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La fête du mai à Saint-Jean-Port-Joli

[Au Musée de la mémoire vivante, dont l'architecture reproduit l’ancien manoir de Philippe Aubert de Gaspé, les gens de Saint-Jean-Port-Joli et les Arquebusiers de Kébek ont reconstitué aujourd’hui la plantation du mai, une ancienne cérémonie en hommage que l'auteur des Anciens Canadiens a décrite dans son roman en 1863.]

 « Une centaine d’habitants disséminés çà et là par petits groupes [encombraient la cour du manoir]. Leurs longs fusils, leurs cornes à poudre suspendues au cou, leurs casse-têtes passés dans la ceinture, la hache dont ils étaient armés, leur donnaient plutôt l’apparence de gens qui se préparent à une expédition guerrière, que celle de paisibles cultivateurs.

[…] tout était mouvement et activité. Les uns, en effet, étaient occupés à la toilette du mai, d’autres creusaient la fosse profonde dans laquelle il devait être planté, tandis que plusieurs aiguisaient de longs coins pour le consolider. Ce mai était de la simplicité la plus primitive: c’était un long sapin ébranché et dépouillé jusqu’à la partie de sa cime, appelée le bouquet; ce bouquet ou touffe de branches, d’environ trois pieds de longueur, toujours proportionné néanmoins à la hauteur de l’arbre, avait un aspect très agréable tant qu’il conservait sa verdeur; mais desséché ensuite par les grandes chaleurs de l’été, il n’offrait déjà plus en août qu’un objet d’assez triste apparence. […]

Un coup de fusil, tiré à la porte principale du manoir, annonça que tout était prêt. À ce signal, la famille d’Haberville s’empressa de se réunir dans le salon, afin de recevoir la députation que cette détonation faisait attendre. […] Ils étaient à peine placés, que deux vieillards, introduits par le majordome José, s’avancèrent vers le seigneur d’Haberville, et, le saluant avec cette politesse gracieuse, naturelle aux anciens Canadiens, lui demandèrent la permission de planter un mai devant sa porte. Cette permission octroyée, les ambassadeurs se retirèrent et communiquèrent à la foule le succès de leur mission. […].

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Au bout d’un petit quart d’heure, le mai s’éleva avec une lenteur majestueuse au-dessus de la foule, pour dominer ensuite de sa tête verdoyante tous les édifices qui l’environnaient. Quelques minutes suffirent pour le consolider.

20180513_162108Un second coup de feu annonça une nouvelle ambassade; les deux mêmes vieillards, avec leurs fusils au port d’arme, et accompagnés de deux des principaux habitants portant, l’un, sur une assiette de faïence, un petit gobelet d’une nuance verdâtre de deux pouces de hauteur, et l’autre, une bouteille d’eau-de-vie, se présentèrent, introduits par l’indispensable José, et prièrent M. d’Haberville de vouloir bien recevoir le mai qu’il avait eu la bonté d’accepter. Sur la réponse gracieusement affirmative de leur seigneur, un des vieillards ajouta:

– Plairait-il à notre seigneur d’arroser le mai avant de le noircir?

Et sur ce, il lui présente un fusil d’une main, et de l’autre un verre d’eau-de-vie.

– Nous allons l’arroser ensemble, mes bons amis, dit M. d’Haberville en faisant signe à José, qui, se tenant à une distance respectueuse avec quatre verres sur un cabaret remplis de la même liqueur généreuse, s’empressa de la leur offrir. Le seigneur, se levant alors, trinqua avec les quatre députés, avala d’un trait leur verre d’eau-de-vie, qu’il déclara excellente, et, prenant le fusil, s’achemina vers la porte, suivi de tous les assistants. […]

Dès que le seigneur d’Haberville eut noirci le mai en déchargeant dessus son fusil chargé à poudre, on présenta successivement un fusil à tous les membres de sa famille, en commençant par la seigneuresse; et les femmes firent le coup du fusil comme les hommes.

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Ce fut ensuite un feu de joie bien nourri qui dura une bonne demi-heure. On aurait pu croire le manoir assiégé par l’ennemi. Le malheureux arbre, si blanc avant cette furieuse attaque, semblait avoir été peint subitement en noir, tant était grand le zèle de chacun pour lui faire honneur. En effet, plus il se brûlait de poudre, plus le compliment était supposé flatteur pour celui auquel le mai était présenté. »

(Photos Annette Deschênes)

Yves Michaud et la souffrance du peuple juif

Comme l’écrit Jean-M. Salvet, dans Le Soleil du 13 février 2018 (et Marco Bélair-Cirino, en termes similaires dans Le Devoir du 15), Yves Michaud « n’a pas tenu, lors [des] États généraux [de décembre 2000], les propos pour lesquels les parlementaires l’ont blâmé. Ses détracteurs, en conviennent tous aujourd’hui [...] ».

