Tous les articles par Gaston Deschênes

Le fourre-tout (ristique)

Une brève allusion à la région touristique Chaudière-Appalaches dans le magazine Voir de juin m’a rappelé de vieux souvenirs.

***

Au printemps 1989, j’ai terminé une conférence[1] à Saint-Jean-Port-Joli en disant que « le partage de la Côte-du-Sud entre deux associations touristiques régionales constitue ce qui est arrivé de pire [à cette région] depuis qu’elle existe ». Sans véritable espoir de voir mon vœu réalisé, j’ai souhaité la création d’une association touristique régionale (ATR) distincte qui réunirait la partie est de l’ATR Chaudière-Appalaches et la partie ouest de l’ATR du Bas-Saint-Laurent et s’étendrait de Beaumont à Saint-André-de-Kamouraska.

URQ 50 Carte-1-_72dpiGaston

Les dirigeants de l’ATR n’ont pas apprécié l’idée qui a été qualifiée publiquement de « vieille rengaine » et, privément, de réaction « purement émotive ».

Pour étayer mon point de vue, je me suis plongé dans les études produites par les firmes de consultants embauchées par l’ATR du Pays-de-l’Érable (comme on désignait au départ l’ATR Chaudière-Appalaches) et j’en ai tiré quelques commentaires pour le bénéfice d’un hebdo régional.

Dans son Plan de développement touristique, en 1987, Pluram constatait « que le Pays-de-l’Érable n’a pas d’identification propre. Les zones qui la composent apparaissent disparates et ne possèdent pas à première vue d’attribut commun (p. 65) ». Et encore: [...] sa disparité autant sur le plan géographique, socio-économique que des attraits/activités rend très difficile la promotion d’une image unificatrice des composantes touristiques (p. 64) ». Dans le Résumé du plan de commercialisation, Éverest renchérissait en 1989: «La région se subdivise en trois zones distinctes auxquelles sont rattachés des produits diversifiés. Il n’existe donc pas d’homogénéité dans l’offre touristique. Le caractère propre à chacune des régions ne crée pas de sentiment d’appartenance à la région « Pays-de-l’Érable » chez les intervenants régionaux (p. 7-8) ».

Pour résoudre le problème, ces firmes ont déployé leurs stratégies classiques: Pluram ne visait rien de moins que de doter le Pays-de-l’Érable « d’une personnalité marketing forte » (!) et Éverest a aussi voulu doter la région « d’une image distinctive et forte »… en changeant son nom pour celui de la région administrative, Chaudière-Appalaches. Beaucoup de maquillage, en somme, qui ne changeait rien au fond de la question : cette région « touristique » n’a aucune espèce d’homogénéité, que ce soit historique, géographique, sociologique, culturelle ou patrimoniale. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a vendue aux touristes, à une époque, comme un « Pays de contrastes »!

***

C’est donc avec un certain sourire que j’ai lu les conseils de voyage de Valérie Thérien dans la série de reportages intitulée « Roadtrip (f)estival ». Pour la région « Gaspésie & Bas du fleuve », elle recommande le tout nouveau festival BivouaK’alooza (sic), à Saint-Jean-Port-Joli, « même s’il est officiellement situé dans la nébuleuse région fourre-tout de Chaudière-Appalaches ».

« Nébuleuse région fourre-tout » : rien à ajouter.


[1] Publiée au Septentrion en 1990 sous le titre La Côte-du-Sud, cette inconnue.

PS: La Carte routière et touristique de la région de la Côte-du-Sud a été publiée dans l’Annuaire statistique au début des années 1960, avant la création des régions administratives et la « partition » de la Côte-du-Sud.

