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Le « nouveau » monument Jacques-Cartier, ou déshabiller saint Roch pour habiller saint Félix

L’arrondissement de Cap-Rouge s’enrichit cette semaine d’un monument dédié à Jacques-Cartier, un second pour ce personnage car il a déjà une stèle en face de l’église.

 Monument Jacques-Cartier 2016-annonce  Monument Jacques-Cartier 2016-Cap-Rouge Église

Cette commémoration n’est pas sans pertinence sur les bords de la rivière Cap-Rouge, même si le passage du navigateur malouin n’y fut pas des plus glorieux. Cartier séjourne à Cap-Rouge lors de son troisième voyage, en 1541-1542. Il a été remplacé par Roberval comme chef de l’expédition mais ce dernier ne réussira à s’embarquer qu’au printemps 1542. Entre temps, Cartier a fait édifier un fort au confluent du Saint-Laurent et de la rivière du Cap Rouge. En 1542, il met le cap sur la France, malgré les ordres de Roberval qu’il croise à Terre-Neuve. Cartier est anxieux de présenter au roi des pierres précieuses, de l’or et des diamants, croit-il, qui se révéleront plutôt de la pyrite et du quartz sans valeur.

La statue dévoilée à Cap-Rouge l’a été une première fois dans le quartier Saint-Roch en 1926, au coin des rues Saint-Joseph et de la Couronne, sur un socle, au centre d’une place où on trouvait, dès le XIXe siècle, une halle et un marché portant le nom de Jacques-Cartier.

 Monument Jacques-Cartier 1928 AVQ  Monument Jacques-Cartier 1941-1970 AVQ

Dans les années 1960, la construction d’un stationnement souterrain entraîna le réaménagement de la place Jacques-Cartier et le monument se retrouva au-dessus de l’entrée des voitures. Puis, avec la construction de la bibliothèque Gabrielle-Roy, au début des années 1980, la place fut réaménagée et le monument semblait alors promis à un bel avenir.

 Monument Jacques-Cartier 1966 AVQ  Monument Jacques-Cartier 1984 AVQ

Mais, manque de chance, le stationnement s’avéra vite « pourri », comme c’est trop souvent le cas des ouvrages de ce genre, et Cartier prit le chemin de l’entrepôt, plus exactement celui d’un champ de débarras, avec des poubelles et d’autres éléments excédentaires du mobilier urbain.

Monument Jacques-Cartier entreposée (GG-2014)

De grands travaux sont maintenant en cours à la place Jacques-Cartier : on y refait le stationnement, une tour d’habitation est en construction mais on n’a pas prévu d’espace pour la statue de Jacques-Cartier et l’arrondissement de Cap-Rouge en a hérité. En fin de compte, on déshabille Saint-Roch (de Québec) pour habiller Saint-Félix (de Cap-Rouge).

N’y avait-il aucun espace pour cette statue au centre-ville ? Elle aurait pu faire partie du futur réaménagement de la bibliothèque Gabrielle-Roy. Sinon, on aurait pu en profiter pour atténuer cette bizarrerie « monumentale » que constitue l’absence de Cartier dans la façade de l’Hôtel du Parlement. Dès 1883, Eugène-Étienne Taché lui avait prévu un espace dans la tour principale (qui lui est dédiée) mais, pour des motifs qu’il reste à expliquer, son plan ne s’est pas réalisé et c’est plutôt un duo de religieuses, Marie de l’Incarnation et Marguerite Bourgeois, qu’on installa en 1969 à la place d’honneur prévue pour le « découvreur du Canada » !

 Cartier dans plan de 1882  Religieuses

Les déplacements du monument Cartier rappellent ceux du monument Louis-Hébert érigé en 1918 devant l’hôtel de ville de Québec et lui aussi « victime » d’un stationnement souterrain construit au début des années 1970. Trop lourd, disait-on, il fut démantelé et les bronzes qui le composaient ─ Hébert, sa femme Marie Rollet et son gendre Guillaume Couillard ─ furent réinstallés sur des socles minuscules, « dans le but de démocratiser la sculpture », selon le maire Lamontagne… !