Dans n’importe quelle institution normale, civile, militaire, économique, religieuse, universitaire, gouvernementale, etc., un blâme aussi mal fondé serait retiré. Mais ce n’est pas le cas de l’Assemblée nationale qui se prétend pourtant la première de nos institutions et le fondement de notre système démocratique.

Mieux encore, non satisfaits de l’accusation portée sans aucune preuve en 2000, les « détracteurs » de Michaud en insinuent une autre, 18 ans plus tard : Michaud aurait « minimisé la souffrance du peuple juif dans une entrevue accordée à une radio », selon ce que rapportent, sans plus de détails, les mêmes journalistes.

Affaire Michaud

Qui ? quoi ? où ? quand ? comment ?

L’entrevue en question a été menée par Paul Arcand le 5 décembre 2000 et n’avait suscité aucune réaction publique avant le témoignage de Michaud aux États généraux huit jours plus tard. Cette entrevue portait sur un livre que Michaud venait de publier chez VLB, Paroles d’un homme libre. Il en existe deux transcriptions, l’une rapportée dans La Presse du 19 décembre et une autre préparée par la firme spécialisée Caisse Chartier.

Cette dernière transcription omet fort curieusement de donner le libellé exact de la question qui nous intéresse et se limite aux mots suivants :

« Paul Arcand : (animateur) Passons à autre chose. »

La vraie question, telle que rapportée par La Presse, est la suivante :

« […] est-ce que vous ne sentez pas un désintérêt d’une bonne partie de la population sur la question de la souveraineté et sur la question nationale, des gens qui en ont assez, c’est terminé, passons à autre chose ? »

La réponse est semblable dans les deux transcriptions, à quelques détails près. Voici celle de la firme Caisse Chartier :

« Yves Michaud : (ex-politicien) Bien, je vais vous raconter une anecdote. J’étais… je suis allé chez mon coiffeur il y a à peu près un mois. Il y avait un sénateur libéral, que je ne nommerai pas, qui ne parle pas beaucoup, encore qu’il représente une circonscription française et qui me demande : es-tu toujours séparatiste Yves? J’ai dit, oui. Oui, je suis séparatiste comme tu es Juif. J’ai dit ça prit à ton peuple 2 000 ans pour avoir sa patrie en Israël. J’ai dit moi que ça prenne dix ans, cinquante ans, cent ans de plus, je peux attendre. Alors il me dit que ce n’est pas pareil. Aïe c’est jamais pareil pour eux. Alors j’ai dit c’est pas pareil. Les Arméniens n’ont pas souffert. Les Palestiniens ne souffrent pas. Les Rwandais ne souffrent pas. J’ai dit c’est, c’est toujours vous autres. Vous êtes le seul peuple au monde qui avez souffert dans l’histoire de l’humanité. »

Il est question ensuite de Groulx, de B’nai Brith, de Jean-Louis Roux, de McGill, de révisionnisme, de Galganov, etc., mais rien d’autre sur le peuple juif en tant que tel.

« Minimiser la souffrance du peuple juif? »

La transcription de La Presse permet de rappeler que la question de Paul Arcand ne portait aucunement sur les Juifs, mais sur la pertinence actuelle de la lutte des souverainistes québécois. Avec son anecdote, Michaud compare cette démarche avec celle des Juifs qui ont cherché pendant 2000 ans à se bâtir une patrie et, selon lui, si les Québécois en ont besoin de 100, c’est bien peu de chose, il peut attendre. Son approche n’a évidemment rien de dévalorisant envers les juifs; elle implique au contraire une admiration pour leur persévérance.

Quand le sénateur répond : « ce n’est pas pareil », Michaud s’insurge, car le parlementaire fédéral nie la valeur du combat souverainiste.  : « […] ce n’est pas pareil? Les Arméniens n’ont pas souffert, les Palestiniens ne souffrent pas, les Rwandais ne souffrent pas. J’ai dit : c’est toujours vous autres. Vous êtes le seul peuple au monde qui avez souffert dans l’histoire de l’humanité. »

On notera ici qu’il n’est pas question de la Shoah, mais de luttes nationales respectives des Juifs et des Québécois. Michaud n’accepte pas que la sienne soit banalisée, quelle que soit la valeur de l’autre. S’il avait été convoqué pour se défendre, comme on procède en pareil cas dans les parlements normaux, il aurait pu lire aux députés ce passage de Paroles d’un homme libre (p. 30) :

« On botte les fesses du peuple québécois depuis deux siècles et demi. Ce n’est pas tellement long en comparaison de deux millénaires d’errance du peuple juif, mais cela fait mal tout de même… »

Comment peut-on dire ensuite que Michaud « minimise la souffrance du peuple juif »?

