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Qui a fondé Montréal?

 Le titre du Devoir (http://www.ledevoir.com/culture/arts-visuels/496710/musee-marguerite-bourgeoys-qui-a-fonde-montreal) n’est pas seulement accrocheur. Il évoque un courant de fond. Montréal suit la trace de Québec où Champlain a finalement sauvé son titre de fondateur en 2008 malgré tous les « relativistes » qui le distribuaient à tout venant, au financier de l’expédition (absent), aux Amérindiens (qui auraient pu difficilement créer un comptoir de traite) et même aux Britanniques (qui ont tout fait pour lui nuire), sans même définir le concept de « fondateur ». Pourquoi pas les rameurs qui ont amené Champlain de Tadoussac à Québec? Sans eux…

Maisonneuve_-_Ozias_Leduc -WIKI

Le pauvre Maisonneuve part de plus loin. Lui qui a été chef de l’expédition de 1642, puis longtemps gouverneur de Montréal et presque gouverneur de la colonie (il a refusé) est malheureusement parti mourir en France. Il n’a pas laissé de descendance ici, ni de communautés ou de fidèles, pour défendre son point de vue contre la rectitude politique.

Il n’a même pas de Fisher (biographe américain de Champlain) de son bord. En 1966, dans la biographie de Maisonneuve, « fondateur de Ville-Marie, premier gouverneur de l’île de Montréal » publiée au DBC (http://www.biographi.ca/fr/bio/chomedey_de_maisonneuve_paul_de_1F.html), Marie-Claire Daveluy écrivait : « L’ouvrage fondamental sur la personne et l’œuvre du premier gouverneur de Montréal reste encore à écrire. Les biographies publiées jusqu’à ce jour sont des ouvrages de vulgarisation ». Quelqu’un l’a-t-il écrit depuis? On notera que Madame Daveluy a aussi fait la notice biographique de Jeanne Mance, la « fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal » (http://www.biographi.ca/fr/bio/mance_jeanne_1F.html).

Mance -banqnumerique

Their Story

 

  « Je pensais qu’un jour on raconterait notre histoire,
Comment on s’est rencontré et que les étincelles ont aussitôt volé,
Les gens diraient : « Ils sont chanceux ».
Je savais que ma place était à tes côtés,
Maintenant je cherche un siège vide dans la salle,
Car dernièrement je ne sais même plus sur quelle page tu es. »

Story_of_Us_(Song)Ce qui précède est la traduction (trouvée sur Internet) d’une chanson de Taylor Swift intitulée… The Story of Us. Ça ne s’invente pas. La thématique de cette chanson lancée en 2010 n’est pas très éloignée de celle du psychodrame qui nous occupe depuis quelques jours.

Je n’ai pas vu les premiers épisodes du docudrame de la CBC. Difficile de juger, dira-t-on, mais les nombreux commentaires qui ont été émis, dont la lettre collective publiée dans le Globe and Mail du 2 avril (http://www.theglobeandmail.com/opinion/new-series-the-story-of-us-is-not-the-story-of-canada/article34554022/), ne laisse pas de doute quant au choc qu’il provoque dans divers milieux.

Même Jean-Marc Fournier - il faut le faire - s’est quasiment insurgé en disant qu’il y « un os dans The Story of Us »… Ce sympathique mot d’esprit, étonnant de sa part, n’en a pas moins touché le point sensible : l’os, c’est justement l’« Us ».

Le sous-traitant de CBC, Bristow Global Media, a précisé ensuite dans un communiqué que la série a été commandée par les services anglais de CBC pour un public anglophone. Alors, de quoi s’étonne-t-on? Le sous-traitant a raconté au client l’histoire que son auditoire-cible aime entendre.

