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Les patriotes de Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud

Y avait-il des patriotes sur le Côte-du-Sud? Il faut d’abord s’entendre sur la définition. L’image la plus répandue du patriote est celle de l’habitant vu de profil avec son mousquet. C’est une vision bien réductrice du mouvement patriote qui a marqué la vie politique du Bas-Canada dans le premier tiers du XIXe siècle.

Les partisans de Papineau étaient nombreux sur la Côte-du-Sud. Les députés de notre région ont très majoritairement appuyé les revendications de son parti, le Parti canadien qui est devenu ensuite le Parti patriote. Les citoyens d’ici ont tenu des assemblées pour appuyer les revendications du Parti patriote qui réclamait en particulier le contrôle parlementaire des dépenses publiques, bref, un parlement démocratique.

Le mouvement patriote ne s’est pas transformé en révolte armée sur la Côte-du-Sud. Le député de Bellechasse, Augustin-Norbert Morin, a fait deux brefs séjours en prison sans jamais être formellement accusé de quoi que ce soit. La police a aussi fait quelques perquisitions à Montmagny, notamment chez Étienne-Pascal Taché. C’est tout ce qu’on peut mentionner comme « troubles » en 1837-1838 dans la région, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de patriotes.

Nous honorons aujourd’hui sept personnes nés à Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud qui ont participé de différentes façons au mouvement patriote, mais qui vivaient presque tous ailleurs et sont tous morts, sauf un, à l’extérieur de la région, ce qui a probablement contribué à les faire oublier ici.

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 François Blanchet (1776-1830)

L’un des plus remarquables est François Blanchet. Né en 1776, il étudie la médecine aux États-Unis et ouvre ensuite un cabinet à Québec où il deviendra l’un des plus fameux médecins de son époque.

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Blanchet est un proche de Pierre Bédard, chef du Parti canadien avant Papineau. En 1806, ils fondent ensemble Le Canadien, un journal de combat qui veut défendre les droits constitutionnels des Canadiens français.

En 1809, Blanchet est élu député de Hertford, comté qui deviendra Bellechasse et qu’il représentera presque sans interruption jusqu’à sa mort en 1830.

Canadien

Le journal du Parti canadien dérange évidemment le gouverneur Craig qui le considère comme une publication séditieuse. En 1810, Craig fait perquisitionner les bureaux du Canadien, saisir les presses, arrêter l’imprimeur et emprisonner les trois principaux rédacteurs, soit Bédard, Blanchet et Taschereau, qui sont accusés de « pratiques traîtresses ». Un mois plus tard, toujours en prison, Pierre Bédard et François Blanchet sont réélus. À l’été, Blanchet est remis en liberté à cause de leur état de santé.

En 1824, Blanchet publie un Appel au Parlement impérial qui vise à faire connaître les principaux griefs du Parti canadien : Blanchet y demande notamment un meilleur contrôle du parlement sur le gouvernement et les dépenses publiques.

Dans son Histoire des grandes familles françaises au Canada, François Daniel écrit que le docteur Blanchet « fut à la fois un célèbre médecin et un ardent patriote ».

Jean-Charles Létourneau (1775-1838)

Né en 1775, Jean-Charles Létourneau est reçu notaire en 1803 et s’établit à Saint-Thomas-de-Montmagny où il pratique sa profession jusqu’à sa mort en 1838.

Du temps de sa jeunesse, Létourneau était considéré comme un libre penseur, sensible aux idées de Voltaire et aux doctrines que partageaient les révolutionnaires de 1789. Comme l’a souligné Macpherson LeMoine, Létourneau était parmi les rares à posséder une bibliothèque digne de ce nom.

En 1827, Létourneau est élu député de la circonscription de Devon qui deviendra la circonscription de L’Islet. Il est réélu en 1830 et en 1834. Au Parlement, il appuie le parti dirigé par Papineau. En juin 1837, il prononce un discours lors de l’assemblée tenue à l’ouest de Saint-Thomas, près de la route de Saint-Pierre. Il était probablement malade à ce moment car il meurt en avril 1838, « après une longue et douloureuse maladie ».

Un collègue dira de lui qu’il était « un vrai démocrate, et un patriote sincère, amoureux de son pays qu’il défendait à titre de représentant avec honnêteté et fermeté ».

 Charles Blanchet (1794-1884)

Charles Blanchet est né en 1794 du premier mariage d’Augustin Blanchet avec Marie-Victoire Bernier. Le couple a 10 enfants à Saint-Pierre et un onzième à Saint-Hyacinthe, où Augustin a choisi de s’établir comme cultivateur.

Charles Blanchet est le seul de nos sept personnages à s’engager concrètement dans les rébellions. Quelques jours avant la bataille de Saint-Charles (sur Richelieu), il participe à l’arrestation du marchand Simon Talon dit L’Espérance, mais ce dernier réussit à s’évader et s’empresse ensuite de faire émettre un mandat d’arrêt contre Blanchet qui est emprisonné sous l’accusation de haute trahison en décembre 1837.