 Monument Louis-Hébert a1947 AVQ  Monument Louis-Hébert 1974 AVQ

La Société historique de Québec protesta contre le sort réservé à la première famille québécoise, dont les membres se retrouvaient « comme de vulgaires piétons anonymes descendus dans la rue ». Le monument fut reconstitué, avec son socle et ses inscriptions, mais déplacé dans un coin sombre du parc (fédéral) Montmorency. Et, sur l’emplacement initial du monument, il y a maintenant des jeux d’eau.

Jeux d'eau

Cette fois, il est trop tard pour réagir et empêcher Cartier de quitter Saint-Roch. Qui avait prévu que le réaménagement de sa place entraînerait son exil à Cap-Rouge ? La Société historique de Québec n’en savait rien. Et, à quoi bon réclamer le retour de ce monument à sa place ? La tour d’habitation en construction ne sera-t-elle pas elle-même une « œuvre d’art », d’après le promoteur? Elle a d’ailleurs « été baptisé tour Fresk, en référence à une œuvre picturale »… La nommer en français était probablement au-delà des forces de la société Cromwell. On aurait pu au moins penser que ce mot breton signifiant frais, nouveau, propre, dans le pays de Jacques Cartier, constituerait le classique clin d’œil qu’on fait à l’Histoire quand on veut justement faire oublier qu’elle est évacuée.

On ne sait pas encore à quoi ressemblera la place Jacques-Cartier, si tant est que le toponyme subsiste, une fois les travaux terminés. « Ne cherchez pas la future place publique sur les nouvelles images de la tour de la place Jacques-Cartier, écrivait Le Soleil en octobre 2015. Le promoteur a bien pris soin dans ses documents de ne pas présenter l’angle des rues Saint-Joseph et de la Couronne. Il reviendra à la Ville de Québec de présenter la place publique lorsqu’elle sera prête. » Parions pour des jeux d’eau, comme à l’hôtel de ville. Ça amuse les enfants mais c’est bien insignifiant.

Comment Eugénie est devenue anglophone

Sur le site Planète Généalogie et histoire, un internaute fait le commentaire suivant après avoir examiné la généalogie d’Eugénie Bouchard (http://genealogieplanete.com/forums/display_topic/id_24095/EUGNIE/):

« Je regarde ses arrière-grands-parents. On a:

Gérard Bouchard (Les Éboulements) et Rollande Monte (St-Hyacinthe)

Juvenal Martin (Montréal) et Georgette Martineau (Montréal)

Lorenzo Leclair (Pontiac) et Gertrude Lévesque (Pontiac)

Daniel Murphy (Irlande) et Jeanne d’Arc Neault (Maniwaki).

7 francos, un Irlandais. Incroyable qu’elle soit devenue anglo! »

Un autre internaute répond subtilement : « Une chanteuse québécoise, Pauline Julien (décédée) donne la réponse à cette question, avec la chanson « Mommy Daddy » ».(https://www.youtube.com/watch?v=VZMauq1jszM)

Il est probablement sur la bonne voie.

Les aïeux Leclaire (auparavant Leclerc) étaient originaires de la région du Pontiac où les francophones étaient minoritaires jusqu’aux années 1960. On aura une idée du contexte dans lequel ils ont vécu, et comment une partie de la famille a pu passer à l’anglais, en lisant un ouvrage de Luc Bouvier, Les sacrifiés de la bonne entente: histoire des francophones du Pontiac (Éditions de L’Action nationale, Montréal, 2002, 240 pages), dont Charles Castonguay a fait la recension dans Le Devoir du 30 août 2003 (http://www.ledevoir.com/culture/livres/35052/histoire-le-pontiac-est-il-au-quebec-ou-en-ontario)

Selon Castonguay, la contribution majeure de ce livre concerne « l’école et l’Église comme instruments d’anglicisation ». Bouvier relève