(voir, sur cette question, https://www.septentrion.qc.ca/catalogue/affaire-michaud-l)

Hymne au « Bas de Québec », par François Hertel

Au XIXe siècle, les écrivains issus de la Côte-du-Sud, ou inspirés par ses choses et ses gens, désignaient la région sous le nom qui s’était progressivement imposé depuis les débuts du peuplement. C’est le cas de Casgrain, Aubert de Gaspé, Chauveau, Renault, Montpetit, Taché, Lemoine et probablement de plusieurs autres.

Dans la description du Canada qu’il publie en 1855, Joseph-Charles Taché décrit la Côte-du-Sud comme une « magnifique suite d’établissements » qui est « connue et célèbre dans tout le pays ». Sa Côte-du-Sud s’étend jusqu’à Rimouski.

Chauveau situe son Charles Guérin dans « une de ces riches paroisses de la côte du sud, qui forment une succession si harmonieuse de tous les genres de paysages imaginables, panorama le plus varié qui soit au monde [sic...], et qui ne cesse qu’un peu au-dessus de Québec, où commence à se faire sentir la monotonie du district de Montréal ».

La plupart des auteurs sudcôtois qui ont fait carrière dans la région de Montréal au XXe siècle ne se sont pas intéressés à la Côte-du-Sud dans leurs œuvres et certains ont adopté l’expression « Bas de Québec » pour désigner tout de qui se trouve à l’est de la capitale. Dans Canadiennes d’hier, Élisa Michaud met dans la bouche d’un personnage montréalais l’expression « être bas de Québec » qui signifie quelque chose comme « ancien » ou « vieux jeu ».

Hertel et Academie_canadienne-francaise_8_decembre_1944 WIKI

 (Hertel à l’Académie canadienne-française. Il est debout à droite.)

François Hertel (né Rodolphe Dubé) a utilisé cette expression dans un poème peu connu.

Né à Rivière-Ouelle, le 31 mai 1905, Hertel étudie au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière et au Séminaire de Trois-Rivières. Entré chez les Jésuites à vingt ans, il reçoit l’ordination sacerdotale en 1938 après avoir obtenu un doctorat en philosophie et en théologie à Rome. Déjà, il a commencé à publier des poèmes, des essais et des romans tout en enseignant la philosophie au Collège Jean-de-Brébeuf.À la fin des années quarante, Hertel quitte les Jésuites et s’installe à Paris. Il fonde et dirige les Éditions de la Diaspora française, et il publie les revues Rythmes et couleurs et Radiesthésie magazine. En 1985, il revient mourir à Montréal.

L’œuvre littéraire de François Hertel comprend une quarantaine de titres, sans compter les articles de revues et les conférences, mais on y trouve très peu de références à sa terre natale, à part quelques poèmes dont Le dortoir des petits (1936) et son Hymne au « Bas-de Québec », qui daterait de la fin des années trente, publié dans Poèmes d’hier et d’aujourd’hui, 1927-1967 (Montréal, Parti-pris, 1967, p. 20-21). 

HYMNE AU « BAS DE QUÉBEC »

Je t’aimais tant, pays de mes jeunes années,
Que j’ai gardé toujours en moi ton souvenir.
Le sort eut beau souffler au vent mes destinées,
Je t’apporte un amour que rien n’a pu ternir.

Vaste plaine à carreaux où les avoines d’or
S’étendent mollement dans leur décor de saules,
Où les troupeaux songeurs que l’équinoxe endort
Vers le ruisseau voisin balancent leurs épaules.

Riv.-Ouelle-réduite

(photo P. Lahoud)

Fleuve où j’allais rêver au vent des promontoires,
Regardant s’écrouler, là-bas, sur les récifs,
Les houles qui giclaient en larges flots de moire
Jusqu’au lointain poudreux des horizons captifs.

Quais aux plançons verdis par les baisers des flots
Où les pêcheurs muets s’estompent dans la brume;
Abordage éperdu des mers aux longs sanglots
Brandissant leurs cheveux éblouissants d’écume.

Plages d’or où les « crans » font des taches plus sombres,
Où la « pêche » « tendue » en zigzags vers la mer
Semble indiquer au loin, passant comme des ombres,
Le morne défilé des élégants steamers.