Libéré en mai 1838, Blanchet s’engage dans la société secrète des Frères Chasseurs qui prépare l’insurrection de 1838. En novembre, il fait partie du groupe qui devait aller prendre le village de Sorel, mais le projet avorte et l’insurrection de 1838 échoue.

Craignant une nouvelle arrestation, Charles Blanchet se réfugie à Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud.

Au printemps, il retourne chez lui et s’engage à garder la paix. Mais L’Espérance n’abandonne pas : il réussit à trouver des témoins pour établir que Blanchet « a toujours été l’un des principaux agitateurs de [la] paroisse ». En mai 1839, Charles Blanchet est de nouveau arrêté. On ne sait combien de temps a duré cet emprisonnement ni s’il a été condamné.

 Jean Blanchet (1795-1857)

Jean Blanchet était le neveu du docteur François Blanchet. Après des études au petit séminaire de Québec, il fait l’apprentissage de la médecine auprès de son oncle et va parfaire sa formation à Paris puis à Londres. Établi à Québec, il devient, disait-on, l’un des plus habiles accoucheurs de la ville et aussi le « médecin des pauvres ». Il participe à la fondation de l’École de médecine de Québec et deviendra doyen de la faculté de médecine de l’université Laval.

Jean Blanchet suit aussi ses traces de son oncle en politique. En 1834, il est élu député de la circonscription de Québec. Au parlement, il soutient le Parti patriote. En juin 1837, il participe à l’assemblée du marché Saint-Paul où il dénonce les politiques du parlement britannique. Son mandat parlementaire prend fin en mars 1838.

En 1854, Blanchet est de nouveau élu député de la cité de Québec et il appuie le gouvernement d’Augustin-Norbert Morin. La maladie le force cependant à démissionner en mars 1857 et il meurt le 22 avril suivant.

 Augustin-Magloire Blanchet (1797-1887)

Né en 1797, Augustin-Magloire Blanchet était le cousin du Dr François Blanchet par son père et le cousin de Charles Blanchet par sa mère.

Ordonné prêtre en 1821, il est curé de Saint-Charles (sur Richelieu) en 1837, au moment et à l’endroit où le mouvement patriote est à son apogée.

Blanchet, A-M. BAC C-018458

Le 23 octobre, le curé Blanchet assiste à la grande assemblée des Six-Comtés qui se tient dans sa paroisse. Deux semaines plus tard, dans une lettre au gouverneur Gosford, il laisse clairement voir ses sympathies patriotes : (je cite)

« Il n’y a pour ainsi dire qu’une voix pour condamner la conduite du Gouvernement; ceux qui jusqu’ici ont été tranquilles et modérés se réunissent à leurs concitoyens qui les avaient devancés, pour dire que, si le Gouvernement veut le bonheur du Pays, il doit au plutôt [sic] accéder aux justes demandes du peuple; que bientôt il ne sera plus temps. […]

Je dois dire de plus qu’il ne faut plus compter sur les Messieurs du clergé pour arrêter le mouvement populaire dans les environs. Quand ils le voudraient, ils ne le pourraient. D’ailleurs vous savez que les pasteurs ne peuvent se séparer de leurs ouailles, ce qui me porte à croire que bientôt il n’y aura plus qu’une voix pour demander la réparation des griefs, parmi les Canadiens, de quelqu’état et de quelques conditions qu’ils soient. »

La situation politique évolue rapidement par la suite. Un mois après la grande assemblée du 23 octobre, l’armée britannique se dirige vers la vallée du Richelieu où les patriotes sont nombreux. Divers témoignages confirment que le curé Blanchet s’est rendu auprès des patriotes de sa paroisse, au matin de la bataille du 25 novembre, pour prier avec eux et les préparer à une mort éventuelle.

Le 15 décembre, le curé Blanchet est convoqué chez le procureur général et accusé de haute trahison. Le lendemain, il est incarcéré à Montréal, seul membre du clergé parmi des centaines de prisonniers. Malgré les pressions des évêques, le curé de Saint-Charles passe l’hiver à l’ombre. Il est finalement libéré sous caution le 31 mars 1838. À sa sortie de prison, l’abbé Blanchet remplace son frère à Saint-Joseph de Soulanges. Il sera plus tard nommé évêque sur la côte ouest et mourra à Vancouver en 1887.

 Étienne Chartier (1798-1853)

Né en 1798, Étienne Chartier est admis au barreau en 1823 mais décide ensuite de se faire prêtre.

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Partisan d’un système d’éducation avant-gardiste axé sur la liberté et la raison, il est nommé directeur du collège de Sainte-Anne en 1829, mais, dans son discours d’inauguration, il surprend son auditoire en évoquant notamment le « mépris » des autorités britanniques envers les Canadiens.

Chartier quitte ses fonctions peu après ce discours et commence une série de courtes affectations dans des paroisses souvent difficiles. En 1837, il est à Saint-Benoît, dans un des principaux foyers d’agitation politique. Il s’engage alors dans les débats au point de critiquer un mandement de son évêque. À la veille de la bataille de Saint-Eustache, le 13 décembre 1837, il se rend dans cette paroisse pour y haranguer les patriotes, mais il réalise que la cause est perdue et il se réfugie aux États-Unis.

