(Allocution livrée lors du dévoilement du monument funériare d’Étienne Chartier à Saint-Gilles le 20 mai 2013)
Comment résumer en cinq minutes la vie d’un personnage aussi complexe que l’abbé Chartier ? Il contesta le régime et fut par conséquent fort contesté lui-même; son ministère pastoral l’a conduit de la Louisiane au cap Breton, en passant par Détroit et le Midwest ; son militantisme politique lui a fait suivre Papineau jusqu’à Paris, et lui a valu d’être surnommé « aumônier des Patriotes ».
Né dans un milieu qu’on dirait aujourd’hui politisé, Étienne Chartier fait de solides études classiques et s’initie au droit auprès des meilleurs avocats de l’époque. Admis au barreau en 1823, il ne pratique pas, dirige brièvement une école à L’Assomption et revient finalement à son premier choix de vocation : la prêtrise.
Il est encore séminariste à Québec quand Charles-François Painchaud l’invite à diriger le nouveau collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Chartier propose un système d’éducation axé sur la liberté et la raison. Le mémoire qu’il soumet au fondateur du collège témoigne de l’importance de l’éducation politique qui, pour les Patriotes, était la voie de la libération. En 1829, il est nommé officiellement directeur du collège et, dans son discours d’inauguration, il surprend son auditoire avec ces commentaires sur les autorités britanniques :
« [...] quel respect devait-on attendre d’eux pour les droits d’une province que leur intérêt particulier et leur orgueil national leur suggéraient de regarder et de traiter en province conquise ? […]
Forts d’une supériorité que leur donnait une plus profonde connaissance des institutions anglaises substituées aux institutions françaises dans le pays, forts surtout d’une éducation supérieure à celle de la masse des Canadiens, qu’est-ce que ceux-ci pouvaient attendre d’eux ? Le mépris, qu’ils ne nous ont pas épargné depuis la conquête.
Qu’est-ce donc qui sauvera le Canada du mépris, de la dégradation, de l’esclavage politique ? L’éducation politique […] ». (fin de la citation)
Cette envolée soulève une tempête. Contrairement à ce que certains auteurs ont pu écrire, le jeune directeur conserve l’appui de Painchaud et de son évêque, mais décide lui-même de quitter ses fonctions peu après.
Commence alors une série de courtes affectations : vicaire à Vaudreuil, curé à Sainte-Martine, à Saint-Pierre-les-Becquets, à Saint-Patrice, à Saint-Benoît. Comme plusieurs collègues, Chartier est surchargé de travail dans des paroisses où les occasions de conflits sont nombreuses.
À Saint-Benoît, il se retrouve dans un des principaux foyers d’agitation politique. Déjà partisan de Papineau et des Patriotes depuis plusieurs années, Chartier est emporté par le mouvement ; il s’engage dans les débats au point de critiquer un mandement de son évêque : il y a, écrit-il, « des cas où le souverain peut perdre son pouvoir, à savoir quand il opprime la religion de son peuple ou quand il viole les lois fondamentales de son État ». À la veille de la bataille de Saint-Eustache, le 13 décembre 1837, il se rend dans cette paroisse pour y haranguer les patriotes mais il a tôt fait de comprendre que la cause est perdue et s’enfuit aux États-Unis.
Suspendu de sa cure de Saint-Benoît, banni par lord Durham, Chartier devient curé de St. Augustine, à Philadelphie, puis de Salina, dans l’État de New York. Il garde le contact avec les leaders patriotes réfugiés à la frontière et participe à la préparation du soulèvement de novembre 1838.
En 1839, Chartier séjourne incognito au Bas-Canada dans l’espoir de raviver la cause, mais l’échec du soulèvement de 1838 et ses conséquences l’incitent à revoir ses positions. Il prend bientôt ses distances avec le groupe de Robert Nelson et tente un rapprochement avec Papineau. Il revient déçu d’une rencontre avec ce dernier à Paris et, profitant de l’arrivée d’un nouvel évêque à Montréal, il décide de rompre avec le mouvement révolutionnaire, de revenir au Bas-Canada et de demander à Mgr Bourget de lui pardonner sa conduite inconvenante pour un prêtre.
