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« La prière du Canadien français au père de la Nouvelle-France »

Pour souligner l’anniversaire de la fondation de Québec, voici un poème de Gustave Zidler lu devant le monument Champlain, le 19 juillet 1908, par Adjutor Rivard, avocat et juge, mais aussi et surtout écrivain et linguiste.

En 1902, Rivard avait fondé la Société du parler français et publié un Manuel de la parole. Dix ans plus tard, il organise le premier congrès de la langue française au Canada, rassemblement de délégués des communautés francophones d’Europe et d’Amérique. Gustave Zidler (Paris, 1862-Versailles, 1936), poète patriotique cinq fois lauréat de l’Académie française, y participa.

La cérémonie du 19 juillet s’inscrivait dans la commémoration du 300e anniversaire de Québec. Le ton et le style de l’oeuvre de Zidler sont surannés, évidemment,  et tranchent avec l’insignifiance du 400e (que Zidler aurait peut-être qualifié de « sombre oubli ») et la tiédeur des 3 juillet contemporains.

RivardZidler

Adjutor Rivard et un ouvrage de Zidler.

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Depuis ce jour, Champlain, bon Français de Saintonge,
Où ta barque accosta l’ancien Stadaconé,
Depuis qu’à coups de hache a pris forme ton songe,
À l’horloge du temps trois cents ans ont sonné ;
Et nous, fils des héros, qu’un triple siècle embrasse,
Sur ta tombe, devant ta statue, à genoux,
Par tout le cher pays où nous baisons ta trace,
Nous t’allons demandant, nous ton sang, nous ta race :
Ô Père, es-tu content de nous ?

Es-tu content de nous, Père qui nous contemples,
Toujours présent, d’un ciel de gloire et de vertu ?
Avons-nous profité de tes virils exemples ?
Pour tes nobles desseins avons-nous combattu ?
De la Croix, que ta main planta sur cette grève,
Qu’avons-nous renié, couvert d’un sombre oubli ?
Au-delà de ta vie impuissante et trop brève,
Par nos cœurs et nos bras ton vaste et puissant rêve,
S’est-il tout entier accompli ?

Père, ce que tu fus, nous aussi nous le sommes :
Pour tes fils, défricheurs et soldats tour à tour,
Tout fut dur, les hivers, la forêt et les hommes,
Et pourtant, cette terre est notre unique amour !
De sueurs et de sang plus notre terre est faite,
Plus elle nous aspire et plus elle nous prend ;
Et tu nous vois encore, à son nom seul, en fête,
Tous tels que tu revins, conquis par ta conquête,
Mourir aux bords du Saint-Laurent !

Nous portions trop au cœur ces graves paysages,
Pour n’en pas refouler nos ennemis, les tiens ;
Avec les Cinq-Tribus* et de Pâles-Visages,
Nous avons prolongé les sanglants entretiens.
Montcalm succomba… Mais, l’âme toute meurtrie,
« Plus grand que son malheur », et vainqueur de l’échec,
Comme toi, sans changer de foi ni de patrie,
Le Canadien français en français pense et prie,
Libre sur son roc de Québec !

Es-tu content, semeur ? Vois cette Beauce, Père,
Sur la cendre des bois dérouler ses grands blés !
Dénombre en cet instant la famille prospère,
Pour le même banquet tous tes fils assemblés !
Ajoute aux premiers fruits de ta persévérance,
De trois siècles d’efforts les robustes présents :
Tu pourrais, exalté d’orgueil et d’espérance,
Retrouver la saveur de ton pays de France,
Dans le pain de nos paysans !

« Croissez ! Multipliez ! » Au mot sacré fidèles,
Nous avons su grandir avec l’épi des champs :
Autour du premier nid battent des milliers d’ailes
Dans l’érable plus dru qu’emplissent d’anciens chants.
Sois tranquille ! Où tu bus, tout un peuple s’abreuve :
Nous veillons sur ton cœur, inlassables gardiens ;
Et d’un cours plus puissant, en dépit de l’épreuve,
S’étend et s’élargit, parallèle au grand fleuve,
Le beau sang de tes Canadiens !