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En 1867, la Caledonian Society de Montréal a lancé un concours de chants patriotiques pour le nouveau Dominion. Le chant qui obtint le premier prix, This Canada of Ours, a été vite oublié. Le second, intitulé The Maple Leaf for Ever, était l’œuvre d’Alexander Muir, un fier partisan de l’Empire. Il connut une grande popularité au Canada anglais, devenant un hymne national de facto pour cette communauté, mais on ne put le faire accepter comme hymne officiel pour des raisons qui apparaissent évidentes à la lecture du premier couplet :

« In days of yore, from Britain’s shore,
Wolfe, the dauntless hero came,
And planted firm Britannia’s flag,
On Canada’s fair domain.
Here may it wave, our boast, our pride,
And joined in love together,
The thistle, shamrock, rose entwine,
The Maple Leaf forever! »

(On peut écouter la pièce sur le site suivant https://www.youtube.com/watch?v=wx_T1R026Wc, mais la lecture de certains commentaires est déconseillé aux bleeding hearts, comme disait un ancien premier ministre.)

Maple_Leaf_Forever imageDans la tête de Muir, un militaire orangiste, le Canada commençait avec l’arrivée de Wolfe et sa panoplie d’emblèmes pouvait inclure le chardon, le trèfle et la rose, mais pas la fleur de lis.

Le Canada de Routhier et Lavallée avait aussi ses limites : dans le second couplet de leur Ô Canada, le « Canadien » né « d’une race fière » qui grandit « sous l’œil de Dieu, près du fleuve géant », était évidemment de souche française. Routhier et Lavallée l’avaient composé en 1880 pour servir de « chant national des Canadiens français » et n’avaient nullement la prétention d’en faire un hymne national pour le Canada. S’il l’est devenu, cent ans plus tard, au lendemain du premier référendum, c’est par un détournement de sens qui l’a émasculé : on a conservé le premier couplet du chant créé en 1880, pour les francophones, les anglophones chantent autre chose sur la musique de Lavallée et on mélange les deux pour les matchs de hockey. Les deux solitudes soliloquent en chœur.

O-Canada image

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À plusieurs reprises, des âmes bien intentionnées ont promu l’idée d’un manuel d’histoire qui conviendrait aux enfants des deux peuples fondateurs. Ces vaines tentatives et la télésérie de CBC témoignent de la même situation inéluctable : les Canadiens français et les Canadiens anglais n’ont pas de passé commun.

Angéline Saint-Pierre (1931-2017)

Le « Mérite historique régional » a été créé en 1988 pour honorer une personne ayant contribué à faire connaître et aimer l’histoire de la Côte-du-Sud. En 1999, la Société historique de la Côte-du-Sud a décidé d’attribuer ce prix à une personne de Saint-Jean-Port-Joli qui a contribué de façon remarquable à faire découvrir l’histoire de sa paroisse et celle de quelques illustres concitoyens, madame Angéline Saint-Pierre.

Quand la vice-présidente de la Société m’a demandé de présenter la récipiendaire, elle a mentionné le fait que j’étais historien et originaire de Saint-Jean, mais je me disais en moi-même qu’elle aurait pu évoquer bien d’autres raisons.

 

Angéline St-P. 10e de la JRC

 

Angéline Saint-Pierre (en avant, à droite) chez les Jacistes en 1953.

Le fait est que je connaissais Angéline – que je me permets d’appeler par son prénom pour toutes ces raisons – depuis toujours, ou presque. Mon plus ancien souvenir remontait à juin 1953. C’était le jour de l’ordination sacerdotale de mes deux oncles, Luc Deschênes et Marcel Caron. Probablement parce que toutes les gardiennes potentielles, des deux côtés de la parenté, étaient au banquet, c’est Angéline qui s’était chargée de me garder avec les deux plus jeunes de la famille. La liste des invités au banquet s’était arrêtée juste avant moi et, presque un demi-siècle plus tard, elle se souvenait de ma mauvaise humeur…

Il faut dire qu’Angéline était souvent à la maison. Une sœur de ma mère, Suzanne, vivait alors avec nous et militait dans toutes sortes d’organismes, dont la Jeunesse agricole catholique (JAC). La maison servait quasiment de succursale de ce mouvement d’action catholique, d’autant plus que l’aumônier diocésain était aussi de la famille. Fortement engagée elle aussi dans ce mouvement, Angéline n’était pas encore écrivaine, mais elle maîtrisait très bien l’usage de la parole et ça discutait ferme…