Le patriote Étienne-Paschal Taché

Notes pour un exposé au souper des patriotes, à Montmagny, le 22 mai 2016

Étienne-Paschal Taché est surtout connu pour sa carrière politique après 1840. En 1864, il est appelé à diriger la coalition qui permettra de réaliser le projet d’union des colonies britanniques. Il préside donc la conférence de Québec qui a fixé les grandes lignes de la constitution de 1867. Malheureusement, il subit une attaque de paralysie en février 1865 et meurt le 30 juillet suivant, deux ans avant la Confédération qui est en quelque sorte son « enfant » posthume.

Ce qu’on sait moins de Taché, c’est qu’il a été, auparavant, dans les années 1830, un grand militant patriote, voire le plus influent de la Côte-du-Sud.

Le militant patriote (1832-1837)

Né à Saint-Thomas (Montmagny), en 1795, Taché est entré dans la milice au début de la guerre de 1812 avec un bagage académique bien mince. Il a participé aux batailles de Châteauguay et de Plattsburgh. Initié à la médecine pendant la guerre, il se perfectionne à l’Université de Philadelphie. En 1819, il est admis à la pratique de la médecine. L’année suivante, il se marie et s’établit à Saint-Thomas.

Nous avons peu de documentation sur Taché dans les années 1830, mais on sait qu’il a participé activement à trois importantes assemblées politiques.

En mai 1832, trois Canadiens sont tués par des soldats lors d’une élection partielle dans la région de Montréal. Cette tragédie provoque de vives réactions, jusque sur la Côte-du-Sud où se tient une imposante assemblée de protestation, à L’Islet, le 7 octobre. L’assemblée est présidée par le notaire Boisseau, mais c’est Taché qui harangue la foule et propose des résolutions qui vont bien au-delà de l’incident de Montréal et appuient les revendications exprimés par les députés patriotes depuis plusieurs années.

En 1834, les députés patriotes adoptent les 92 Résolutions qui résument les revendications exprimées depuis des décennies : plus de pouvoirs pour l’Assemblée législative, meilleur contrôle des dépenses publiques, élection des conseillers législatifs, réforme de l’administration publique, etc. Une fois ces résolutions adoptées par le Parlement, les patriotes organisent de grandes assemblées pour les appuyer et ceux de la Côte-du-Sud ne sont pas en reste. L’Assemblée de L’Islet, chef-lieu du comté, est présidée par Taché qui figure aussi parmi les orateurs de ce rassemblement.

En 1837, le gouvernement britannique rejette les résolutions patriotes, ce qui provoque une série d’assemblées plus considérables encore, dont une à Saint-Thomas en présence de Papineau et de plusieurs de ses lieutenants. Taché est encore parmi les orateurs. Un reportage précise que la partie politique de cette réunion « est due incontestablement au zèle de M. le Docteur Taché, dont l’influence est à juste titre si grande dans toute la côte du Sud[1] ».

Saint-Thomas en 1837-1838

On connaît les suites de ce mouvement de contestation, la prise d’armes dans la région de Montréal, les batailles de Saint-Denis, Saint-Charles et Saint-Eustache ainsi que la répression qui suivra à l’automne de 1837, les arrestations, les emprisonnements, etc.

Dans la région de Québec, le climat politique est tendu, mais il n’y a ni combats ni répression comparable à celle de la région de Montréal. Seules quelques personnes sont arrêtées à Québec[2] dont, Augustin-Norbert Morin, premier député emprisonné. Le député de Bellechasse est arrêté le 15 novembre, sous accusation de « menées séditieuses », i.e. soupçonné d’inciter la population à la révolte. Après deux jours de détention, il obtient sa libération sous cautionnement.

James MacPherson Le Moine écrit que les gens de la région de Québec « étaient excités, surtout à Saint-Roch [de Québec], dans la ville même, et à Saint-Thomas de Montmagny » que l’historien Robert Christie[3] qualifie de foyer de la violence (« focus and hot bed of violence »).

Le Moine identifie les membres du « club of enthusiastic patriotes » de Saint-Thomas dans un texte peu connu[4] :

Edouard and Stanislas Vallée, Ls. Casault, J. B. Fournier, Gilbert Lavergne, Prudent Têtu, Ls. Blais and others — under the guidance of Letourneau and Taché, their oracles.