Suspendu de sa cure, banni par le gouverneur, Chartier reste en contact avec les patriotes qui préparent le soulèvement de 1838. En 1839, il décide de rompre avec le mouvement révolutionnaire mais ses pérégrinations ne sont pas terminées. Il aboutira finalement à Saint-Gilles-de-Beaurivage, où il meurt en 1853.

Sa mort passe presque inaperçue. Selon Aegidius Fauteux, il méritait mieux : (je cite)

« Sans doute, il eut de considérables lacunes […], mais il posséda d’autre part plusieurs des qualités qui font le plus honneur à l’homme. Citoyen, il ne fut peut-être pas d’une profonde sagesse, mais il aima immensément son pays […] ».

 Pierre Blanchet, dit le « Citoyen Blanchet » (1816-1898)

Né en 1816, Pierre Blanchet était le neveu du curé de Saint-Charles et donc parent lointain des trois autres Blanchet.

Il étudie au séminaire de Saint-Hyacinthe où il se rend utile au mouvement patriote en copiant des documents de propagande. En octobre 1837, il reçoit la tonsure, mais sa « conduite patriotique » inquiète son évêque et il n’accède pas à la prêtrise. En 1842, il entre au service de la ville de Montréal comme traducteur, tout en poursuivant des études en droit.

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En 1852, un dossier disciplinaire est monté contre lui et il est destitué. Cette affaire, qui a toutes les allures d’une vendetta, est tout probablement liée à son militantisme au sein de l’Institut canadien de Montréal dont il est le président en 1852 et l’un des piliers pendant plus de 20 ans. À la fois bibliothèque publique et lieu de débats, l’Institut dérange en raison de ses positions radicales et anticléricales.

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Après 1852, les difficultés s’accumulent. En 1854, il perd ses élections. En 1857, il doit fermer le journal de l’Institut canadien, qui perd une bonne partie de ses membres l’année suivante. En 1859, Mgr Bourget condamne l’Institut et excommunie les membres qui restent.

Après un bref séjour aux États-Unis, Pierre Blanchet se retire près d’Arthabaska, où il vit pauvrement des fruits d’une mauvaise terre. Il meurt en 1898, à l’Hôtel-Dieu d’Arthabaska, où il aurait renoué, selon un témoin, avec la religion de sa jeunesse.

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Voilà donc un très bref aperçu de la vie des sept personnages que nous honorons aujourd’hui. Fait exceptionnel, Saint-Pierre a donné naissance à trois députés patriotes et aux deux seuls prêtres qui ont payé le prix de leurs sympathies politiques. La présence d’un collège à Saint-Pierre n’est peut-être pas étrangère à la conscientisation de ses paroissiens. Les liens familiaux y sont probablement aussi pour quelque chose.

J‘aimerais terminer en citant la conclusion du discours prononcé en 1987 par Claude Ryan, alors ministre de l’Éducation, à l’appui d’une motion soulignant le 150e anniversaire des événements de 1837 : (je cite)

« Il ne faut pas oublier [que les Patriotes] ont représenté, à l’Assemblée législative, pendant des années, les aspirations et les désirs démocratiques de leurs citoyens et, par delà les gestes que l’on peut discuter et qui demeureront objet de débats historiques pendant très longtemps, je pense que nous devons tous nous unir, aujourd’hui, dans l’hommage qui leur est dû au titre de la contribution unique qu’ils ont apportée au développement de la démocratie et du gouvernement responsable au Québec ».

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(Le 19 mai 2019, une plaque honorant sept patriotes nés à Saint-Pierre-de-la-Rivière-du-Sud sera dévoilée à l’église de cette paroisse. Par la même occasion, la Société d’histoire et de généalogie de la Côte-du Sud lancera  le numéro de mai du Javelier qui contient des notices plus élaborées sur ces sept personnes, avec les références appropriées.)

La chasse aux symboles «religieux»: attention de ne pas se tirer dans le pied!

Le Journal de Québec a publié un texte sur les quatre symboles qui dérangent la députée de Marie-Victorin; cette dernière « demande le retrait de symboles religieux et monarchiques, ce que déplorent des historiens » (https://www.journaldequebec.com/2019/04/14/4-symboles-qui-derangent-fournier). Je suis un des deux historiens mentionnés, mais je ne sais pas exactement qu’est-ce qu’on me fait déplorer.

Je suis pour le retrait du symbole religieux que constitue le crucifix et pour l’abolition de la monarchie (dont il faudra endurer les symboles et les représentants encore longtemps), mais je déplore surtout qu’on mélange les deux.

Ces jours-ci, on parle de laïcité et de symboles RELIGIEUX : le lieutenant-gouverneur, le serment, la masse et le fauteuil du président réfèrent à un autre débat, la monarchie, qu’on pourrait peut-être remettre à l’automne…

De quoi Madame Fournier parle-t-elle quand elle demande « que soit évalué le retrait de certaines « croix anglicanes » au Salon bleu »?