J’ai eu l’occasion de visiter la maison des Saint-Pierre, « au Coteau » (aujourd’hui le Deuxième rang E.). La famille avait vécu auparavant à Péribonka et c’est ainsi qu’Angéline était née au pays de Maria Chapdelaine. Je me souviens d’avoir vu chez eux une tour Eiffel fabriquée avec des cure-dents qui m’avait beaucoup impressionné. Le père était un habile bricoleur et l’on sait qu’Angéline a commencé à pratiquer le métier d’artisan-bijoutier au début des années 1950. Plus tard, vers 1958, mon père est devenu propriétaire de la ferme des Saint-Pierre. Une expédition dans le grenier de la maison avait alors permis d’y trouver une collection du journal L’Action catholique. À 10 ou 12 ans, mon intérêt s’était porté sur le « supplément » et les grandes pages de bandes dessinées, mais il y avait bien d’autres choses dans ce journal à l’époque, des textes de Gérard Ouellet sur Saint-Jean, par exemple, et bien d’autres lectures pour la famille Saint-Pierre. Cette collection de journaux témoignait de son intérêt pour la littérature et l’information.

En 1960, Angéline devient journaliste. Elle se fait embaucher comme correspondante locale pour le Courrier de Montmagny-L’Islet. En fait, il s’agit d’un à-côté, car son gagne-pain demeure la sculpture, mais cette activité aura une influence déterminante sur son avenir. En effet – Angéline ne s’en est jamais cachée –, elle est « autodidacte de A à Z ». L’école du rang et un cours d’enseignement ménager constituaient son bagage scolaire auquel s’étaient ajoutés des cours par correspondance en français et en littérature, la formation acquise comme militante de la JAC et ses nombreuses lectures personnelles. Les reportages et les billets qu’elle signe dans le Courrier prennent alors une importance capitale en lui permettant d’apprivoiser ces formes d’écriture, premier pas vers la rédaction d’ouvrages destinés au grand public.

Ses premiers reportages portent sur les artisans de Saint-Jean et la préparent à l’étape suivante. En 1970, elle entreprend d’écrire la biographie d’un des plus illustres de Saint-Jean, Médard Bourgault, sculpteur. L’ouvrage paraît aux éditions Garneau en 1973 et sera réédité en 1981 chez Fides et en 2000 à la Plume d’oie. Il est suivi, chez Garneau, de trois autres ouvrages: L’œuvre de Médard Bourgault (1976), Émilie Chamard, tisserande (1976) et L’église de Saint-Jean-Port-Joli (1977), ce dernier publié à l’occasion du tricentenaire de la seigneurie. Elle publie ensuite un cahier de la Société historique, intitulé Arthur Fournier, sculpteur au canif (1978), et, aux éditions Laliberté, Eugène Leclerc, batelier miniaturiste (1984).

Angéline-Saint-Pierre -livre MédardAngéline-Saint-Pierre -livre Leclerc

Au milieu des années 1980, Angéline fait une incursion sur le marché des livres pratiques. Elle publie trois livres de recettes: 100 recettes de pain (l’Homme, 1986), Desserts à l’érable (Trécarré, 1987), Biscuits, brioches et beignes (l’Homme, 1987). Mais elle revient vite à ses premiers champs d’intérêt. Même s’il lui faut les éditer elle-même, les livres sortent au rythme d’un par année: C’était hier, en 1994, Rions… la publicité, en 1995, André Bourgault, sculpteur, en 1996, Promenades dans le passé, en 1997, La belle époque, en 1998. Viendront ensuite C’était pendant la Deuxième Guerre mondiale à Saint-Jean-Port-Joli, en 2001, Hommage aux bâtisseurs, en 2003, une réimpression de Promenades sous le titre Saint-Jean-Port-Joli, les paroissiens et l’église, en 2004, Noël et le temps des Fêtes: recueil de textes et iconographie, en 2006,La mode au fil des ans : recueil de textes et de gravures, en 2008 et Les quêteux de mon enfance à Saint-Jean-Port-Joli (qui reprend du contenu d’un titre précédent), en 2013.