Pour cet auteur, qui connaissait bien la région et le personnage, le docteur Taché était l’âme dirigeante du groupe, un patriote qui aurait pu agir différemment dans un autre contexte :

Dr. Taché, from his earnest, fervid nature, would doubtless have been dragged into the thick of the bloody mêlée, had he been a denizen of St. Eustache, or St. Charles; the extreme views of the Fils de la liberté, in the Montreal district, would have carried the day with him; Had lion-hearted Chenier, at the Church of St. Eustache, called out for a volunteer to back him, Dr. Taché, if there, would have been his man and yelled out « ready« . But distance from the arena of strife, as well as some of his surroundings at St. Thomas, helped to restrain him. The timely secession of the Quebec wing of politicians from the party bent on armed insurrection [...] saved in the end much effusion of blood in the Quebec district.

Si Taché demeure pacifique, il n’est pas inactif; il s’occupe d’assurer la protection de patriotes réfugiés dans sa région.

Citons le cas de Stanislas Vallée, notaire patriote du nord de Montréal, réfugié à Saint-Thomas, où Taché lui trouva « une cachette sûre »[5].

Mais rappelons surtout celui d’Augustin-Norbert Morin qui est menacé d’arrestation en novembre 1838 et se réfugie dans sa région natale où il restera caché pendant près d’un an[6].

Auguste Béchard, son premier biographe, raconte qu’il s’est d’abord caché dans une cabane à sucre au sud de Saint-François :

Peu de personnes étaient dans le secret de la retraite de M. Morin. C’étaient des amis intimes qui lui fournissaient les vivres nécessaires et les nouvelles qu’ils avaient de la ville. Leur discrétion le sauva de l’emprisonnement, et leur charité l’empêcha de mourir. […]

Le personnage principal, dans cet acte de dévouement, fut le Dr. É.-P. Taché […]. C’est lui qui fit venir M. Morin […] et qui le maintint dans les bois, en lui donnant un homme pour compagnon et serviteur. […]

Pendant l’hiver, on eut vent que la police de Québec avait reçu l’ordre de chercher M. Morin de ce côté, et l’on fit changer d’endroit au fugitif tout en le gardant dans les bois environnant Saint-Thomas […].

[…] M. Morin dut changer de cache plusieurs fois. […] il se tint caché quelque temps dans la sucrerie de son frère à lui, Louis Morin, puis, plus tard, chez son cousin, le notaire Morin, de la paroisse de Saint-François de la rivière du Sud.

L’identité précise de ceux qui ont protégé Morin fut contestée par un Martineau de Saint-François mais il est sûr que Taché joua un rôle déterminant.

Surveillance et perquisition

S’il n’y a pas d’arrestations sur la Côte-du-Sud, les autorités policières n’en ont pas moins les patriotes à l’œil et s’informent de diverses façons, par des espions ou autrement.

Au début de 1839, on soupçonne le docteur Taché, Charles Fournier, Jean-Baptiste Fournier et un certain Gervais, de cacher des armes et munitions « destinées à certains objectifs traîtres et séditieux ». On cherche peut-être aussi à trouver Morin.

Une perquisition est ordonnée par Colborne à Saint-Thomas. L’opération est réalisée par le commissaire Russell, accompagné par six policiers et deux membres de l’Artillerie volontaire, probablement des agents de renseignement, car leur rôle consiste à identifier les maisons visées par le mandat de perquisition (« point out the different houses »). Un détachement militaire les accompagne et se tient en retrait, « au cas où ».

La perquisition se serait déroulée sans difficulté. Russell rapporte que « les gens étaient très calmes, sauf un ou deux qui parlaient fort mais qui furent mis sous garde[7] ». Il ne semble pas y avoir eu d’arrestations[8], mais les policiers rapportent à Québec « une caronade de 12 livres trouvée sur la propriété de J.-B. Fournier, deux barils de poudre à canon pris chez Gervais, où ont aussi été trouvés deux barils de poudre à canon vides [et] six boites de poudre à canon. Un mousquet de soldat et un pistolet trouvés chez Étienne […] Fournier ».