Samuel de Champlain, ô patriarche ! apôtre !
Si ton divin appui, nos soins l’ont mérité,
Si tu sens rajeunir ta vaillance en la nôtre,
Élu de Dieu, du haut le ton éternité,
Bénis de nos sillons cette moisson féconde,
Que d’un immense vœu déjà tu caressais :
Bénis nos fils | Bénis nos filles ! Et seconde
Le rêve que par toi nous vivons dans ce monde,
Bénis ton Canada français !

Gustave Zidler

* Les Cinq nations iroquoises.
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Retour à Brunswick

En août 1954, ma grand-mère paternelle est retournée à Brunswick, Maine, où elle était née le 3 juillet 1892, fille d’Aubert Dubé et de Joséphine Saint-Pierre. Une entrée dans le journal de ma mère, qui faisait partie du voyage, mentionne que Marie Dubé, veuve d’Albert Deschênes (1894-1952), a quitté Saint-Jean-Port-Joli le 4 août, accompagnée de son fils aîné Antonio et de sa cadette Céline. Sur une carte postale datée du 5 août, elle informe son fils, l’abbé Luc (qui séjourne alors à la Maison Pie XII, à Québec), que le groupe est hébergé par Ernest Dubé, qu’elle est allée chercher son « baptistaire » (certificat de naissance, dans le langage québécois) et qu’elle ira le lendemain visiter la « facterie » (cotton factory, manufacture de coton) où sa mère a travaillé au début des années 1890.Dubé, Marie Carte de Brunswick

Chez Ernest Dubé, à Brunswick

Comme référence, pour son fils, elle précise qu’Ernest Dubé est le frère de « Dumas Dubé », mais il s’agit probablement de Montézuma Dubé, récemment décédé (1953) à Saint-Aubert, fils de Jean-Marie Dubé et arrière-petit-cousin du père de Marie. En 1918, Ernest s’est marié à Brunswick où il a occupé divers métiers au moulin des Cabot. Retraité, il réside au 7, Mill Street. C’est probablement la maison qui porte ce numéro aujourd’hui, mais elle a été modifiée et se trouve maintenant en bordure d’une autoroute construite à l’endroit où se trouvaient autrefois les sinistres logements (tenements) construits par les Cabot pour loger les employés de la filature.

7 Mill Street, Brunswick

Le 7, Mill Street, aujourd’hui. Photo Google Street.

7 Mill Street, Brunswick et filature

À gauche, le 7, Mill Street. Google Street.

Brunswick 1887

Brunswick, en 1887. En haut, au centre, la Cabot Mfg Co.; en bas, à gauche, l’église Saint-Jean-Baptiste. Brunswick Directory, 1887.

Ernest (1882-1958) n’est pas le seul de sa famille à Brunswick. La veuve de son frère Abel (1868-1942), Emma Fournier, réside au 27, Columbia Ave., tandis que sa sœur Azelle, devenue Hazel (1871-1961), vit avec son mari Zéphirin Dubé sur Pleasant Hill Rd. Ernest et Zéphirin sont propriétaires de leur maison tandis que la veuve d’Abel est en pension (boards).

 

(https://curtislibrary.com/wp-content/uploads/2020/03/1953-54-Brunswick-Directory.pdf)

La famille de Joseph Dubé

Pour comprendre les circonstances de la naissance et de l’enfance de Marie, il faut remonter une génération.

Son grand-père Joseph Dubé (1844-1889) était cultivateur à Saint-Aubert où il a épousé Nérée Caron (baptisée Marie) en 1865. Vingt ans plus tard, le couple compte dix enfants. On est alors au cœur de la pire décennie du mouvement d’émigration et, comme quelques centaines de coparoissiens partis à cette époque, Joseph quitte sa terre pour travailler aux États-Unis, à Greenville, New Hampshire, dans son cas.

Dubé, Joseph et Nérée Caron

Joseph Dubé et son épouse Nérée Caron. Coll. privée.

Dubé, Délia et sa mère Nérée Caron

Délia Dubé et sa mère Nérée Caron. Coll. privée.