Angéline-Saint-Pierre -photo Le Placoteux

(photo Le Placoteux)

Dans une conférence qu’elle donnait en 1984, devant les membres de la Société des écrivains canadiens, Angéline disait:

« La formation qu’on ne peut acquérir sur les bancs de l’école, on la prend ailleurs parfois, et la vie peut aussi nous l’offrir, dans les personnes, dans les événements. De mes parents, je retiens le goût du travail bien fait, et surtout la patience du recommencement. De l’école du rang, je retiens le travail personnel et les deux dictées par jour… utiles, il me semble, pour apprendre à former une phrase… et une institutrice qui, tous les vendredis après-midi, lisait à haute voix un chapitre de livre. Des mouvements de jeunesse, je retiens la poursuite d’un idéal. Et, finalement, du journalisme régional, n’écrire que des choses bonnes et belles. »

En accordant son « Mérite historique régional » à Angéline Saint-Pierre, la Société historique de la Côte-du-Sud a reconnu le mérite d’une personne qui a produit une quinzaine d’ouvrages d’histoire, de nombreux articles de journaux et divers autres textes à caractère historique, le tout, comme elle l’a écrit elle-même, « à force de travail, de recommencement et par amour pour cette forme d’expression ».

Présentes sur les rayons des bibliothèques et dans les maisons de Saint-Jean-Port-Joli, les œuvres d’Angéline Saint-Pierre feront en sorte que sa mémoire sera incontournable dans l’histoire de sa paroisse.

[Ce texte est une adaptation de la présentation faite en 1999 à la Roche-à-Veillon.]

 

Les « Souvenances canadiennes » de l’abbé Casgrain

 (Préface des Souvenances canadiennes de l’abbé Casgrain, texte établi, présenté et annoté par Gilles Pageau.)

Il faut remercier Gilles Pageau d’avoir désobéi à l’abbé Henri-Raymond Casgrain en nous offrant l’édition annotée des Souvenances canadiennes. Le célèbre écrivain de Rivière-Ouelle avait interdit formellement de publier ses mémoires, mais, comme on sait maintenant qu’il a lui-même tenté de les faire éditer, ici et en France, il faut peut-être comprendre que cette proscription s’adressait davantage aux éditeurs (dont il connaissait très bien le métier…) qu’aux chercheurs « qui s’occupent d’histoire ».

Sous le regard « bien veillant » des archivistes, des générations d’ethnologues et d’historiens ont consulté, transcrit et reproduit ces Souvenances qu’on ne pouvait « publier », sauf en pièces détachées. Il était temps, plus de 100 ans après la mort de l’auteur, que cesse cette hypocrisie.

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L’abbé Henri-Raymond Casgrain est une figure dominante de l’histoire littéraire québécoise de la seconde moitié du XIXe siècle. Conteur, biographe, poète, critique littéraire et historien, il a écrit des dizaines d’ouvrages littéraires et historiques, publié des centaines d’articles et édité des milliers d’ouvrages qui ont été donnés en récompense aux écoliers de son époque. Comme auteur, éditeur et animateur d’un réseau littéraire, il s’est dévoué au développement d’une littérature nationale. Son étoile avait pâli, dans le sillage des remises en questions de la Révolution tranquille, mais la critique est revenue ensuite à une appréciation plus juste de ses écrits. Si le ton de ses légendes apparaît toujours suranné, ses ouvrages historiques lui ont valu d’être considéré comme l’un des plus importants « sinon un des meilleurs historiens du Canada français au XIXe siècle » (S. Gagnon).

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Les œuvres complètes de l’abbé Casgrain ont été publiées mais il nous manquait une pièce importante, les Souvenances qu’il a rédigées entre 1899 et 1902. Gilles Pageau a choisi d’en éditer la meilleure part, de son point de vue, celle qu’il estime la plus pertinente pour faire connaître l’auteur, son pays et son époque. Il a élagué plusieurs chapitres contenant la transcription totale ou partielle de plusieurs documents (parfois déjà édités), des lettres et surtout de nombreux récits de voyages à l’extérieur du pays, même si on conviendra, avec Casgrain, que ces derniers ont beaucoup contribué à la formation de sa personnalité.

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Gilles Pageau s’est donc intéressé essentiellement aux souvenances « canadiennes » et a ramené ainsi le mémorialiste à l’essentiel de son projet. En effet, Casgrain raconte, dans son premier chapitre, qu’une amie française lui a inspiré l’idée d’exposer ce qui distingue son peuple des autres, ses mœurs, ses coutumes et ses traditions, « ce qui fait que nous sommes non pas français ni anglais mais bien canadiens ». Comme l’explique Manon Brunet, « Casgrain veut mettre sa plume au service de l’ethnologie et non à celui de la littérature proprement dite »; il écrira à sa correspondante française que ses mémoires auront « une senteur de terroir bien caractérisée ».