« l’absence de l’enseignement en français, voire du français, dans les écoles catholiques sous la gouverne du clergé et des commissaires irlandais; l’application du Règlement 17 ontarien dans le Pontiac; […] le laisser-faire du Département de l’instruction publique, qui prêche la bonne entente pour ne pas «brouiller inutilement les contribuables appelés à vivre ensemble»; la francophobie agissante des évêques irlandais de Pembroke, en Ontario, qui règnent sur le Pontiac depuis 1916 en nommant de façon générale des curés et, jusqu’en 1964, des institutrices anglophones unilingues; la charte fédérale du diocèse de Pembroke, qui confie la propriété des biens paroissiaux non pas aux fidèles, comme ailleurs au Québec, mais à l’évêque […]; les plaintes successives adressées au délégué apostolique et au cardinal Léger en ce qui concerne le plan d’anglicisation appliqué par les évêques de Pembroke, restées sans réponse; les délations, réprimandes et représailles visant ceux qui tentent d’élargir les possibilités d’étudier, de prier et de vivre en français; la francophobie exacerbée des Sisters of Saint Joseph qui, dans les années 40 et 50, dirigent l’école normale du comté en inspirant aux futures institutrices le mépris de tout ce qui est français ou québécois; et, pour comble, le refus opposé à l’auteur qui demandait accès aux archives du diocèse de Pembroke »!

L’aut’journal sur le web a aussi publié un compte rendu.

« D’entrée de jeu, écrit Ginette Leroux, l’auteur fait le point sur ce qu’il nomme la « camisole de force du bonne-ententisme ». « L’harmonie linguistique y règne en autant que les francophones acceptent de cacher leur langue et leur culture », résume-t-il. L’histoire des francophones du Pontiac tient tout entière dans cette déclaration. La tolérance des anglophones n’est effective que si les francophones se soumettent. Un prix lourd de conséquences. En effet, les habitants francophones de cette région du Québec, limitrophe de l’Ontario et délimitée par la rivière des Outaouais, ont dû se résigner à voir leurs institutions, leur mode de vie et leur langue annihilés par ceux qui se conduisent encore et toujours en conquérants. » (http://archives.lautjournal.info/autjourarchives.asp?article=1630&noj=221&imprimer=html)

Le fourre-tout (ristique)

Une brève allusion à la région touristique Chaudière-Appalaches dans le magazine Voir de juin m’a rappelé de vieux souvenirs.

***

Au printemps 1989, j’ai terminé une conférence[1] à Saint-Jean-Port-Joli en disant que « le partage de la Côte-du-Sud entre deux associations touristiques régionales constitue ce qui est arrivé de pire [à cette région] depuis qu’elle existe ». Sans véritable espoir de voir mon vœu réalisé, j’ai souhaité la création d’une association touristique régionale (ATR) distincte qui réunirait la partie est de l’ATR Chaudière-Appalaches et la partie ouest de l’ATR du Bas-Saint-Laurent et s’étendrait de Beaumont à Saint-André-de-Kamouraska.

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Les dirigeants de l’ATR n’ont pas apprécié l’idée qui a été qualifiée publiquement de « vieille rengaine » et, privément, de réaction « purement émotive ».

Pour étayer mon point de vue, je me suis plongé dans les études produites par les firmes de consultants embauchées par l’ATR du Pays-de-l’Érable (comme on désignait au départ l’ATR Chaudière-Appalaches) et j’en ai tiré quelques commentaires pour le bénéfice d’un hebdo régional.

Dans son Plan de développement touristique, en 1987, Pluram constatait « que le Pays-de-l’Érable n’a pas d’identification propre. Les zones qui la composent apparaissent disparates et ne possèdent pas à première vue d’attribut commun (p. 65) ». Et encore: [...] sa disparité autant sur le plan géographique, socio-économique que des attraits/activités rend très difficile la promotion d’une image unificatrice des composantes touristiques (p. 64) ». Dans le Résumé du plan de commercialisation, Éverest renchérissait en 1989: «La région se subdivise en trois zones distinctes auxquelles sont rattachés des produits diversifiés. Il n’existe donc pas d’homogénéité dans l’offre touristique. Le caractère propre à chacune des régions ne crée pas de sentiment d’appartenance à la région « Pays-de-l’Érable » chez les intervenants régionaux (p. 7-8) ».