C’est là que serait née Délia (ou Adélia), la dernière de la famille à la fin de 1887. L’acte de naissance est introuvable. Selon les informations qui figurent dans son certificat de décès, informations vraisemblablement fournies par sa sœur Alice (chez qui elle résidait), elle est née à Greenville et avait 34 ans 4 mois et 24 jours quand elle est morte le 24 mars 1922 à Winchendon, Mass. Elle serait donc née le ou vers 1er novembre 1887. On suppose que Joseph est parti avec toute la famille, sauf peut-être Martial qui étudiait au Collège de Sainte-Anne depuis 1883.

De Greenville à Saint-Jean-Port-Joli à Brunswick

À Greenville, Joseph est employé dans un moulin (mill operative), mais c’est de courte durée. Il meurt de la typhoïde le 8 septembre 1889 et son corps est ramené au Québec pour être inhumé à Saint-Aubert le 11, en présence de ses deux plus vieux, Aubert et Martial.

Dubé, Joseph, décès 1889Dubé, Joseph, inh. 1889

Certificat de décès à Greenville et acte d’inhumation à Saint-Aubert.

Nérée (que l’acte d’inhumation dit « de cette paroisse ») se retrouve donc veuve. Avec Aubert (qui devient chef de famille) et les neuf autres enfants, elle s’installe sur le lot no 402 (ancien cadastre), aujourd’hui le 579, 2e Rang ouest. Au recensement de 1891, la maisonnée compte dix enfants, Joséphine étant mariée depuis le 27 janvier et installée à Sainte-Louise avec Herménégilde Bélanger.

Dubé, recens. 1891 SJPJ

Recensement de Saint-Jean-Port-Joli, 1891.

Cette situation ne dure pas. Le 21 juillet 1891, Aubert se marie à Saint-Jean-Port-Joli avec « Joséphine Dessaint dit Saint-Pierre » et le couple s’en va à Brunswick, Maine, dans les mois qui suivent.

Avec qui partent-ils? Nérée est évidemment du voyage, avec presque tous ses enfants non mariés. Étudiant-pensionnaire à Sainte-Anne, Martial n’est pas du voyage. L’ainée Aurélie en est (puisqu’elle est marraine de Marie en juillet 1892), mais elle revient assez vite puisqu’elle est marraine du premier enfant de sa sœur Joséphine à Sainte-Louise en janvier 1893. Son acte de mariage, à Sainte-Louise, en janvier 1894, mentionne qu’elle est de Sainte-Louise tandis que sa mère est « de Brunswick ».

Aubert, son épouse Joséphine et sa mère Nérée auraient donc été accompagnés de huit enfants, Aurélie, Angélina, Alice, Théophrase, Odilon, Alvine, Audémie (ou Audélie) et Adélia (Délia), âgées de 24 à 4 ans au recensement de 1891. Comme ils arrivent après le recensement américain de 1890 et repartent avant celui de 1900, les informations manquent sur leur présence et leurs occupations à Brunswick.

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Aubert a sûrement travaillé au moulin des Cabot, sa femme aussi, selon ce que Marie écrit sur la carte postale de 1954. Et les enfants? Il était courant de voir des enfants de 10-11 ans travailler dans les filatures. C’est l’âge d’Odilon, au milieu de la famille.

La maison natale

De son voyage de 1954, Marie Dubé a ramené une photographie de sa maison natale.

Consulté sur ce type de bâtiment, l’historien David Vermette écrit : (traduction) « Cette maison me fait penser à l’une des pensions de famille où vivaient une partie de la population franco-américaine. Ces maisons étaient privées, contrairement aux immeubles de la compagnie Cabot. Trois, voire quatre familles pouvaient y vivre. »

Maison Brunswick capture jeudi

Maison natale de Marie Dubé à Brunswick. Coll. privée.

Les Dubé n’auraient donc pas vécu dans les fameux tenements, ces immeubles que les Cabot avaient fait construire le long de la rivière Androscoggin pour loger les employés de leur filature. En 1885, ils étaient surpeuplés, crasseux et décrépits ; le New York Times les avait qualifiés de « désespoir des hygiénistes ». À la suite de pressions médiatiques, l’État du Maine ordonne aux Cabot de nettoyer leurs immeubles, mais la situation ne s’améliore pas beaucoup. Avec le temps, les Franco-Américains se sont créé un quartier entre le moulin et l’église catholique romaine située sur Pleasant Street. La maison natale de ma grand-mère s’y trouvait probablement.