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Le fauteuil du président est adossé à une structure qui porte les armoiries du Royaume-Uni (qui sont là pour rappeler que le chef de cet État est aussi le nôtre) surmontées d’une couronne elle-même surmontée d’une croix. Le même type de croix se retrouve sur la couronne qui fait partie des armoiries québécoises sculptées sur le fauteuil du président et la masse, qui symbolise l’autorité de ce dernier, comprend aussi une couronne surmontée d’une croix.

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Ces trois croix sont du même genre : leurs bras s’élargissent du centre à la périphérie, ce qui leur donne l’allure de pattes, d’où le nom de « croix pattée ». On en trouvait beaucoup au Moyen-âge, soit bien avant la formation de l’église anglicane. Les chevaliers teutoniques et les templiers arboraient une croix pattée. La croix dite « de Cantorbury », une broche saxonne datant de 850 environ, a été découverte en 1867. On ne s’étonnera donc pas de retrouver des croix pattées sur la couronne que le roi Édouard a porté au XIe siècle. Précisons que c’était un catholique qui a d’ailleurs été canonisé en 1161. Sa couronne a été perdue puis reconstituée; elle a servi au couronnement de certains souverains anglais. Elle est aussi décorée de fleurs de lis.

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S’agit-il pour autant de croix « anglicanes» ? Ce n’est pas évident, mais admettons-le pour les fins de la discussion. La présence de cet ornement fait-elle des trois couronnes des symboles religieux? Certes pas, pas plus que les armoiries du Québec sont anglaises ou françaises à cause du lion ou des fleurs de lis qu’on y trouve.

Si ces couronnes sont jugées « religieuses » et dérangent les parlementaires, on peut toujours envisager de les enlever, retirer la masse, changer de fauteuil, voire enlever la structure à laquelle est adossée ce dernier et, une fois partis, masquer la croix de Cartier et les martyrs qui sont au plafond, décrocher les anges flottants qui ornent les tribunes… Des travaux s’annoncent dans le Salon bleu : pourquoi ne pas en profiter pour tout mettre ça blanc? C’est à la mode dans les édifices publics.

Je blague, mais, plus sérieusement, cette chasse aux symboles « religieux », menée dans le seul but de mettre en contradiction les partisans du retrait du crucifix, risque de causer des dommages collatéraux et se retourner contre ses adeptes. En effet, madame Fournier a oublié une croix, celle que porte le drapeau du Québec. Dans sa logique, le fleurdelisé devient « religieux » et elle donne une prise à ceux et celles que le plus important symbole d’identité québécoise dérange. Déjà que les fleurs de lis ont été associées à Marine Le Pen dans une reportage de sa collègue de Bourassa-Sauvé (https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2018/08/22/un-mauvais-souvenir-de-1998/) ! Faudrait pas nourrir ce courant.

L’histoire des Franco-américains, par un des leurs

Mon attention a été attirée par un commentaire inscrit sur la page que Baraka Books consacre au livre de David Vermette, A Distinct Alien Race: The Untold Story of Franco-Americans : « the best synthesis of Franco-American history written to date » (https://www.barakabooks.com/catalogue/a-distinct-alien-race/).

La meilleure synthèse de tous les temps?  Ayant édité Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre au Septentrion en 2000 (https://www.septentrion.qc.ca/catalogue/franco-americains-de-la-nouvelle-angleterre-les), je me suis permis un certain scepticisme, tout en sachant que l’auteure du commentaire connaissait bien l’œuvre d’Yves Roby et l’avait évidemment prise en considération.

Vermette

Yves Roby a traité, d’un point de vue québécois, l’histoire des quelque 900 000 Canadiens français partis aux États-Unis entre 1840 et 1930. Il a étudié les circonstances de leur départ et leur intégration dans la société américaine, où la plupart d’entre eux ont perdu leur langue, au grand dam des leaders de leur communauté. Son étude, qui s’arrête en 1976, décrit « les représentations que ces Québécois émigrés en Nouvelle-Angleterre et leur descendance se font d’eux-mêmes ».

L’ouvrage de David Vermette aborde l’histoire des Franco-américains de manière différente. Il part à la recherche de ses ancêtres en débutant, non pas au Québec, mais dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre. Sa démarche personnelle commence en fait dans le cimetière de Biddeford, quand sa mère répond « English » au prêtre, un peu déçu, qui lui demande dans quelle langue il doit prononcer les prières rituelles pour l’inhumation de son mari. Dans ce cimetière, où il voit de nombreuses stèles portant des noms français, Vermette se demande comment tous ces gens sont arrivés là, un phénomène qui est sorti de la mémoire de son entourage. Tout en abordant le sujet de manière générale, il prend comme cas-type la ville de Brunswick où ses ancêtres ont vécu au XIXsiècle.

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Vermette remonte dans l’histoire des filatures bien avant l’arrivée des Canadiens en Nouvelle-Angleterre et consacre plusieurs pages de sa première partie (From Ships’ Captains to Captains of Industry) à ceux qui ont investi dans cette industrie (dont les Cabot) comme solution de rechange à leurs premières entreprises, soit le commerce des esclaves avec l’Afrique et de l’opium avec la Chine…

Dans la deuxième partie (The Other Side of the Cotton), Vermette montre comment les Canadiens sont en quelque sorte venus à la rescousse de l’industrie du coton qui manquait de main-d’œuvre. Il explique dans quel contexte le mouvement migratoire s’est déroulé et quelles étaient les conditions de vie dans les « French quarters » ou « Petits Canadas », particulièrement dans les logements surpeuplés et insalubres où ses ancêtres (et quelques-uns des miens) ont vécu à Brunswick.