D’après le rapport de l’opération, « le docteur Taché n’était pas là. On n’a rien trouvé chez lui[9] ». Le journal Le Canadien prétend cependant que la police a saisi « un petit canon que possédait le Dr Taché ». Ce dernier rectifie quelques jours plus tard. Il écrit dans une lettre ouverte : «  […] bien que la police ait abattu à coups de hache une partie de la charpente de ma cave, elle n’a pu trouver un seul objet qui eût tant soit peu l’apparence d’une arme de guerre[10] ».

La police en avait assez trouvé pour justifier son existence. Le chef de police de Québec recommande sans succès la création d’un poste de police à Saint-François[11] », ce qui démontre bien qu’on se méfiait des patriotes de cette région.

La Côte-du-Sud méritait-elle cette « attention » ? Elle paraît bien soumise, mais il est difficile de connaître le sentiment profond de la population. Le directeur du collège écrivait à son évêque en novembre 1838 : « Un grand nombre dans nos paroisses sont fidèles et paci[fi]ques sujets, parce qu’ils n’ont point d’armes, ni de chef pour les conduire[12] ».

Taché après 1840

Taché est un des nombreux patriotes, comme Morin, Cartier et plusieurs autres, qui, après les rebellions et l’Union, choisissent de suivre Louis-Hyppolite La Fontaine et de composer avec la situation défavorable que la nouvelle constitution crée pour les Canadiens français.

En1841, il est élu député de L’Islet. En 1846, il abandonne son siège pour devenir adjudant général adjoint de la milice.

Taché revient en politique en 1848[13], à titre de commissaire (ministre) des Travaux publics puis receveur général dans le gouvernement La Fontaine-Baldwin[14], et il sera encore receveur général dans les gouvernements qui suivront jusqu’en 1856.

En 1856, Taché devient premier ministre et commissaire des Terres de la couronne, mais, dans cette période de grande instabilité, ce gouvernement ne dure qu’un an; Taché démissionne en 1857, tout en demeurant conseiller législatif. Il reprendra du service en 1864, comme on l’a vu plus tôt afin de diriger la « grande coalition ».

***

Dans la biographie de Taché au Dictionnaire biographique du Canada, Andrée Désilets écrit :

« Ayant pris part à tous les événements politiques sous l’Union, depuis les premières élections de 1841 jusqu’à l’adoption des Résolutions de Québec en juin 1865, il doit être qualifié de grand homme d’État, d’autant plus qu’il ne s’est pas laissé submerger par la politique. Peut-être y est-il venu par goût d’abord. Mais, sa correspondance intime en fait foi, c’est par devoir patriotique qu’il s’y est maintenu et qu’il a accepté d’y revenir. »

Il y a plusieurs façons d’être patriote. Taché s’est sûrement préoccupé des intérêts de ses compatriotes canadiens-français, comme député de L’Islet, puis dans les gouvernements dont il a fait partie, entre 1848 et 1864, mais il s’était d’abord distingué dans le mouvement patriote des années 1830 comme un des plus ardents militants de la Côte-du-Sud.


[1]. Le Libéral, 1er juillet 1837.

[2]. Antoine Roy, « Les patriotes de la région de Québec », LesCahiers des Dix, 24 (1959) : 241-254.

[3]. Nous n’avons pas trouvé la source de cette citation de Robert Christie reproduite par James M. Le Moine dans « Québec en 1837-1838 », MSRC, I, 1898, p. 119.

[4]. James MacPherson Le Moine, The Explorations of Jonathan Oldbuck, F.G.S.Q., in Eastern Latitudes: Canadian history-legends-scenery-sport, Québec, L. J. Demers & frère, 1889, p. 118-123.