Cette maisonnée multigénérationnelle n’était pas exempte de promiscuité pour autant. Un passage de la « notice biographique » de Marie, retrouvée dans les papiers de son fils Luc (1926-2025), évoque le climat de ce ménage :

« Ses parents se sont mariés à Saint-Aubert de L’Islet le 24 juillet 1891. Comme il faut prévoir un nid pour accueillir la famille, les nouveaux époux « s’exilent » de leur milieu pour apporter un peu de farine au moulin [sic].

[…] Marie partagera sa place avec ses oncles et tantes paternels. Elle en subit certaines contraintes. Son père [Aubert] doit répondre pour ses frères et sœurs. Il tient la place du papa [Joseph] ravi trop jeune à ses responsabilités familiales ».

Retour à Saint-Jean-Port-Joli et dispersion des oncles et tantes

Ce passage rédigé par Céline décrit-il la situation vécue à Brunswick ou au retour au 2e Rang de Saint-Jean-Port-Joli ? Née le 3 juillet 1892, Marie avait environ trois ans quand sa famille est revenue « d’exil », avant la naissance de Joseph à Saint-Jean-Port-Joli le 15 décembre 1895. Elle aurait eu conscience de ces « contraintes » en bas âge et s’en serait confiée à sa fille ou à son « carnet » qui est souvent cité dans la notice ?

Ce commentaire pourrait s’appliquer aux dernières années de la décennie 1890. Il y a des arrivées et des départs. Joséphine donne naissance à Angélina et Alexina en 1896 et 1898. Les tantes Angélina et Alvine se marient en 1896 et 1900. Alice, Théophrase et Odilon partent de la maison avant 1901, mais on ne sait exactement où ils sont au moment du recensement de 1901. Alice est peut-être partie aux États-Unis où elle épouse Camille Lafortune, à Winchendon, Mass., en 1906. Théophrase serait allé en Ontario où il meurt célibataire en 1908. Odilon demeure à Sainte-Apolline puis à Buckkand quand il épouse Rosalie Dinel en 1906. Pour sa part, Nérée Caron est retournée à Greenville, N.H., où elle est décédée en 1897, peut-être chez des parents.

Une photographie probablement prise en 1900 montre le couple Dubé-Saint-Pierre avec ses quatre enfants (de gauche à droite) : Marie (1892-1969), Joseph (1895-1918), Alexina (1898-1985) et Angélina (1896-1953).

1900c. Dubé, Marie ( à g.) et  famille

Famille d’Aubert Dubé vers 1900. Coll. privée.

Dubé, Délia 001

 Délia Dubé. Angéline Saint-Pierre, La Belle époque.

Deux tantes encore « ados », Audémie (1883-1970) et Délia (1887-1922) résident toujours chez leur frère Aubert et complètent la maisonnée en 1901.

Audémie épouse Ernest Saint-Pierre en 1904 et s’établit à Saint-Aubert.

Délia serait partie aux États-Unis en 1908 (dès sa majorité), selon ce qu’elle déclare au recensement de 1910. À ce moment, elle est en pension à Leominster, au 171, Fifth St., chez François Bourtembourg, un Français nouvellement marié avec Eugénie Pelletier, originaire de Sainte-Perpétue. La nièce de cette dernière, Alice, 19 ans, aussi de Saint-Perpétue, habite au même endroit. C’est probablement d’elle que parle Délia dans une carte postale envoyée à Marie : « ge couche avec une nautre fille elle à pas bien belle soit fait deux belle ensemble »… Délia travaille alors comme stitcher (piqueuse) dans une « chope à chemise », la Wachusett Shirt Co. Dix ans plus tard, elle est chambreuse à Wenchindon, Mass., chez sa sœur Alice, épouse de Camille Lafortune, et travaille comme weawer (tisserande) à la filature de coton de l’endroit, le Glenallan Mill.

Dubé, Délia, décès

En 1921, elle tombe malade et bénéficie des soins du Dr Alfred-Georges Pelletier, originaire de Matane. Au début de mars 1922, elle subit une intervention chirurgicale qui ne semble pas avoir eu d’autres résultats que de confirmer le diagnostic (cancer de l’œsophage et de l’estomac) puisqu’elle meurt au Millers River Hospital le 24 mars 1922, à 34 ans. Elle est inhumée à Saint-Jean-Port-Joli trois jours plus tard.