Anguille-pêche2-GD

Montagnes d’outremer où l’on voit se percher
Des fermes en plein ciel, que la forêt emmure,
Couronnant le sommet des farouches rochers,
Comme des écussons sur l’acier d’une armure.

Et vous, les monts du sud aux versants affaissés,
Comme sous le fardeau obscur des millénaires,
Retraites de fraîcheur d’où les champs assoiffés
Attendent le breuvage haletant des rivières!

Collège de Sainte-Anne, au loin, sur la colline,
Tel une forteresse au milieu d’un jardin,
Tu t’incrustes au cœur des souples mousselines,
Que pointillent de vert les têtes des sapins.

La plaine, de partout, s’entr’ouvre comme un vase,
Entre chaque taillis surgit une maison.
L’Alléluia pensif des clochers en extase
Chemine, harmonieux, au bout de l’horizon.

O pays de lumière et de rusticité,
Où la légende vibre aux humains fraternelle,
Pays que la « jongleuse » a jadis visité,
Où son pied s’est gravé sur la roche éternelle,

Raquettes-Hudon, p. 53 -réduite

(«pistes de raquettes» de la  Jongleuse, selon la légende)

Pays que j’ai quitté, mais que j’aime toujours,
J’aurais voulu fixer tes sites grandioses
En un hymne brûlant comme un premier amour
Où j’aurais pénétré jusqu’à l’âme des choses;

J’aurais voulu graver du burin de mon style,
Dans le bronze des mots, tes contours imprécis…
Hélas, je n’ai tracé qu’une esquisse débile
De ton âme innombrable, ô mon pauvre pays!

«La mort de Champlain»

par Serge Usène, pseudonyme d’Eugène Seers[1]

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Sur un rocher neigeux, dans un pays perdu
En face du grand fleuve aux ondes solitaires,
Le héros, l’œil hanté de visions austères,
S’endort, comme accablé de son labeur ardu. 

Quelques soldats obscurs environnent sa couche,
Braves qu’avait gagnés son rêve conquérant,
Et ces fils éperdus recueillent en pleurant
Les syllabes d’espoir qui tombent de sa bouche. 

Un prêtre, compagnon d’œuvres et de combat,
Comme un gage de paix pour l’heure redoutée,
Au chevalier pieux offre, sur son grabat,
Cette croix qu’en ce sol naguère il a plantée. 

La stupeur se répand dans la bourgade en deuil,
Sur les cœurs atterrés l’effroi plane en silence,
Et chacun se demande : « Est-ce notre existence
Que cet homme en mourant va clouer au cercueil ? » 

Autour, la forêt vierge et les savanes bleues
Où glissent le Mohawk et le Tsonnontouan ;
Puis les déserts sans fin, puis le morne océan…
La France est par-delà, si loin, à mille lieues !

Et le calme héros expire sans renom,
Sans une voix chantant sa pénible épopée,
Sans savoir si quelqu’un reprendra son épée,
Sans laisser même un fils pour porter son grand nom.  

Mais qu’importe l’oubli lorsque l’œuvre demeure
Et qu’au Christ, à la France, un royaume est acquis ?
Mais, au soir des combats, sur le tertre conquis
Quand flotte le drapeau, qu’importe que l’on meure ?

Peut-être à ses yeux clos brille alors le secret
Des triomphes futurs, des grandes destinées,
D’une gloire qui vient par-delà les années,
Et, comme sans remords, il tombe sans regret.  

À cette heure, bien mieux que le bronze ou la pierre,
L’avenir, ô Champlain ! te consacre un autel.
Vois ! après trois cents ans, tout un peuple immortel
Germe sur ton cercueil et vit de ta poussière.


[1] Né à Beauharnois en 1865, Eugène Seers entre chez les Pères du Très-Saint-Sacrement, en Belgique, et gravit les échelons de son ordre jusqu’à devenir supérieur de la maison de Paris. À la suite d’une crise de foi, doublée d’une relation amoureuse, il rentre à Montréal en 1894 et travaille discrètement à l’imprimerie de la congrégation.

En 1903, il quitte les ordres et s’installe au Massachusetts avec Clotilde Lacroix. Il est successivement typographe chez un éditeur puis correcteur d’épreuves à l’imprimerie de Harvard. Désormais connu sous le nom de Louis Dantin, il ne fera que trois brefs retours au Québec avant sa mort en 1945.