[5]. Amnistié en juin 1838, Vallée poursuivit sa carrière à Montmagny ; son fils Achille devint prêtre et professeur au collège de Sainte-Anne (« L’abbé Achille Vallée », dans Histoire du Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Le premier demi-siècle, 1827-1877, Québec, Charrier et Dugal, 1948, p. 514-515).

[6]. Auguste Béchard, L’honorable A.-N. Morin, 2e édition, Québec, Courrier de Saint-Hyacinthe, 1885, p. 81-89.

[7]. BANQ-1837-1838, no 2950, Lettre de Young à Coffin, 9 janvier 1839.

[8]. Une lettre de Coffin à Young, repérée dans le fonds de la famille Young (BAC, MG 24 B 4, 19 janvier 1839), accuse réception des « dépositions de Charles Fournier et autres » qui pourraient être des gens de Saint-Thomas.

[9]. Ibid. La caronade est un petit canon produit par Carron.

[10]. Le Canadien, 18 janvier 1839.

[11]. BANQ-1837-1838, no3362, Lettre de Young à Murdoch, 7 novembre 1839.

[12]. ACSCSA, Lettre de François Pilote à Mgr Signay, 23 novembre 1838.

[13]. Il ne sera cependant pas député mais plutôt conseiller législatif, comme cela se faisait assez souvent.

[14]. En1849, lorsque des émeutiers attaquent la maison de La Fontaine, Taché fait partie du petit groupe qui le défend. « La tradition veut même que ce soit lui qui ait tué William Mason, un des assaillants de la maison de La Fontaine, au cours de l’émeute qui suivit l’adoption de la loi indemnisant ceux qui avaient subi des pertes durant la rébellion. Il est vrai qu’il écrit à sa femme : « J’ai fortifié et approvisionné la maison de La Fontaine de manière à soutenir un siège ; si les loyaux se présentent, ils mangeront quelque chose d’indigeste », mais l’enquête qui suit l’incident n’arrive pas à prouver sa responsabilité » (Andrée Désilets).

La devise du Québec et sa légende

(texte envoyé à La Presse au début de mai 2016)

Dans une entrevue donnée à La Presse du 25 avril 2016, Robert Lepage fait écho à une légende voulant que la devise du Québec soit tirée « du poème Je me souviens/Que né sous le lys [les Français]/Je croîs sous la rose [donc je me développe sous le régime anglais] » (« La saison Robert Lepage », La Presse, 25 avril 2016).

Il est un peu exaspérant de voir ressortir cette histoire, après l’avoir combattue dans trois textes d’encyclopédies, une demi-douzaine d’articles et quelques conférences, depuis près de 25 ans. Pour les lecteurs de La Presse, résumons donc ce qu’on peut trouver avec plus de détails dans des sources comme l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française ou dans celle de l’Agora.

Eugène-Étienne Taché (1837-1912) n’a jamais expliqué clairement son Je me souviens. C’est en se plaçant dans le contexte où il l’a créé, vers 1882, qu’on peut en comprendre la signification. Taché a voulu faire de la façade de l’Hôtel du Parlement un « panthéon » de notre histoire. Des bronzes y représentent les Amérindiens, les explorateurs, les missionnaires, les militaires et les administrateurs publics du régime français, ainsi que quelques figures du régime anglais comme Wolfe, Dorchester et Elgin. La devise gravée au-dessus de la porte principale vers 1885 résume ses intentions: rappeler l’histoire du Québec et ses personnages illustres. À la fin d’un exposé expliquant ses choix, il écrivait en 1883 : « Telle est […] cette partie de l’ensemble des souvenirs que je veux évoquer, tout en laissant à nos descendants l’occasion et le soin de le compléter. » En somme, la devise imaginée par Taché n’a pas de complément précis : une maxime inclusive qui appelle simplement au devoir de mémoire.