Ses sœurs connaîtront plus de longévité, dépassant toutes les 75 ans.

Dubé, soeurs d'Aubert, avant 1954

Cinq des sept tantes Dubé dans les années 1940 (il manque Audémie et Délia). Coll. privée.

Marie Dubé et Albert Deschênes

Marie Dubé épouse Albert Deschênes en 1914. Albert devient propriétaire de la terre que lui donne son oncle Hospice (aujourd’hui le 483, 2e Rang Ouest).

Dubé, MarieMarie Dubé. Coll. privée.

Dubé, Marie à son mariageAlbert Deschênes et Marie Dubé. Coll. privée.

Albert est décédé en janvier 1953, un an et demi avant le voyage de sa veuve à Brunswick. La dernière photo de famille date de juillet 1952, lors du mariage de Marthe.

Famille Albert 1952

Famille d’Albert Deschênes, 1952. Assis, de g. à d. : Paul-Émile, Albert, Marthe, Marie Dubé, Luc ; debout, Antonio, Roger, Thérèse, Monique (ajoutée après coup par le photographe), Hubert, Céline, Lucien, Marc-Arthur. Coll. privée.

Gérard Bouchard et l’histoire autochtone

Dans Le Devoir du 11 janvier, Gérard Bouchard commente un projet de la nation anichinabée (voir Le Devoir du 30 décembre) qui consiste « à construire une plateforme numérique qui rassemblera et rendra accessibles une grande quantité de données historiques concernant cette nation ».

Bouchard voit évidemment le projet d’un bon œil, mais émet quelques réserves :

« (citation) Les animateurs du projet entendent construire un récit qui soit « culturellement sécurisant » en s’appuyant sur une méthode dictée par « nos règles ». Ils souhaitent aussi que les archives accumulées « servent avant tout les intérêts des communautés ». On nous informe enfin qu’un « comité d’éthique » verra à ce que ces règles soient respectées.

Ces énoncés vont à l’encontre de l’histoire scientifique. Un récit sécurisant ? C’est imposer au départ la conduite et les conclusions de la démarche. S’en remettre à « nos règles » ? Voilà une autre façon d’introduire de l’arbitraire. En matière scientifique, il n’y a qu’une méthode, les mêmes normes s’appliquant partout. Servir avant tout les intérêts des communautés ? Encore là, si on ne fait pas attention, on risque de sacrifier l’objectivité. Un comité d’éthique ? Est-ce le bon mot ?

[…] En résumé, il faut encourager l’effort entrepris par les Anichinabés. […] Mais ne confondons pas la science avec une technique thérapeutique (les animateurs parlent de leur initiative comme d’un procédé de « guérison »).

Nous sommes en présence de deux sphères différentes et même opposées. L’esprit critique est absent de ce projet. Or, il est le ressort principal de la science. Les chercheurs l’appliquent d’abord à leur propre démarche. Il sert ensuite à chasser les biais, les faussetés qui affectent toute mémoire collective. Sans l’esprit critique, cette finalité est condamnée. On risque de remplacer une fausse identité par une autre.

Cela étant dit, il y a peut-être méprise. En fait, les chercheurs autochtones sont libres de construire une vision de leur passé d’une façon qui est appropriée à leurs besoins. En contrepartie, ils doivent reconnaître que, ce faisant, ils s’écartent des préceptes de la science au sens où on l’entend couramment. Je renvoie sur ce sujet aux réflexions de l’historien Yves Gingras. » (fin de la citation)

Comme l’écrit Bouchard, chacun est libre d’écrire sa propre histoire,  et, comme on l’entend parfois, les « autres » ne devaient pas d’en mêler, mais on ne peut fonctionner en vase clos : l’histoire des Amérindiens est indissociable de celle de leurs concitoyens d’origine européenne qui ne peuvent rester indifférents car l’histoire se mêle très souvent avec l’actualité. Ainsi, pour prendre un exemple simple, quand les Hurons-Wendat soutiennent (L’Oie blanche, 6 novembre 2024) avoir des droits sur un territoire qui s’étendrait de Saguenay à Mégantic et de Trois-Rivières à Rivière-du-Loup (et empiéterait sur au moins trois autres communautés), en invoquant un jugement de la Cour suprême (R. c. Sioui, 1990) qui, dans les faits, ne contient rien sur un quelconque territoire des Hurons (et précise même que « leurs terres ancestrales [étaient] situées sur un territoire qui est aujourd’hui en Ontario »), on peut s’interroger, comme Gérard Bouchard, sur l’usage de la science historique et sur « les faussetés qui affectent toute mémoire collective ».