Un peu plus de la moitié des 18 chapitres reconstitués par Gilles Pageau portent donc sur le jeune Casgrain et son monde : souvenirs d’enfance, famille, domestiques, études et professeurs, travaux et loisirs campagnards, us et coutumes, personnages typiques, petits incidents et grands événements de son époque sur la Côte-du-Sud. Le chapitre réservé au passage des troupes britanniques à Rivière-Ouelle en 1837 et 1838 est exceptionnel et particulièrement éclairant sur les opinions politiques de la famille de l’auteur.

Quelques pages sur les débuts de la carrière ecclésiastique de Casgrain servent de transition avant les deux chapitres substantiels qui portent sur l’écrivain, l’homme de lettres et l’historien, l’animateur du « mouvement littéraire » qui a réuni les meilleurs auteurs de son époque. Une part importante du chapitre consacré à la littérature est constitué de portraits des écrivains qu’il a fréquentés, dont Taché, Crémazie, Chauveau, Larue, Gérin-Lajoie, Ferland, et particulièrement celui de Philippe Aubert de Gaspé, l’auteur des Anciens Canadiens.

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On permettra au préfacier-historien d’insister sur quelques passages du chapitre consacré à la passion de l’auteur des Souvenances pour l’histoire.

Casgrain considérait « le dédain, le dégoût même qu’inspirait l’histoire du Canada » dans sa jeunesse comme une conséquence de la Conquête :

Pendant les dures années qui suivirent la cession du pays à l’étranger, le petit peuple ruiné et complètement abandonné sur les bords du Saint-Laurent n’eut qu’une pensée, ne vit qu’un moyen de salut : se faire oublier, se replier sur soi-même, vivre à l’écart et se faire en quelque sorte pardonner son existence. On avait vaillamment lutté. Mais, finalement, on avait été vaincu par les maîtres qui nous gouvernaient. Était-il prudent d’éveiller leurs susceptibilités? […] Attendre et se taire parut la tactique la plus sûre. Elle fut suivie, mais il en résulta une timidité, j’ose dire même une pusillanimité, qui pesa longtemps sur les esprits et qu’on eut bien du mal à secouer.

Casgrain utilise des mots qui n’ont plus cours quand il cite Aubert de Gaspé sur ce thème : « Honte à nous, honte à nous qui, au lieu de fouiller les anciennes chroniques si glorieuses pour notre race, nous contentions de baisser la tête sous le reproche humiliant de peuple conquis qu’on nous jetait à la face à tout propos! »

Casgrain remet en question « certaines protestations de loyauté » de Mgr Plessis. Ailleurs, dans le chapitre sur l’émergence de la littérature nationale, il dénonce les interventions de l’Église en politique :

[…] combien notre digne clergé n’en a-t-il pas élevé de ces idoles pour les abattre ensuite l’une après l’autre? […] Ne dirait-on pas que c’est un besoin pour notre bon clergé de se créer des fétiches qu’il dédaigne ensuite et qu’il repousse comme s’il en rougissait? Il est à noter que c’est la politique qui a été la cause première de tous ces emballements successifs. Quand donc notre clergé s’en désintéressera-t-il, ou du moins ne la suivra-t-il que de loin et sans passion? Les leçons récentes venues de Rome seront-elles enfin écoutées?

Ce sont peut-être là des propos que Casgrain aurait voulu réserver aux « esprits éclairés »…

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Il fallait une grande passion envers l’histoire, celle de la Côte-du-Sud en particulier, pour consacrer autant d’heures à l’édition des Souvenances de l’abbé Casgrain. Après avoir transcrit des centaines de pages, Gilles Pageau a multiplié les annotations pour donner aux lecteurs tous les outils nécessaires à la compréhension du contexte des Souvenances canadiennes et des propos de l’auteur.