Armoiries et Devise

Dans un ouvrage publié 25 ans plus tard (Le fort et le château Saint-Louis, 1908), Ernest Gagnon écrivait qu’on pourrait peut-être lire bientôt « sur un de ses monuments cette autre devise si poétique et si vraie: Née dans les lis, je grandis dans les roses ». Secrétaire des Travaux publics, Gagnon connaissait bien Taché et travaillait d’ailleurs dans le même édifice. Le projet de monument ne s’est toutefois pas concrétisé et Taché a « recyclé » cette « autre devise » sur la médaille commémorative du troisième centenaire de Québec où on peut lire: « Née sous les lis, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses ».

Pour démontrer que la devise du Québec ne vient pas du « poème » dont il est encore malheureusement question, le témoignage de David Ross McCord est probablement le plus convaincant. Vers 1900, le fondateur du Musée McCord écrivait ceci dans un cahier de notes, sous le titre « French sentiment in Canada » :

« However mistaken may be this looking towardsFrance – as a disintegrating factor operating against the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no one can gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché’s words “Je me souviens”. He and Siméon Lesage have done more than any two other Canadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Taché not also the author of the other motto, to the sentiment of which we will all drink a toast – “Née dans les lis, je croîs dans les roses”. There is no disintegration there. »

[Traduction : « Sentiment français au Canada – aussi mal avisé que soit cet attachement à la France – un facteur négatif pour l'unité nationale – qui peut être excusable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du “Je me souviens” d'Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province. D'ailleurs, Taché n'est-il pas aussi l'auteur de l'autre devise, “Née dans les lis, je croîs dans les roses”, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n'y a rien là pour favoriser la désunion. »]

Ce commentaire établit, sans l’ombre d’un doute, que Je me souviens et Née dans les lis, je croîs [ou grandis] dans les roses étaient, au début du siècle dernier, deux devises distinctes et ne constituaient pas un « poème », comme on le prétend. Mieux encore, pour McCord, les deux devises de Taché ont un sens différent : l’une lui plaît, l’autre, non.

Comment sont-elles alors venues à se coller ensemble pour former un « poème » bancal? Quand, sous quelles influences, et pourquoi? C’est encore un mystère. La note de McCord et l’inconfort qu’elle exprime face à la devise du Québec révèlent que cette dernière dérangeait par l’orientation exclusivement francophile qu’elle semblait avoir; on aurait donc utilisé l’autre devise comme complément, contrepartie ou réplique. C’est ce que laissait entendre une correspondante de Don MacPherson (The Gazette, 19 août1986) qui aurait été témoin d’une sorte de jeu : « When a speech was started, or towards the end of a speech, the speaker started with je me souviens [and] the room would respond with the other [word] » [Traduction : « Quand un discours commençait, ou vers la fin d’un discours, l’orateur lançait Je me souviens, et la salle donnait la réplique »]. Autre légende?

C’est en lisant une chronique d’un autre journal anglophone (« The Pandora’s box known as ‘Je me souviens’ », Globe and Mail, 24 janvier 1991), il y a 25 ans, que j’ai pris conscience qu’une interprétation douteuse de la devise circulait dans le ROC. L’auteur se demandait si les Québécois ne s’étaient pas gourés en inscrivant sur leurs plaques d’immatriculation les premiers mots d’un slogan dont ils ignoraient peut-être le « vrai » sens. « Grammatically, écrivait-il, the principal clause being where it is (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), this would seem to place the emphasis on the growth under the rose » [Traduction : « Grammaticalement, la proposition principale étant là où elle est (« Je me souviens que… je crois [sic] sous la rose »), l’accent serait mis sur la croissance sous la rose »].

Entretenir cette légende ne serait donc pas innocent.

——–

P.S. du 15 décembre 2019: trouvé par hasard, dans Le Soleil du 18 mai 1907, un article signé « Primaire » qui évoque “Née dans les lis, je grandis dans les roses »  comme une « seconde devise » donnée à la « nation canadienne ».