La troisième partie (The Reception of Franco-Americans) expose comment les Canadiens ont été reçus. Les protestants ont tenté de les convertir, le Klu Klux Klan les avait à l’œil, les eugénistes voulaient réduire leur nombre, un leader ouvrier les a qualifiés de « Chinese of the Eastern States » et un journal a fourni un titre pour l’ouvrage en écrivant en 1889 : « The French number more than a million in the United States…. They are kept a distinct alien race, subject to the Pope in matters of religion and of politics. Soon… they will govern you, Americans ». En réalité, les « Français » n’ont jamais constitué un danger. Les filatures ont décliné et les Franco-américains ont délaissé les « Petits Canadas » afin d’avoir accès à l’éducation supérieure et à de meilleurs emplois. Ce faisant, ils se sont progressivement assimilés et ont majoritairement perdu leur langue.

Est-ce une tragédie? Vermette aborde la question dans sa quatrième partie (Tenacity and Modernity). Il ne s’attarde pas, comme Yves Roby,  aux débats internes qui ont divisé la communauté franco-américaine pendant des décennies; pour lui, une culture franco-américaine a survécu, même si peu de Franco-américains parlent encore français.

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Aubert Dubé et Joséphine Saint-Pierre avec leur fille Marie (ma grand-mère) née à Brunswick en 1892

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Dans une assemblée d’artistes et d’écrivains tenue à l’Université du Maine en 2016, David Vermette avait un peu dérangé l’assistance en plaidant que les « Franco-Americans, a people so marginalized that they’re virtually invisible, need to find their voice », « should speak for themselves ». Ce n’était pourtant qu’une évidence.

Avec A Distinct Alien Race, il s’est exprimé brillamment. Son livre mérite les plus vives recommandations, tant pour le fond que pour la forme. C’est un ouvrage très sérieux, mais accessible, dépourvu de jargon et de développements méthodologiques superflus, mais par ailleurs marqué au coin d’une certaine émotion parce que l’auteur raconte finalement l’histoire de sa famille.

Une meilleure synthèse que celle de Roby sur les Franco-américains? Ce sont des approches différentes. S’il y avait une recommandation à faire aujourd’hui, ce serait de lire Vermette, …mais Roby reste utile pour approfondir certains thèmes.

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Vermette, David, A Distinct Alien Race: The Untold Story of Franco-Americans. Industrialization, Immigration, Religious Strife, Montréal, Baraka Books, 2018, 388 p.

 

Une citation « légendaire » d’Antoine Rivard

Dans la biographie qu’il consacre à Guy Rocher, Pierre Duchesne cite Antoine Rivard qui « a déclaré » en 1942 : « L’instruction? Pas trop! Nos ancêtres nous ont légué un héritage de pauvreté et d’ignorance, et ce serait une trahison que d’instruire les nôtres » (p.  204). Dans une note, le biographe se garde quand même « une petite gêne » en mentionnant que c’est une citation « attribuée à Rivard » et qu’il l’a puisée dans le tome 2 des Apostasies de Jean-Louis Gagnon (La Presse, 1986, p. 33); Rivard était alors « conférencier invité du Kiwanis-Saint-Laurent de Montréal ».

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Séparatiste de droite converti au fédéralisme, Gagnon était un militant libéral de premier plan sous Duplessis; il sera plus tard chargé d’enterrer la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme après la mort d’André Laurendeau. Il est prudent de passer au peigne fin tout ce qu’il écrit sur l’Union nationale…

En 1942, Rivard n’était qu’avocat et professeur de droit. Candidat de l’Union nationale défait en 1944, il devient député unioniste et ministre d’État en 1948, puis solliciteur général dans le cabinet Duplessis de 1950 à 1959.

Dans cette conférence, Rivard réagissait à une conférence du T.-D. Bouchard, un autre pourfendeur de Duplessis, qui préconisait l’enseignement bilingue dès le primaire. Bouchard ne manqua pas de réagir longuement dans son journal Le Clairon dès le 23 janvier et il ne fait pas mention de ce passage; le reportage de La Presse non plus.

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L’outil n’est pas infaillible, mais, en consultant les journaux des années suivantes avec le moteur de recherche de la Bibliothèque nationale, on peut entrevoir comment les libéraux ont cultivé une légende à mesure que la carrière de Rivard progressait.

On trouve des occurrences dans Le Clairon de Saint-Hyacinthe, propriété de Bouchard. Le 8 novembre 1946, Godbout cite cette phrase que « l’un des conseillers de M. Duplessis » aurait dite « il y a quelques années » : Un mois plus tard (13 décembre), ce serait plutôt « récemment ».