Pour résoudre le problème, ces firmes ont déployé leurs stratégies classiques: Pluram ne visait rien de moins que de doter le Pays-de-l’Érable « d’une personnalité marketing forte » (!) et Éverest a aussi voulu doter la région « d’une image distinctive et forte »… en changeant son nom pour celui de la région administrative, Chaudière-Appalaches. Beaucoup de maquillage, en somme, qui ne changeait rien au fond de la question : cette région « touristique » n’a aucune espèce d’homogénéité, que ce soit historique, géographique, sociologique, culturelle ou patrimoniale. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a vendue aux touristes, à une époque, comme un « Pays de contrastes »!

***

C’est donc avec un certain sourire que j’ai lu les conseils de voyage de Valérie Thérien dans la série de reportages intitulée « Roadtrip (f)estival ». Pour la région « Gaspésie & Bas du fleuve », elle recommande le tout nouveau festival BivouaK’alooza (sic), à Saint-Jean-Port-Joli, « même s’il est officiellement situé dans la nébuleuse région fourre-tout de Chaudière-Appalaches ».

« Nébuleuse région fourre-tout » : rien à ajouter.


[1] Publiée au Septentrion en 1990 sous le titre La Côte-du-Sud, cette inconnue.

PS: La Carte routière et touristique de la région de la Côte-du-Sud a été publiée dans l’Annuaire statistique au début des années 1960, avant la création des régions administratives et la « partition » de la Côte-du-Sud.

Le patriote Étienne-Paschal Taché

Notes pour un exposé au souper des patriotes, à Montmagny, le 22 mai 2016

Étienne-Paschal Taché est surtout connu pour sa carrière politique après 1840. En 1864, il est appelé à diriger la coalition qui permettra de réaliser le projet d’union des colonies britanniques. Il préside donc la conférence de Québec qui a fixé les grandes lignes de la constitution de 1867. Malheureusement, il subit une attaque de paralysie en février 1865 et meurt le 30 juillet suivant, deux ans avant la Confédération qui est en quelque sorte son « enfant » posthume.

Ce qu’on sait moins de Taché, c’est qu’il a été, auparavant, dans les années 1830, un grand militant patriote, voire le plus influent de la Côte-du-Sud.

Le militant patriote (1832-1837)

Né à Saint-Thomas (Montmagny), en 1795, Taché est entré dans la milice au début de la guerre de 1812 avec un bagage académique bien mince. Il a participé aux batailles de Châteauguay et de Plattsburgh. Initié à la médecine pendant la guerre, il se perfectionne à l’Université de Philadelphie. En 1819, il est admis à la pratique de la médecine. L’année suivante, il se marie et s’établit à Saint-Thomas.

Nous avons peu de documentation sur Taché dans les années 1830, mais on sait qu’il a participé activement à trois importantes assemblées politiques.

En mai 1832, trois Canadiens sont tués par des soldats lors d’une élection partielle dans la région de Montréal. Cette tragédie provoque de vives réactions, jusque sur la Côte-du-Sud où se tient une imposante assemblée de protestation, à L’Islet, le 7 octobre. L’assemblée est présidée par le notaire Boisseau, mais c’est Taché qui harangue la foule et propose des résolutions qui vont bien au-delà de l’incident de Montréal et appuient les revendications exprimés par les députés patriotes depuis plusieurs années.

En 1834, les députés patriotes adoptent les 92 Résolutions qui résument les revendications exprimées depuis des décennies : plus de pouvoirs pour l’Assemblée législative, meilleur contrôle des dépenses publiques, élection des conseillers législatifs, réforme de l’administration publique, etc. Une fois ces résolutions adoptées par le Parlement, les patriotes organisent de grandes assemblées pour les appuyer et ceux de la Côte-du-Sud ne sont pas en reste. L’Assemblée de L’Islet, chef-lieu du comté, est présidée par Taché qui figure aussi parmi les orateurs de ce rassemblement.

En 1837, le gouvernement britannique rejette les résolutions patriotes, ce qui provoque une série d’assemblées plus considérables encore, dont une à Saint-Thomas en présence de Papineau et de plusieurs de ses lieutenants. Taché est encore parmi les orateurs. Un reportage précise que la partie politique de cette réunion « est due incontestablement au zèle de M. le Docteur Taché, dont l’influence est à juste titre si grande dans toute la côte du Sud[1] ».