Gérard Ouellet, historien de Saint-Jean-Port-Joli (1906-1981)

Gérard Ouellet est né à Saint-Jean-Port-Joli, le 26 novembre 1906, du mariage d’Elzéar Ouellet et d’Hermine Fortin. Il a été baptisé le même jour sous le nom de « Joseph Gérard Hormidas » et parrainé par ses grands-parents, Alfred « Ouellette » et Louise Fournier. Selon l’acte de baptême, le père est « journalier », mais il avait été identifié comme « cuisinier » au recensement de 1901 et sera décrit comme « restaurateur » en 1911.

Gérard Ouellet étudie d’abord au couvent des sœurs de Saint-Joseph de Saint-Vallier, à Saint-Jean-Port-Joli (1912-1918), puis à l’école Sacré-Cœur (qui deviendra l’école Lagueux une fois reconstruite après l’incendie de 1921), une institution de Saint-Roch de Québec dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes (novembre 1918-juin 1919). Il entreprend ses études classiques au Petit Séminaire de Québec (1919-1922), mais c’est au Collège de Lévis qu’il obtient son baccalauréat ès arts en juin 1928.

« À l’époque, écrira-t-il dans son Histoire de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (1973), l’Université n’est guère accessible à toutes les classes » et c’est probablement pourquoi le nouveau bachelier ne poursuit pas ses études au niveau universitaire. Le 31 août 1928, il devient plutôt journaliste à L’Événement, sur la rue de la Fabrique, un journal québécois de tendance libérale où il est initié à la chronique politique par Edmond Chassé. Ouellet passe ensuite à L’Action catholique, rue Sainte-Anne, le 5 novembre 1934.

C’est pendant la dizaine d’années passée à L’Action que Gérard Ouellet commence à s’intéresser à l’histoire de Saint-Jean Port-Joli. Ouellet a connu Arthur Fournier, un coparoissien du « bout des Bourgault » qui a réuni des notes d’histoire paroissiale dans un de ses ouvrages « clavigraphiés », le Mémorial de Saint-Jean Port-Joli; il sait que le frère Sigismond (né Achille Chouinard, 1870-1967), un autre coparoissien, a récupéré la « bibliothèque clavigraphique » de Fournier et s’est assuré qu’elle soit conservée par sa communauté (les Frères des Écoles chrétiennes), à Québec, tout en réservant le Mémorial aux archives de la fabrique de Saint-Jean-Port-Joli. Ce document constituera une source d’information précieuse pour Ouellet qui se fait la main comme historien local en publiant plusieurs textes sur Saint-Jean-Port-Joli dans le supplément dominical que L’Action livre avec son édition du samedi : « Dans les rayons d’un phare à Saint-Jean-Port-Joli » (10 octobre 1937), « À l’ombre de mon clocher » (13 mars 1938), « Du manoir de Gaspé à la tombe de Calixa Lavallée fils » (21 février 1943), « Comment Henriette eut une grand-messe pour le repos de son âme… » (5 décembre 1943, sur le quêteux Servule Dumas), « Registrateurs et notaires » (16-23 avril 1944). On devine qu’il a consacré bien des loisirs à ses recherches historiques puisqu’il termine, à l’automne 1945, une monographie de son village natal qui est éditée aux éditions des Piliers en février 1946 sous le titre Ma paroisse, Saint-Jean-Port-Joly.

Ma paroisse

La publication de Ma paroisse coïncide avec une réorientation de carrière. Le 19 septembre 1945, Gérard Ouellet est nommé « chef de la publicité au ministère de la Colonisation ». Au tournant des années 1950, on le trouve aux quatre coins du Québec, de l’Abitibi à la Gaspésie et de la Beauce à la Baie James, prenant lui-même des photographies pour illustrer les publications du ministère et vanter le progrès de la colonisation.