En 1950, Lapalme rallonge la citation : « Nos aïeux avaient à choisir entre la richesse, l’abandon de leur langue, de leur foi et, d’autre part, la pauvreté, l’ignorance et le labeur. C’est la résistance à l’assimilation qu’ils ont choisie. Notre vocation n’a pas changé. L’instruction? Pas trop! Nos ancêtres nous ont légué un héritage de pauvreté et d’ignorance, et ce serait une trahison que d’instruire les nôtres » (Le Clairon, 10 novembre 1950).

L’année suivante, d’autres journaux libéraux (L’Avenir du Nord, 22 juin, L’autorité, 14 juillet, Le Canada, 23 juillet) reprennent le même texte et y ajoutent la « source », soit la conférence de 1942.

Le meilleur est toutefois Henri-A. Dutil, qui vient d’entreprendre sa grande carrière d’apparatchik libéral. Dans Le Clairon du 8 mai 1953, c’est avec un front de bœuf qu’il reprend la version de Lapalme et insiste pour dire qu’il donne la citation « au complet » car « souvent des phrases détachées du contexte peuvent changer de sens »…

Rivars-Nous maintiendrons

Or, la conférence de 1942, le 21 janvier précisément, a été radiodiffusée, enregistrée, publiée intégralement dans le Devoir du même jour (http://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2804539) et reproduite en brochure par L’œuvre des tracts sous le titre Nous maintiendrons en mars 1942. Il n’est pas compliqué de vérifier si cette citation s’y trouve et ce qu’on attribue à Rivard en matière d’éducation ne s’y trouve pas.

Qui a dit que les plus belles citations célèbres sont celles qui n’ont jamais été prononcées?

« …Long live our noble Queen… » (suite)

Ma note du 20 janvier se terminait par une question : la Loi de l’Assemblée nationale adoptée en 1982 n’ayant pas retenu la disposition qui assurait la continuité de la législature en cas de décès du souverain, les députés seraient-ils contraints d’aller en élection si Élizabeth II décédait demain matin ? (https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2019/01/20/long-live-our-noble-queen-air-connu/)

La question n’a pas vraiment enflammé les réseaux sociaux, mais plusieurs juristes en ont discuté, comme en fait foi un reportage du Devoir le 2 février (https://www.ledevoir.com/politique/quebec/546952/les-consequences-du-deces-eventuel-de-la-reine-au-quebec). Certains y voient « une bombe à retardement », d’autres nous rassurent en rappelant que « seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée » avant l’expiration de son terme normal en vertu de l’article 6 de la loi adoptée en 1982.

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Rappelons que la Chambre d’assemblée du Bas-Canada (1829), l’Assemblée législative de la province du Canada (1844) et l’Assemblée législative de la province de Québec ont, tour à tour, adopté une loi pour se prémunir contre les effets de ce qu’on appelle, en termes savants, la « dévolution successorale ». Le préambule de la loi adopté à Québec en 1869 (32 Vict., c.5) était explicite :

« […] les intérêts de cette province pourraient être exposés à de grands dangers, si la Législature de Québec venait à être dissoute par le décès de Notre Souveraine Dame la Reine Victoria (puisse Dieu la conserver longtemps!) ou par le décès d’aucun des héritiers et successeurs de Sa Majesté […].

La règle adoptée en 1869 est devenue, au début des années 1980, cet article de la Loi de la législature :

« 3. Aucune législature de la province n’est dissoute par le décès du souverain; mais elle continue, et peut se réunir, s’assembler et siéger, procéder et agir de la même manière que si ce décès n’avait pas eu lieu. »

L’article 31 de la même loi, adopté initialement en 1881 (44-45 Victoria., c. 7, ss. 1 et 2), stipulait par ailleurs que

« La durée de chaque Assemblée nationale est de cinq années à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé dans l’article 134 de la Loi électorale; mais le lieutenant-gouverneur a toujours droit de la dissoudre plus tôt, s’il le juge à propos. »

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À la demande du président Lavoie (1970-1976), Me Jean-Charles Bonenfant, alors professeur à l’Université Laval, avec la collaboration de Dominique Lapointe, conseiller du président Lavoie, rédige vers 1976 un document intitulé Mise à jour de la loi de la législature du Québec (polycopié disponible à la Bibliothèque, sous la cote 347.14’025/Q3).

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(BANQ 03Q_P428S3SS1D44P039)

Ancien directeur de la Bibliothèque (1952-1969), où il était entré en 1939 à la chute du gouvernement Duplessis, Bonenfant agissait aussi officieusement comme conseiller parlementaire. Il venait de produire un rapport sur les conditions de travail des députés. C’était un homme de lettres réputé, particulièrement féru en histoire. Il était donc parfaitement désigné pour revoir la Loi de la législature qui avait grandement besoin d’être rajeunie, comme on peut le constater quand il aborde la fameuse « dévolution successorale ».