Saint-Thomas en 1837-1838

On connaît les suites de ce mouvement de contestation, la prise d’armes dans la région de Montréal, les batailles de Saint-Denis, Saint-Charles et Saint-Eustache ainsi que la répression qui suivra à l’automne de 1837, les arrestations, les emprisonnements, etc.

Dans la région de Québec, le climat politique est tendu, mais il n’y a ni combats ni répression comparable à celle de la région de Montréal. Seules quelques personnes sont arrêtées à Québec[2] dont, Augustin-Norbert Morin, premier député emprisonné. Le député de Bellechasse est arrêté le 15 novembre, sous accusation de « menées séditieuses », i.e. soupçonné d’inciter la population à la révolte. Après deux jours de détention, il obtient sa libération sous cautionnement.

James MacPherson Le Moine écrit que les gens de la région de Québec « étaient excités, surtout à Saint-Roch [de Québec], dans la ville même, et à Saint-Thomas de Montmagny » que l’historien Robert Christie[3] qualifie de foyer de la violence (« focus and hot bed of violence »).

Le Moine identifie les membres du « club of enthusiastic patriotes » de Saint-Thomas dans un texte peu connu[4] :

Edouard and Stanislas Vallée, Ls. Casault, J. B. Fournier, Gilbert Lavergne, Prudent Têtu, Ls. Blais and others — under the guidance of Letourneau and Taché, their oracles.

Pour cet auteur, qui connaissait bien la région et le personnage, le docteur Taché était l’âme dirigeante du groupe, un patriote qui aurait pu agir différemment dans un autre contexte :

Dr. Taché, from his earnest, fervid nature, would doubtless have been dragged into the thick of the bloody mêlée, had he been a denizen of St. Eustache, or St. Charles; the extreme views of the Fils de la liberté, in the Montreal district, would have carried the day with him; Had lion-hearted Chenier, at the Church of St. Eustache, called out for a volunteer to back him, Dr. Taché, if there, would have been his man and yelled out « ready« . But distance from the arena of strife, as well as some of his surroundings at St. Thomas, helped to restrain him. The timely secession of the Quebec wing of politicians from the party bent on armed insurrection [...] saved in the end much effusion of blood in the Quebec district.

Si Taché demeure pacifique, il n’est pas inactif; il s’occupe d’assurer la protection de patriotes réfugiés dans sa région.

Citons le cas de Stanislas Vallée, notaire patriote du nord de Montréal, réfugié à Saint-Thomas, où Taché lui trouva « une cachette sûre »[5].

Mais rappelons surtout celui d’Augustin-Norbert Morin qui est menacé d’arrestation en novembre 1838 et se réfugie dans sa région natale où il restera caché pendant près d’un an[6].

Auguste Béchard, son premier biographe, raconte qu’il s’est d’abord caché dans une cabane à sucre au sud de Saint-François :

Peu de personnes étaient dans le secret de la retraite de M. Morin. C’étaient des amis intimes qui lui fournissaient les vivres nécessaires et les nouvelles qu’ils avaient de la ville. Leur discrétion le sauva de l’emprisonnement, et leur charité l’empêcha de mourir. […]

Le personnage principal, dans cet acte de dévouement, fut le Dr. É.-P. Taché […]. C’est lui qui fit venir M. Morin […] et qui le maintint dans les bois, en lui donnant un homme pour compagnon et serviteur. […]

Pendant l’hiver, on eut vent que la police de Québec avait reçu l’ordre de chercher M. Morin de ce côté, et l’on fit changer d’endroit au fugitif tout en le gardant dans les bois environnant Saint-Thomas […].

[…] M. Morin dut changer de cache plusieurs fois. […] il se tint caché quelque temps dans la sucrerie de son frère à lui, Louis Morin, puis, plus tard, chez son cousin, le notaire Morin, de la paroisse de Saint-François de la rivière du Sud.

L’identité précise de ceux qui ont protégé Morin fut contestée par un Martineau de Saint-François mais il est sûr que Taché joua un rôle déterminant.

Surveillance et perquisition

S’il n’y a pas d’arrestations sur la Côte-du-Sud, les autorités policières n’en ont pas moins les patriotes à l’œil et s’informent de diverses façons, par des espions ou autrement.

