

Bien sûr, on s’étonnera que l’année 2020 fasse partie des années dix, mais, quand vous comptez sur vos doigts, le dixième fait partie de la dizaine. Et avec les orteils, vous arrivez à 20, soit une autre dizaine.

Parce qu’il n’a pas de doigt 0 non plus.

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PS: en terminant cette note, je découvre le texte de l’Agence Science-Presse publié hier, le 30 décembre ( https://quebec.huffingtonpost.ca/entry/2020-decennie-nouvelle-annee_qc_5e0a505fe4b0843d360a9b77).