« L’article 3 de la loi actuelle peut sembler bizarre à celui qui ignore une règle ancienne du droit constitutionnel britannique. Cette règle voulait que lorsque mourait un souverain qui avait décrété l’élection de la chambre basse, celle-ci se trouvait à disparaître juridiquement avec lui. […]
Déjà, dans la première partie du 19e siècle, en Grande-Bretagne et ensuite, dans toutes les colonies, pour éviter la dissolution à la mort du souverain, on avait édicté des lois qui décrétaient que son décès n’entrainait pas la dissolution de la Chambre basse et que celle-ci pouvait continuer à agir comme si l’événement n’avais pas eu lieu. À notre époque, la disposition que contient l’article 3 semble désuète et n’est que la survivance d’une subtilité constitutionnelle. On peut se demander si elle est encore nécessaire. Toutefois, pour éviter toute incertitude constitutionnelle, le législateur pourrait imaginer un article qui, tout en indiquant, en même temps, quelle est constitutionnellement la durée limite de l’Assemblée nationale élue, réglerait le problème théorique de la mort du souverain. Il lui appartient de décider s’il ne suffirait pas de dire que :

L’Assemblée nationale ne peut être dissoute que par le lieutenant-gouverneur et que sa durée est limitée à cinq années, à compter du jour fixé pour le rapport des brefs ordonnant l’élection à cette assemblée. »

Le président suivant reprend le dossier. En février 1980, Me Clément Richard donne le mandat de réviser la Loi sur la législature à un comité formé de Pierre Duchesne, secrétaire général adjoint de l’Assemblée, Michel Leclerc, greffier en loi (aujourd’hui  le directeur de la législation) et Dominique Lapointe, conseiller parlementaire.

Ce comité a-t-il réfléchi davantage sur l’article 3 ? Il serait étonnant qu’il n’ait pas produit de rapport, mais, si c’est le cas, on en a perdu la trace dans les archives de l’Assemblée nationale*.

Quoi qu’il en soit, la réforme progresse. Le 17 juin 1980, le président dépose un avant-projet de loi de l’Assemblée nationale qui omet la disposition concernant le décès du souverain (article 3 de la Loi de la législature) et contient trois articles utiles à la compréhension de la suite du dossier :

« 5. Une nouvelle législature commence à chaque élection et dure cinq ans à compter de la publication, après cette élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale (1979, c. 56).
6. Le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq ans visés à l’article 5, s’il le juge à propos, conformément aux usages constitutionnels.
7. Le lieutenant-gouverneur convoque l’Assemblée, la proroge et la dissout ».

Le texte de l’article 6 ne répond pas exactement à la suggestion de Bonenfant qui était plus précis au sujet du pouvoir exclusif de lieutenant-gouverneur. Quant à la référence aux « usages constitutionnels, on comprend qu’elle évoque le principe selon lequel le lieutenant-gouverneur n’exerce ce pouvoir que sur la recommandation du lieutenant-gouverneur.

***

Deux sous-commissions de la Commission de l’Assemblée nationale étudient cet avant-projet de loi les 20, 21 et 22 août 1980 et les 30, 31 août et 1er septembre 1981. Leur rapport est déposé le 17 septembre 1981 devant la Commission de l’Assemblée national et celle-ci fait rapport à l’Assemblée le 11 novembre.

Ce rapport ne nous avance pas beaucoup car il s’agit essentiellement d’un tableau comparatif indiquant si les dispositions de l’avant-projet ont été acceptées par la sous-commission ou si elle a fait une nouvelle proposition. Les articles 5, 6 et 7 sont acceptés, sans commentaire, ni explication.

Le 22 juin 1982, le leader du gouvernement présente le projet de loi 90 sur l’Assemblée nationale. Les articles 5, 6 et 7 ont été réaménagés : l’article 7 est devenu le 5 et les articles 5 et 6 ont été réunis, ce qui crée un lien plus étroit entre la durée de la législature et le pouvoir du lieutenant-gouverneur. La référence aux « usages constitutionnels » est disparue, mais le reste est substantiellement inchangé :

« 5. Le lieutenant-gouverneur convoque l’Assemblée, la proroge et la dissout ».
6. Une législature est d’au plus cinq ans à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale.
Le lieutenant-gouverneur peut cependant dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années. »

Ce projet de loi sera étudié à l’automne**, mais, entre-temps, le leader du gouvernement consulte. À sa demande, des juristes du ministère de la Justice (Me Jean Bouchard, appuyé par Me Jean-K. Samson) examinent « quelques aspects de la constitutionnalité du projet de loi no 90 » et répondent à la question (un peu alambiquée) suivante : « Peut-on ne pas prévoir que l’Assemblée nationale n’est pas dissoute par le décès du souverain? ».

« À cet égard, nous partageons les doutes de M. Jean-Charles Bonenfant. […]
Il est peu probable que l’abrogation de l’article 3 de la Loi sur la législature aurait pour effet de faire revivre un pareil état de fait [i.e. la dissolution]. Il demeure cependant qu’il y a un risque dont la gravité peut se mesurer dans l’hypothèse suivante.
L’article 3 n’est pas reconduit. Au décès de la Reine l’Assemblée nationale continue à siéger. Survient un procès où l’une des parties soulève l’inconstitutionnalité d’une loi adoptée par la législature au motif que ses membres n’avaient pas qualité pour siéger. L’argument de la « résurrection » de cette règle ancienne de droit anglais serait, sur le plan strictement juridique, certainement défendable. Aussi, la prudence nous commande-t-elle de vous proposer d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi. »
(Archives de l’Assemblée nationale, fonds du Secrétariat général, boîte 537037, dossier 169454, opinion du 13 septembre 1982)

Entre le 13 septembre et le 9 décembre 1982, deux documents ayant servi à expliquer les changements apportés à la Loi de la législature par la Loi de l’Assemblée nationale font écho aux avis des juristes (Bonenfant et Bouchard).