Au début de 1839, on soupçonne le docteur Taché, Charles Fournier, Jean-Baptiste Fournier et un certain Gervais, de cacher des armes et munitions « destinées à certains objectifs traîtres et séditieux ». On cherche peut-être aussi à trouver Morin.

Une perquisition est ordonnée par Colborne à Saint-Thomas. L’opération est réalisée par le commissaire Russell, accompagné par six policiers et deux membres de l’Artillerie volontaire, probablement des agents de renseignement, car leur rôle consiste à identifier les maisons visées par le mandat de perquisition (« point out the different houses »). Un détachement militaire les accompagne et se tient en retrait, « au cas où ».

La perquisition se serait déroulée sans difficulté. Russell rapporte que « les gens étaient très calmes, sauf un ou deux qui parlaient fort mais qui furent mis sous garde[7] ». Il ne semble pas y avoir eu d’arrestations[8], mais les policiers rapportent à Québec « une caronade de 12 livres trouvée sur la propriété de J.-B. Fournier, deux barils de poudre à canon pris chez Gervais, où ont aussi été trouvés deux barils de poudre à canon vides [et] six boites de poudre à canon. Un mousquet de soldat et un pistolet trouvés chez Étienne […] Fournier ».

D’après le rapport de l’opération, « le docteur Taché n’était pas là. On n’a rien trouvé chez lui[9] ». Le journal Le Canadien prétend cependant que la police a saisi « un petit canon que possédait le Dr Taché ». Ce dernier rectifie quelques jours plus tard. Il écrit dans une lettre ouverte : «  […] bien que la police ait abattu à coups de hache une partie de la charpente de ma cave, elle n’a pu trouver un seul objet qui eût tant soit peu l’apparence d’une arme de guerre[10] ».

La police en avait assez trouvé pour justifier son existence. Le chef de police de Québec recommande sans succès la création d’un poste de police à Saint-François[11] », ce qui démontre bien qu’on se méfiait des patriotes de cette région.

La Côte-du-Sud méritait-elle cette « attention » ? Elle paraît bien soumise, mais il est difficile de connaître le sentiment profond de la population. Le directeur du collège écrivait à son évêque en novembre 1838 : « Un grand nombre dans nos paroisses sont fidèles et paci[fi]ques sujets, parce qu’ils n’ont point d’armes, ni de chef pour les conduire[12] ».

Taché après 1840

Taché est un des nombreux patriotes, comme Morin, Cartier et plusieurs autres, qui, après les rebellions et l’Union, choisissent de suivre Louis-Hyppolite La Fontaine et de composer avec la situation défavorable que la nouvelle constitution crée pour les Canadiens français.

En1841, il est élu député de L’Islet. En 1846, il abandonne son siège pour devenir adjudant général adjoint de la milice.

Taché revient en politique en 1848[13], à titre de commissaire (ministre) des Travaux publics puis receveur général dans le gouvernement La Fontaine-Baldwin[14], et il sera encore receveur général dans les gouvernements qui suivront jusqu’en 1856.

En 1856, Taché devient premier ministre et commissaire des Terres de la couronne, mais, dans cette période de grande instabilité, ce gouvernement ne dure qu’un an; Taché démissionne en 1857, tout en demeurant conseiller législatif. Il reprendra du service en 1864, comme on l’a vu plus tôt afin de diriger la « grande coalition ».

***

Dans la biographie de Taché au Dictionnaire biographique du Canada, Andrée Désilets écrit :

« Ayant pris part à tous les événements politiques sous l’Union, depuis les premières élections de 1841 jusqu’à l’adoption des Résolutions de Québec en juin 1865, il doit être qualifié de grand homme d’État, d’autant plus qu’il ne s’est pas laissé submerger par la politique. Peut-être y est-il venu par goût d’abord. Mais, sa correspondance intime en fait foi, c’est par devoir patriotique qu’il s’y est maintenu et qu’il a accepté d’y revenir. »

Il y a plusieurs façons d’être patriote. Taché s’est sûrement préoccupé des intérêts de ses compatriotes canadiens-français, comme député de L’Islet, puis dans les gouvernements dont il a fait partie, entre 1848 et 1864, mais il s’était d’abord distingué dans le mouvement patriote des années 1830 comme un des plus ardents militants de la Côte-du-Sud.