Casgrain Souvenances

On oublie souvent que cet acteur déterminant dans notre histoire littéraire est issu de la Côte-du-Sud, comme plusieurs autres personnalités littéraires de son époque (les Aubert de Gaspé, Taché, Marmette, Faucher de Saint-Maurice, etc.).

Les mémorialistes qui ont connu cette région au XIXe siècle sont rares. En élargissant le corpus aux autobiographies, on peut ajouter Aubert de Gaspé, Charles Chiniquy, la mère de Casgrain (« Madame Charles-Eusèbe ») et son cousin Alphonse, voire Joseph-Charles Taché (dont les Forestiers et voyageurs sont en partie autobiographiques). Du nombre, seules les Souvenances (et les Mémoires de moindre envergure de son cousin) restaient à éditer. Gilles Pageau s’y est consacré avec une énergie admirable, en espérant l’absolution du « père de la littérature nationale ».

 

La « Bibliothèque clavigraphique » d’Arthur Fournier

Né à Saint-Jean-Port-Joli en 1863, Arthur Fournier a rédigé au « clavigraphe » (ancien nom du dactylographe) un ouvrage intitulé Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli qui contient de nombreuses et précieuses informations sur sa paroisse natale. 

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Cet ouvrage rédigé en 1923 a été édité pour la première fois en 2012 par le Musée de la mémoire vivante. Il se termine par un « catalogue des ouvrages parus » dans la « Bibliothèque clavigraphique ». La liste comprend 35 titres et, sur la page suivante, Fournier annonce qu’il a quatre autres « ouvrages en préparation ».

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Les chercheurs qui ont consulté cet ouvrage dactylographié conservé pendant de nombreuses années au presbytère de Saint-Jean-Port-Joli ont nécessairement été intrigués par ce « catalogue » : si le Mémorial est le 32e de liste, qu’en est-il des autres? La biographe d’Arthur Fournier, Angéline Saint-Pierre (Arthur Fournier, anecdotier, mémorialiste, collectionneur, sculpteur au canif, La Pocatière, Société historique de la Côte-du-Sud, 1978), s’est d’autant plus posé la question qu’elle a trouvé, dans des archives privées, une liste intitulée « Catalogue de ma bibliothèque clavigraphique » contenant 60 titres!

Trente-cinq après la publication de la biographie d’Arthur Fournier, par madame Saint-Pierre, et quelques mois après l’édition du Mémorial, la « Bibliothèque clavigraphique » a été retrouvée à Québec, chez les Frères des écoles chrétiennes qui étaient en train d’élaguer leur bibliothèque. Invité à repérer les livres qui pourraient compléter la collection de la Société historique de Québec, j’ai eu la surprise, à la lettre F, d’ouvrir un volume relié en rouge dont la page de titre était sans équivoque : auteur, titre de la collection, graphisme, tout concordait avec le Mémorial. Le rayon contenait sept autres volumes du même genre. Questionné sur la provenance de ces ouvrages, le responsable de la bibliothèque me conduisit dans un coin du local où une étagère contenait quarante-six autres volumes pour un total de cinquante-trois.

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Expert en documentation, spécialiste notamment des manuels scolaires, Paul Aubin s’était bien demandé qui était cet Arthur Fournier, mais, les livres n’étant pas édités, ils échappaient aux recherches dans les catalogues des bibliothèques. Comment s’étaient-ils retrouvés chez les Frères des écoles chrétiennes? Mon hypothèse était qu’un membre de la communauté, le frère Sigismond, né Achille Chouinard à Saint-Jean-Port-Joli en 1870, aurait recueilli la « bibliothèque » de son co-paroissien mort célibataire.

L’hypothèse se confirma quelques jours plus tard en examinant plus attentivement les ouvrages. L’un d’eux contenait une note intitulée « Joseph-Arthur Fournier » et signée « Jacques de Gaspé », pseudonyme utilisé par le frère Sigismond lorsqu’il a publié Famille Chouinard, Histoire et généalogie, en 1921 :

« Joseph-Arthur Fournier, l’auteur et le compilateur de cinquante-huit volumes dactylographiés dont se compose ce rayon de la bibliothèque centrale, naquit à Saint-Jean-Port-Joli, sur les bords du grand fleuve, en l’année 1866 [sic]. Son père était menuisier et son fils suivit le même chemin. Dès l’âge de onze ou douze ans, Arthur apprend à manier les outils, à fabriquer des meubles, à tailler et à graver des épitaphes en bois.