Tout en souhaitant que l’histoire amérindienne soit mieux connue.

(https://www.ledevoir.com/opinion/idees/831769/histoire-autochtone-autochtones)

 

Le bogue historique (en reprise)

[Texte publié dans la revue Cap-aux-Diamants, au début de l'an 2000 (hiver 2000, p. 10–11), DERNIÈRE, et non première, année du siècle et du millénaire]

Maintenant que le bogue informatique semble maîtrisé, que les banques, les ministères, les organismes d’État et les entreprises publiques peuvent rassurer la population, ne serait-il pas temps de s’attaquer à l’autre bogue, le « bogue historique » ?

Plusieurs médias, généralement bien informés, entretiennent une bête confusion entre l’arrivée de l’an 2000 et celle d’un nouveau siècle et d’un millénaire. Nous en avons eu exemple avec le dévoilement de la programmation de Radio-Canada et les reportages qui ont suivi : on ne pourrait imaginer qu’un organe d’information place sa programmation d’automne 1999 sous le signe des 30 ans de la crise d’Octobre ou des 40 ans de la retraite de Maurice Richard, mais on peut célébrer la fin d’un millénaire prématurément sans faire sourciller la confrérie.

Certains médias devraient pourtant avoir de la mémoire. Ouvrons nos quotidiens centenaires pour voir ce que nos arrière-grands-parents ont fait de particulier le 31 décembre 1899… Le Soleil ? Rien. La Presse ? Rien. La Gazette ? Rien, rien d’autre qu’une Saint-Sylvestre ordinaire. Nos ancêtres étaient-ils si austères ? L’explication se trouve ailleurs. Il suffit de consulter les bonnes éditions de ces vénérables quotidiens pour la découvrir : c’est l’année suivante, le 31 décembre 1900, qu’ils ont organisé des célébrations, au Québec comme partout ailleurs au Canada, en Amérique et dans toutes les grandes capitales, pour souligner le changement de siècle.

Vraiment partout ? Dans le Courrier du Canada du 5 janvier 1900, Arthur Loth expliquait pourquoi les siècles commencent à 1, mais, écrivait-il, « la force du préjugé est telle que, nonobstant les autorités contraires, le Conseil fédéral de l’Empire allemand vient de décider, en raison des intérêts commerciaux et industriels, que le nouveau siècle partirait de 1900 ». Mis à part l’empereur allemand (dont les intérêts économiques ne sont pas précisés), nos ancêtres et l’immense majorité de leurs contemporains avaient appris et retenu que 1900 terminait le siècle et que 1901 en commençait un autre. Ceux qui ont profité des festivités de décembre 1900 pour réfléchir sur les progrès scientifiques à venir, comme en témoigne le discours de Charles Baillairgé au Château Frontenac, le 31 décembre 1900, seraient sûrement très étonnés d’apprendre que leurs descendants ont… désappris !

Comment expliquer cette situation ?

Nul doute que le passage de 1999 à 2000 est plus évocateur que celui de 2000 à 2001. Le changement de quatre chiffres et le mythique 2000 excitent l’imagination (et on peut le célébrer tant qu’on veut), mais l’arithmétique n’a tout de même pas changé depuis 100 ans. Il y a un siècle, diverses autorités étaient intervenues pour remettre les pendules à l’heure, dont le Vatican ou le Bureau français des longitudes. Au Canada, le gouvernement fédéral avait dû arbitrer une querelle entre les villes qui revendiquaient le privilège de tirer la salve officielle de 99 coups de canon « pour dire adieu au siècle qui s’éteignait et saluer l’aurore du nouveau ». C’était, rappelons-le, dans la nuit du 31 décembre 1900 au 1er janvier 1901. Cette fois, ces autorités sont passives. L’information est disponible dans n’importe quel ouvrage de référence classique : manuels d’histoire, dictionnaires et encyclopédies. Plusieurs sites Internet sérieux comme ceux des observatoires de Paris, de Greenwich ou le US Naval Observatory ont abordé la question depuis déjà de nombreux mois, mais les médias ne les consultent pas ou n’en tiennent pas compte. Même les mises au point des grandes agences de presse : AFP en avril 1997, Reuters en novembre 1997 et AP en décembre 1998 et janvier 1999, ne peuvent venir à bout de la rumeur.