[1]. Le Libéral, 1er juillet 1837.

[2]. Antoine Roy, « Les patriotes de la région de Québec », LesCahiers des Dix, 24 (1959) : 241-254.

[3]. Nous n’avons pas trouvé la source de cette citation de Robert Christie reproduite par James M. Le Moine dans « Québec en 1837-1838 », MSRC, I, 1898, p. 119.

[4]. James MacPherson Le Moine, The Explorations of Jonathan Oldbuck, F.G.S.Q., in Eastern Latitudes: Canadian history-legends-scenery-sport, Québec, L. J. Demers & frère, 1889, p. 118-123.

[5]. Amnistié en juin 1838, Vallée poursuivit sa carrière à Montmagny ; son fils Achille devint prêtre et professeur au collège de Sainte-Anne (« L’abbé Achille Vallée », dans Histoire du Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Le premier demi-siècle, 1827-1877, Québec, Charrier et Dugal, 1948, p. 514-515).

[6]. Auguste Béchard, L’honorable A.-N. Morin, 2e édition, Québec, Courrier de Saint-Hyacinthe, 1885, p. 81-89.

[7]. BANQ-1837-1838, no 2950, Lettre de Young à Coffin, 9 janvier 1839.

[8]. Une lettre de Coffin à Young, repérée dans le fonds de la famille Young (BAC, MG 24 B 4, 19 janvier 1839), accuse réception des « dépositions de Charles Fournier et autres » qui pourraient être des gens de Saint-Thomas.

[9]. Ibid. La caronade est un petit canon produit par Carron.

[10]. Le Canadien, 18 janvier 1839.

[11]. BANQ-1837-1838, no3362, Lettre de Young à Murdoch, 7 novembre 1839.

[12]. ACSCSA, Lettre de François Pilote à Mgr Signay, 23 novembre 1838.

[13]. Il ne sera cependant pas député mais plutôt conseiller législatif, comme cela se faisait assez souvent.

[14]. En1849, lorsque des émeutiers attaquent la maison de La Fontaine, Taché fait partie du petit groupe qui le défend. « La tradition veut même que ce soit lui qui ait tué William Mason, un des assaillants de la maison de La Fontaine, au cours de l’émeute qui suivit l’adoption de la loi indemnisant ceux qui avaient subi des pertes durant la rébellion. Il est vrai qu’il écrit à sa femme : « J’ai fortifié et approvisionné la maison de La Fontaine de manière à soutenir un siège ; si les loyaux se présentent, ils mangeront quelque chose d’indigeste », mais l’enquête qui suit l’incident n’arrive pas à prouver sa responsabilité » (Andrée Désilets).

La devise du Québec et sa légende

(texte envoyé à La Presse au début de mai 2016)

Dans une entrevue donnée à La Presse du 25 avril 2016, Robert Lepage fait écho à une légende voulant que la devise du Québec soit tirée « du poème Je me souviens/Que né sous le lys [les Français]/Je croîs sous la rose [donc je me développe sous le régime anglais] » (« La saison Robert Lepage », La Presse, 25 avril 2016).

Il est un peu exaspérant de voir ressortir cette histoire, après l’avoir combattue dans trois textes d’encyclopédies, une demi-douzaine d’articles et quelques conférences, depuis près de 25 ans. Pour les lecteurs de La Presse, résumons donc ce qu’on peut trouver avec plus de détails dans des sources comme l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française ou dans celle de l’Agora.

Eugène-Étienne Taché (1837-1912) n’a jamais expliqué clairement son Je me souviens. C’est en se plaçant dans le contexte où il l’a créé, vers 1882, qu’on peut en comprendre la signification. Taché a voulu faire de la façade de l’Hôtel du Parlement un « panthéon » de notre histoire. Des bronzes y représentent les Amérindiens, les explorateurs, les missionnaires, les militaires et les administrateurs publics du régime français, ainsi que quelques figures du régime anglais comme Wolfe, Dorchester et Elgin. La devise gravée au-dessus de la porte principale vers 1885 résume ses intentions: rappeler l’histoire du Québec et ses personnages illustres. À la fin d’un exposé expliquant ses choix, il écrivait en 1883 : « Telle est […] cette partie de l’ensemble des souvenirs que je veux évoquer, tout en laissant à nos descendants l’occasion et le soin de le compléter. » En somme, la devise imaginée par Taché n’a pas de complément précis : une maxime inclusive qui appelle simplement au devoir de mémoire.