Devenu adolescent, il s’exerce à la sculpture et nous le voyons exposer dans le parterre de la maison paternelle, des petits bateaux à voiles, des statuettes et plus tard des statues dont la taille augmente avec les années, à partir d’un pied et demi jusqu’à trois ou quatre pieds.

Fournier demeuré célibataire, vivait solitaire dans sa maison et dans sa boutique. Il aimait cependant les arts, l’instruction, les exercices religieux. Bien qu’il demeura [sic] à un bon mille de l’église paroissiale, on le voyait presque tous les matins se rendre à la messe de six heures et demie, portant sous le bras un gros missel vespéral. Le dimanche après-midi, il allait s’asseoir sur un petit rocher en face du fleuve, ayant sous les yeux l’immense nappe d’eau, les montagnes du Nord, et là, il se plaisait à méditer sur l’œuvre de Dieu et les beautés de la nature.

C’est vers 1892 qu’il commença à collectionner des articles de journaux et de revues, pour les classer ensuite par titres et sujets. Chaque série formera plus tard un volume. Entre temps, notre artiste-menuisier a fabriqué une table, un buffet, une bibliothèque de style nouveau genre.

Par ses économies et son travail assidu, Fournier a réussi à s’amasser un capital de près de six mille dollars; mais au jour de son décès, il avait tout distribué, non aux membres de sa famille, mais à certaines institutions, en faveur des enfants infortunés qui désirent arriver au sacerdoce.

C’est le 3 juin 1931 que Joseph-Arthur Fournier me fit cadeau de sa bibliothèque clavigraphique, contenant soixante volumes dont deux n’apparaissent pas sur ce rayon. Ce sont : « Le Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli » et « Un Poète de chez nous » (Élie Bourgault, poète et écrivain). Trois semaines plus tard, le 24 juin 1931, Fournier s’éteignait à l’Hôtel-Dieu de Lévis, muni de tous les secours de la religion. Sa dépouille mortelle fut transportée à Saint-Jean-Port-Joli pour y être inhumée dans le cimetière paroissial, après le chant d’un libera seulement.

Comme la plupart des types de son genre, Fournier fut un personnage d’une forte personnalité, d’une forte originalité, et souvent hanté par l’appétit des hauteurs. Toute sa vie, il a rêvé de faire quelque chose d’immortel. Se plaignant un jour du peu d’instruction qu’il avait reçu dans sa jeunesse, il nous avoua son regret et la demi-déception de ses rêves par ces paroles : « Ceux qui n’ont rien écrit retournent tout entiers à la terre ».

Fournier-épitaphe

Le Mémorial a été déposé par la fabrique de Saint-Jean-Port-Joli aux Archives de la Côte-du-Sud et les ouvrages retrouvés en 2013 sont allés le rejoindre; Un Poète de chez nous est aux Archives nationales et un autre ouvrage, L’album du chanteur, serait aux Archives de folklore de l’Université Laval. Il manquerait donc quatre ouvrages, si le frère Sigismond a bien compté ce qu’il a reçu en 1931.

Page titre (scan 24)

Pour l’histoire de Saint-Jean-Port-Joli, la « Bibliothèque clavigraphique » ne contient évidemment rien de comparable au Mémorial. Six ou sept volumes seulement portent sur des thèmes canadiens ou québécois. Le reste témoigne de la curiosité intellectuelle d’un simple ébéniste autodidacte en milieu rural et de ses intérêts pour la spiritualité, la poésie, l’histoire générale, etc. Comme l’explique le frère Sigismond, Fournier copiait des textes, surtout dans les journaux, les revues et les annales pour se faire des livres qu’il faisait relier, souvent chez Chabot à Québec. À la fin de chaque ouvrage, il indiquait la date et l’heure où il commençait et terminait le travail de saisie. L’ensemble forme environ 30 000 pages. Il faudrait examiner plus attentivement la « bibliothèque » pour voir si Fournier a inséré des textes personnels ailleurs que dans le Mémorial qui est en bonne partie de son cru.