Je ne crois pas avoir vu un seul article de fond sur cette question dans les grands quotidiens québécois. Le sujet est comme tabou et on le confine aux pages d’opinions. Il s’est même trouvé une columnist pour conclure qu’il y avait, sur cette question, des « écoles de pensée » ! Et d’autres pour reprocher au concepteur du calendrier d’avoir fait une « erreur », en oubliant l’année zéro ! Un zéro qui n’existait pas à l’époque ! Mieux encore : un quotidien annonçait récemment que Larousse avait lancé une édition spéciale à « l’occasion du nouveau millénaire » et pourtant, dans un « avis aux lecteurs » placé dans ledit ouvrage, on peut lire que le dernier Larousse « porte le millésime 2000 et ferme ainsi un siècle et un millénaire en attendant d’ouvrir, dans un an, le siècle et le millénaire qui s’annoncent ».

La grande différence avec ce qui s’est passé il y a un siècle est là : les médias, de façon générale, ont décidé de suivre la voie « du préjugé », comme disait Loth. Défiant la logique, l’arithmétique et l’histoire, ils font écho à tous ceux qui ont quelque chose à vendre, le plus tôt possible, que ce soit les croisières fin de siècle, les playmates du millénaire, ou encore simplement du frisson. La presse a pourtant l’habitude de poser les bonnes questions lorsqu’elle sent la faille et qu’elle peut prendre quelqu’un à contre-pied. C’est ce qui fait d’ailleurs les meilleures nouvelles ! Mais, dans le cas des festivités du siècle écourté et des célébrations du millénaire prématuré, on peut errer sans crainte. Il y a une « vague de fond », m’a écrit le directeur d’un périodique qui offrait l’an dernier son « dernier calendrier du millénaire », comme si la pensée magique, même collective, pouvait changer la course du temps. Inutile de se braquer devant, semble-t-il. Surtout que ladite vague fait « tourner les rotatives » (Béart).

Les commémorations ont un effet, sinon un objectif, pédagogique. C’est l’occasion de rappeler des éléments d’histoire, d’améliorer les connaissances des citoyens. Il en reste généralement des traces : monuments, livres, films, etc. Or, ce qui se passe actuellement est exceptionnel : la date même de la commémoration est erronée. Certaines institutions ont quand même gardé le cap, malgré la mode. Les catholiques sont conviés par le Vatican à célébrer successivement le passage à l’an 2000 puis le passage au troisième millénaire en 2001. La Suisse a aussi annoncé un programme conforme à sa réputation d’exactitude. Dans une dépêche de Reuters, qui ne semble pas avoir été reprise dans les médias écrits d’ici, Arthur C. Clarke soutient que sa mise au point a provoqué le report des célébrations de Chicago. « I am just stating the fact, [and] there is no argument about it », disait l’auteur de 2001 : Odyssée de l’espace, au sujet de la date précise du changement de millénaire.

Devancer le calendrier est aussi vain et illusoire que de tricher sur son âge. Quelle que soit l’intensité des célébrations du 31 décembre 1999, on se réveillera le lendemain, 1er janvier 2000, au début de la dernière année du XXe siècle et de la dernière année du deuxième millénaire. Le bogue informatique est neutralisé : nous ne risquons pas de sombrer dans le chaos ou l’anarchie, mais peut-être bien dans le ridicule d’un « bogue historique ».

(https://www.erudit.org/fr/revues/cd/2000-n60-cd1044716/7662ac.pdf)

Écrire pour être lu (et d’abord publié)

Le Bulletin d’histoire politique m’a fait l’honneur d’une recension de mon livre Un pays rebelle (Septentrion, 2023).