Armoiries et Devise

Dans un ouvrage publié 25 ans plus tard (Le fort et le château Saint-Louis, 1908), Ernest Gagnon écrivait qu’on pourrait peut-être lire bientôt « sur un de ses monuments cette autre devise si poétique et si vraie: Née dans les lis, je grandis dans les roses ». Secrétaire des Travaux publics, Gagnon connaissait bien Taché et travaillait d’ailleurs dans le même édifice. Le projet de monument ne s’est toutefois pas concrétisé et Taché a « recyclé » cette « autre devise » sur la médaille commémorative du troisième centenaire de Québec où on peut lire: « Née sous les lis, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses ».

Pour démontrer que la devise du Québec ne vient pas du « poème » dont il est encore malheureusement question, le témoignage de David Ross McCord est probablement le plus convaincant. Vers 1900, le fondateur du Musée McCord écrivait ceci dans un cahier de notes, sous le titre « French sentiment in Canada » :

« However mistaken may be this looking towardsFrance – as a disintegrating factor operating against the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no one can gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché’s words “Je me souviens”. He and Siméon Lesage have done more than any two other Canadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Taché not also the author of the other motto, to the sentiment of which we will all drink a toast – “Née dans les lis, je croîs dans les roses”. There is no disintegration there. »

[Traduction : « Sentiment français au Canada – aussi mal avisé que soit cet attachement à la France – un facteur négatif pour l'unité nationale – qui peut être excusable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du “Je me souviens” d'Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province. D'ailleurs, Taché n'est-il pas aussi l'auteur de l'autre devise, “Née dans les lis, je croîs dans les roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n'y a rien là pour favoriser la désunion. »]

Ce commentaire établit, sans l’ombre d’un doute, que Je me souviens et Née dans les lis, je croîs [ou grandis] dans les roses étaient, au début du siècle dernier, deux devises distinctes et ne constituaient pas un « poème », comme on le prétend. Mieux encore, pour McCord, les deux devises de Taché ont un sens différent : l’une lui plaît, l’autre, non.

Comment sont-elles alors venues à se coller ensemble pour former un « poème » bancal? Quand, sous quelles influences, et pourquoi? C’est encore un mystère. La note de McCord et l’inconfort qu’elle exprime face à la devise du Québec révèlent que cette dernière dérangeait par l’orientation exclusivement francophile qu’elle semblait avoir; on aurait donc utilisé l’autre devise comme complément, contrepartie ou réplique. C’est ce que laissait entendre une correspondante de Don MacPherson (The Gazette, 19 août1986) qui aurait été témoin d’une sorte de jeu : « When a speech was started, or towards the end of a speech, the speaker started with je me souviens [and] the room would respond with the other [word] » [Traduction : « Quand un discours commençait, ou vers la fin d’un discours, l’orateur lançait Je me souviens, et la salle donnait la réplique »]. Autre légende?

C’est en lisant une chronique d’un autre journal anglophone (« The Pandora’s box known as ‘Je me souviens’ », Globe and Mail, 24 janvier 1991), il y a 25 ans, que j’ai pris conscience qu’une interprétation douteuse de la devise circulait dans le ROC. L’auteur se demandait si les Québécois ne s’étaient pas gourés en inscrivant sur leurs plaques d’immatriculation les premiers mots d’un slogan dont ils ignoraient peut-être le « vrai » sens. « Grammatically, écrivait-il, the principal clause being where it is (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), this would seem to place the emphasis on the growth under the rose » [Traduction : « Grammaticalement, la proposition principale étant là où elle est (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), l’accent serait mis sur la croissance sous la rose »].

Entretenir cette légende ne serait donc pas innocent.

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P.S. du 15 décembre 2019: trouvé par hasard, dans Le Soleil du 18 mai 1907, un article signé « Primaire » qui évoque “Née dans les lis, je grandis dans les roses »  comme une « seconde devise » donnée à la « nation canadienne ».