Ouellet, Gérard 1950 03Q_E6S7SS1P75944-détail

Quelques publications du ministère portent explicitement sa signature, dont Aux marches du Royaume de Matagami (Rochebaucourt) (1947), Hier à Palmarolle : une histoire merveilleuse (1947), Un royaume vous attend, l’Abitibi (1950), Sainte-Monique de Rollet, ou, La Rivière solitaire (1958).

Ouellet, Gérard 1950 03Q_E6S7SS1P76672

De 1958 à 1964, Gérard Ouellet travaille successivement aux Ressources hydrauliques, aux Travaux publics et au Travail, à titre de chef de l’information. En juillet 1965, il passe à la Régie des rentes où il a été vraisemblablement attiré par un de ses amis, Me Wheeler Dupont, qui est membre du conseil d’administration de cette institution.

Ouellet prend officiellement sa retraite le 26 novembre 1971, soit à 65 ans, mais il est déjà dans une sorte de préretraite depuis l’année précédente et réside à Saint-Jean-Port-Joli, dans la propriété de ses grands-parents, à deux pas de la maison natale.

Retiré dans sa paroisse, l’ancien fonctionnaire continue à s’intéresser à l’histoire. En 1970, il est le principal rédacteur de l’ouvrage intitulé Au fil d’un premier siècle – Sainte-Félicité de Matane, 1870-1970. En 1973, il publie Histoire de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, 1672-1972. Il a aussi laissé divers écrits ici et là, dont un« Hommage à ma paroisse », dans le programme du « pageant » de 1949, un feuillet sur le chanoine Joseph Fleury (1969) et un « Hommage à Jean-Julien Bourgault » (Québec-Histoire, automne 1972).

Homme engagé sur plusieurs plans, Gérard Ouellet a été président de la Tribune de la presse, président du premier syndicat à L’Action catholique, membre de la Société des écrivains, un des membres-fondateurs du club Richelieu et président-fondateur du Club de l’âge à Saint-Jean-Port-Joli. Patriote militant, il a œuvré au sein de la Société Saint-Jean-Baptiste, à Québec et dans le diocèse de Sainte-Anne, ainsi que dans l’Ordre de Jacques-Cartier.

Ouellet, Gérard

Gérard Ouellet a été inhumé dans le cimetière de Saint-Jean-Port-Joli le 17 novembre 1981 ; il avait épousé Cécilia Trottier, le 22 juin 1936, et, en secondes noces, Simone Gagnon, le 8 octobre 1960.

 

Pinocchio au Sénat

Dans un texte diffusé par la Presse canadienne le 19 mars (http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-canadienne/201603/18/01-4962248-futur-senateur-andre-pratte-espere-eviter-le-piege-du-mensonge-en-politique.php), on raconte qu’André Pratte, maintenant sénateur, a décortiqué le thème du mensonge en politique « dans un essai intitulé Le syndrome de Pinocchio – un ouvrage qui a fait beaucoup de vagues en 1997 et qui a même valu à son auteur une motion de blâme à l’Assemblée nationale ».

Ce blâme, qu’on a faussement invoqué comme précédent lors de l’affaire Michaud, est une légende.

Comme je l’ai expliqué dans L’Affaire Michaud (http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/affaire-michaud-l), la motion du 19 mars 1997, se lisait comme suit : « QUE les membres de cette Assemblée déplorent les propos, le thème et les procédés de l´émission « Un jour à la fois », diffusée au réseau TVA le 17 mars 1997, lesquels discréditaient l´ensemble des hommes et des femmes élus et candidats à tous les niveaux de gouvernement, scolaire et municipal, provincial et fédéral ».

Pinocchio

C’est l’émission de TVA qui était visée et non Le syndrome de Pinocchio ou son auteur. L’éditeur d’André Pratte a quand même fait ajouter un bandeau portant la mention « Le livre qui a fait réagir l’Assemblée nationale », ce qui a contribué à construire une légende que l’éditorialiste de Gesca a entretenue et que le nouveau sénateur se garde bien de démentir.