J’appréhendais les commentaires sceptiques sur l’appui de la Côte-du-Sud aux insurgés « bostonnais », ce qui constitue l’idée principale du livre. Aurais-je exagéré cet appui qui ne s’est quand même pas concrétisé par une prise d’armes massive, seulement une centaine de Sudcôtois s’enrôlant dans le régiment Hazen? Aurais-je oublié des sources ou des études pertinentes?

La recension n’en parle pas, ce qui porte à penser que mon ouvrage se tient. L’auteur s’intéresse en fait beaucoup à ce que je n’ai pas fait.

Ainsi, j’aurais dû analyser davantage les motivations et l’influence des seigneurs et contextualiser l’influence du clergé. Peut-être, dans la mesure où j’aurais eu des sources pertinentes sur les seigneurs et le clergé de la Côte-du-Sud, ce qui ne court pas les rues. Même chose sur le rôle des femmes, notamment les « reines de Hongrie » : les sources se résument malheureusement à quelques lignes du rapport Baby et parler des femmes engagées dans la Révolution française quinze ans plus tard n’aurait rien appris à mes lecteurs sur les femmes de Saint-Vallier, sauf peut-être l’étendue de mon érudition. Idem pour les études comparatives sur « la forme » des pétitions… Ça dépasse de loin l’objectif de mon ouvrage et ce que je souhaitais communiquer à mes lecteurs.

J’aurais écrit en conclusion que « le congrès s’est trop concentré sur l’organisation militaire et trop peu sur celle de l’organisation d’assemblées politiques [sic] ». J’ai plutôt emprunté à Mark R. Anderson (qui est dument cité) l’idée que l’organisation politique manquait sur la Côte-du-Sud où les leaders « ont mis toutes leurs énergies dans la dimension militaire de la rébellion ». Le Congrès n’y était pour rien.

Ce n’est pas dans l’ouvrage de Wilhelmy mais plutôt dans le Dictionnaire des souches allemandes et scandinaves au Québec de Kaufholtz-Couture et Crégheur (Septentrion, 2013) que ma section sur les mercenaires « pige largement », comme la recension le juge un peu cavalièrement. Et si, au contraire, je « cite légèrement » l’étude de Mayer sur le régiment Congress’s Own, c’est qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer pour mon livre qui ne porte pas sur ce régiment, mais sur les Sudcôtois qui s’y sont enrôlés.

Couverture-Rebelles

La recension constate que je cite abondamment le Journal de Baby, mais que « les renvois en bas de page semblent avoir été escamotés par endroit », ce qui veut probablement dire qu’elles ne sont pas assez nombreuses ou constantes. C’est voulu. Il ne faut pas se rendre malade avec les notes. La version imprimée de ce Journal consacre deux douzaines de pages à la Côte-du-Sud, chaque paroisse en ayant plus ou moins deux, par ordre géographique. Les très rares lecteurs (ce sont les plus délurés) qui voudront vérifier une citation sur une paroisse donnée s’y retrouveront facilement.

Je ne sais pas si l’auteur de la recension émet une opinion générale ou s’il vise spécifiquement mon livre quand il écrit en conclusion que l’histoire régionale serait davantage pertinente si « elle ne se contentait pas d’une plate description de sélections d’éléments tirés de sources disponibles intégralement en ligne ». Depuis quelques décennies, mon objectif est de documenter certains chapitres méconnus de l’histoire de la Côte-du-Sud au bénéfice des lecteurs de cette région, un lectorat restreint, dans cette région peu populeuse, mais fidèle et avide de connaissances. Sans salaire, sans subvention, sans assistant de recherche, sans approbation de quiconque, et surtout sans m’en plaindre, mais avec un horizon qui rétrécit. Mes livres ne s’adressent pas à la Faculté, à la confrérie, aux organismes subventionnaires qui réclament des professions de foi ou au Conseil des arts, qui se fiche d’ailleurs de plus en plus de l’histoire. Ils risquent donc de ne pas satisfaire les revues dites savantes. J’ai retenu le conseil que Jean Hamelin donna un jour, en séminaire,  à un doctorant qui se (et nous) perdait dans ses formulations théoriques alambiquées; je le cite, de mémoire, près de cinquante ans plus tard : « Vous trouvez que les livres d’histoire ne circulent pas? Encore faut-il écrire pour être lu. »