Un document non signé portant le titre « Loi sur la législature » traite de chacun des articles de cette loi. On y reprend l’essentiel de l’opinion de Bonenfant pour conclure :

« Après l’analyse de cette situation, certains légistes suggèrent donc d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi 90 […] ».

Dans un document*** qui compare la Loi de la législature et l’avant-projet avec le projet de loi de l’Assemblée nationale, on suggère formellement d’ajouter le mot « seul » au début du second alinéa de l’article 6 du projet de loi 90:

« Pour tenir compte de l’abolition de l’article 3 de la Loi sur la Législature, nous proposons d’ajouter le mot « seul » pour enlever toute ambiguïté qui pourrait résulter de la mort du souverain. » (Archives de l’Assemblée nationale, fonds du Secrétariat général, boîte 537037, dossier 169454)

Le projet de loi 90 est étudié en commission les 19, 20 et 21 octobre ainsi que le 11 novembre. De profondes divergences surgissent au sujet de la rémunération des députés et, pour faciliter le consensus sur la partie institutionnelle du projet, le gouvernement décide de réunir les dispositions litigieuses dans un autre projet de loi (no110) et de déposer un projet de loi 90 réimprimé le 9 décembre 1982.

Dans cette nouvelle version, l’article 6 est modifié comme le recommandaient les juristes :

« 6. Une législature est d’au plus cinq ans à compter de la publication, après une élection générale, de l’avis visé à l’article 134 de la Loi électorale.
Seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années. »

La question ne sera pas abordée lors de la deuxième lecture (13, 14 et 15 décembre) ni en commission (16 décembre), où l’article 6 sera adopté sans amendement :

« Le Président (M. Vaillancourt, Jonquière): Adopté. Article 6?
M. Lalonde: Adopté. Ce serait peut-être utile pour ceux qui liront nos débats d’expliquer que cette loi, sauf quelques articles, est le résultat d’une longue préparation à laquelle ont collaboré les députés des deux côtés de cette Chambre, de sorte que ce n’est pas un texte nouveau. […] C’est pour cela que c’est avec enthousiasme qu’on veut les adopter le plus tôt possible. »

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Le « problème » de la « dévolution successorale » ne semble pas avoir été discuté dans les débats parlementaires proprement dits, entre 1980 et 1982, d’après ce qu’on peut voir dans le Journal des débats. C’est au niveau des fonctionnaires (secrétariat général, cabinet du président et juristes du ministère de la Justice) et des attachés politiques (bureau du leader parlementaire et probablement du leader de l’Opposition) que cette question a été traitée, avant les derniers débats en décembre 1982, et qu’on peut chercher l’intention du législateur.

Jean-Charles Bonenfant  a posé la question dès le milieu des années 1970 et suggéré une façon de remplacer le fameux article 3 en précisant que l’Assemblée nationale « ne peut être dissoute que par le lieutenant-gouverneur […] ». Les rédacteurs de l’avant-projet de loi (juin 1980) n’ont pas suivi explicitement son conseil, mais le leader du gouvernement, après consultation auprès des juristes de l’Assemblée et du ministère de la Justice, jugea bon de préciser, dans la deuxième version du projet 90 (décembre 1982) que « seul le lieutenant-gouverneur peut dissoudre l’Assemblée avant l’expiration des cinq années », comme le suggérait Bonenfant, ce qui fut accepté sans discussion par les députés en commission parlementaire le 16 décembre 1982.

La disparition de l’article 3 de la Loi de la législature n’est pas un accident ; les conseillers parlementaires ont concocté une solution de remplacement disons « subtile » qui vise à assurer la continuité de la législature en cas de décès du souverain. On l’espère suffisante pour nous permettre de dormir en paix!

Quant au serment, on pourra difficilement éviter de le renouveler, si Charles monte sur le trône pendant une législature, tôt ou tard.

(PS 2022: ce texte a été commenté par https://parliamentum.org/2019/01/31/dissolution-by-demise-of-the-crown/)

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*La longue chronologie de la réforme parlementaire publiée dans le Bulletin de la Bibliothèque en 1981 aurait sûrement mentionné ce rapport si les auteurs avaient pu mettre la main dessus. Maurice Champagne et Gaston Deschênes, « Chronologie de la réforme parlementaire (1964-1981) », Bulletin de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 11, 3-4 (1981) – http://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/01/PER/181670/1981/Vol_11_nos_3-4_(1981).pdf)

**Pour retracer les différentes étapes de l’étude du projet de loi 90, voir http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/journaux-debats/index-jd/recherche.html?cat=sv&Session=jd32l3se&Section=sujets&Requete=Assembl%C3%A9e+nationale.

*** Ce document n’a ni titre ni date.