Eugène Seers a publié des textes ici et là sous divers pseudonymes. En 1932, il regroupe quelques-uns de ses poèmes dans Coffret de Crusoé, dont « La mort de Champlain » (25 décembre 1635), publié initialement, sous le pseudonyme Serge Usène, dans Les fleurs de la charité, organe du Patronage de Saint-Vincent de Paul, en novembre 1898.

Le « canotier », de l’abbé Casgrain aux Cailloux

Les gens de mon âge ont bien connu les Cailloux, un groupe spécialisé dans l’interprétation de chansons traditionnelles françaises et québécoises (https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Cailloux). L’un de leurs principaux succès, dans les années 1960, était le Canot d’écorce (https://www.youtube.com/watch?v=8f1qVkS3dF4).

Cailloux

Cette chanson a été composée à Rivière-Ouelle par l’abbé Henri-Raymond Casgrain, une figure dominante de l’histoire littéraire québécoise, conteur, biographe, critique littéraire et historien, mais aussi poète à ses heures. Sa « chanson des bois » intitulée Le canotier a été écrite en 1869 et publiée la même année dans Les miettes, un petit ouvrage tiré à 50 exemplaires! On comprend qu’elle soit restée méconnue.

Le canotier

Assis dans mon canot d’écorce,
Prompt comme la flèche ou le vent,
Seul, je brave toute la force
Des rapides du Saint-Laurent.

C’est mon compagnon de voyage ;
Et quand la clarté du jour fuit,
Je le renverse sur la plage :
C’est ma cabane pour la nuit.

Ses flancs sont faits d’écorces fines
Que je prends sur le bouleau blanc ;
Les coutures sont de racines,
Et les avirons de bois franc.

Sur les rapides je le lance
Parmi l’écume et les bouillons ;
Si vite il bondit et s’avance
Qu’il ne laisse pas de sillons.

Près de mon ombre, son image
Toujours m’apparaît sur les eaux,
Et quand il faut faire portage,
Je le transporte sur mon dos.

Le laboureur a sa charrue,
Le chasseur son fusil, son chien,
L’aigle a ses ongles et sa vue :
Moi, mon canot, c’est tout mon bien.

Mon existence est vagabonde :
Je suis le Juif-Errant des eaux ;
Mais en jouissance elle abonde ;
Les villages sont des tombeaux.

J’ai parcouru toutes les plages
Des grands lacs et du Saint-Laurent
Je connais leurs tribus sauvages
Et leur langage différent.

J’ai vu plus d’un guerrier farouche
Scalper ses prisonniers mourants,
Et du bûcher l’ardente couche
Consumer leurs membres sanglants.

J’étais enfant quand la flottille
Des Montagnais vint m’enlever.
Je ne verrai plus ma famille ;
Ma mère est morte à me pleurer !

Quand viendra mon dernier voyage,
Si je ne meurs au fond du flot,
Sur ma tombe, près du rivage,
Vous renverserez mon canot.

Hommage aux coureurs des bois

Dans un préambule à sa chanson, Casgrain rend hommage, sans les nommer, aux coureurs des bois :

« La colonisation du Canada a donné naissance, dès les premiers temps, à un type exceptionnel, d’une rare originalité : c’est cette classe d’hommes qui, entraînés par les séductions de la vie des bois, abandonnaient la culture des champs pour se livrer à la vie nomade des Sauvages. S’aventurant avec eux dans leurs légères embarcations, ils remontaient les lacs et les fleuves, et bientôt devenaient aussi habiles à. conduire le canot d’écorce que les Sauvages eux-mêmes.

Ils finissaient par se passionner tellement pour cette vie d’indépendance et de dangers que rien ne pouvait plus les en arracher. On en rencontre encore de nos jours un bon nombre sur les limites de la civilisation.

Nous avons eu occasion de nous faire conduire en canot, il y a quelques années, par un de ces intrépides aventuriers, jusqu’aux sources du Saguenay. Sa dextérité à conduire son canot d’écorce était telle qu’il remontait les plus forts rapides de la rivière Chicoutimi, debout, une perche à la main, dans son canot complètement chargé. Nous avons essayé de traduire, dans la chanson suivante, quelque chose de cette existence originale. »

La version des Cailloux

Sur le site Gauterdo, on trouvera les paroles de la chanson interprétée par les Cailloux en 1964 (http://gauterdo.com/ref/cc/canot.d.ecorce.html) mais la musique n’est pas exactement la même. Les paroles, elles, sont bien différentes de celles de Casgrain: elles auraient été recueillies « récemment dans la Mauricie, en tant que chanson de folklore », donc, près d’un siècle après la publication des Miettes, après avoir, visiblement, beaucoup voyagé.