Mgr Bourget connaissait Chartier depuis le petit séminaire. Il lui demande de se faire oublier un certain temps. En 1842, l’évêque de Vincennes (en Indiana) lui confie la cure de Madison puis la direction de son grand séminaire. Un différend avec cet évêque amène ensuite l’abbé Chartier en Louisiane où il dessert la paroisse des Avoyelles. Cette fois, il conserve de bonnes relations avec son évêque, mais il s’ennuie et souhaite revenir dans son pays. L’évêque de Québec refuse de le recevoir ; celui de Montréal commence par lui confier la paroisse de Sainte-Anne, à Détroit, et, à la fin de 1845, lui accorde la paroisse Saint-Grégoire, au sud de Montréal.
À son retour d’exil, l’abbé Chartier se désengage des affaires publiques et se consacre à son ministère. Il passe cinq ans à Saint-Grégoire, non sans quelques difficultés, mais sans encourir de reproches de Mgr Bourget qui le transfère néanmoins à Sainte-Philomène en 1850. La même année, Mgr Bourget accepte de l’envoyer auprès des Acadiens du cap Breton, là où Chartier avait bien failli se retrouver après son fameux discours de 1829.
Curé de la paroisse d’Arichat et vicaire général du diocèse, Chartier se retrouve sous l’autorité d’un évêque francophobe qui meurt en 1851 et auquel succède un autre Écossais de la même trempe. L’abbé Chartier prend cette fois la chose avec un certain détachement et sa correspondance est même teintée d’humour. En 1852, il demande sa réintégration dans le diocèse de Québec et obtient la cure de Saint-Gilles-de-Beaurivage.
Enfin heureux, libéré des dettes qui l’ont accablé une bonne partie de sa vie, presque serein, mais brisé par 25 ans de pérégrinations, l’abbé Chartier ne profite pas beaucoup de sa nouvelle obédience. Il meurt le 6 juillet 1853, des suites d’une maladie du foie.
D’après Aegidius Fauteux, « sa mort passa presque inaperçue et quelques-uns seulement des journaux du temps crurent devoir la signaler en quelques lignes brèves ».
« L’humble curé de Saint-Gilles avait certainement mérité mieux que cette indifférence, écrit encore Fauteux. Sans doute, il eut de considérables lacunes […], mais il posséda d’autre part plusieurs des qualités qui font le plus honneur à l’homme. Citoyen, il ne fut peut-être pas d’une profonde sagesse, mais il aima immensément son pays […] ».
N’est-ce pas finalement la qualité essentielle d’un patriote ?
Archives pour la catégorie Histoire
L’Histoire est-elle une matière dangereuse?
Le débat sur l’enseignement de l’histoire a repris. En fait, il n’a jamais vraiment cessé, depuis des décennies. On le constatera en lisant l’ouvrage que Septentrion a publié sur ce sujet l’an dernier (http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/livre.asp?id=3499).
Qu’il y ait plus d’histoire à l’école, on ne s‘y oppose pas trop; c’est quand il est question d’histoire nationale que le « diable est aux vaches ». La nation québécoise a beau avoir été reconnue par Ottawa; l’histoire des nations opprimées, « premières », irlandaises, acadiennes et autres, a beau susciter l’émotion légitime instantanée (sans compter les autres communautés culturelles dont les drames sont « reconnus » par la loi dans certains pays et mis à l’abri de la critique par la rectitude politique dans le nôtre), l’histoire des « personnes dont les ancêtres habitaient la Nouvelle-France » (pour utiliser une description technique) pose toujours problème quand il s’agit de la promouvoir dans les écoles. Toute tentative de consacrer plus de temps à raconter aux écoliers ce qui est arrivé à cette population et à ses descendants depuis 1759 soulève les hauts cris et la peur, comme s’il s’agissait de manoeuvres subversives.
Ce ne sont pas les autres nations ou communautés culturelles qui « partent en peur » mais bien ceux-là même qui pourraient voir LEUR histoire mieux enseignée à l’école. Pourquoi l’histoire de leur propre nation les inquiète-elle? On s’en doute un peu: c’est de la « politique » ou des « vieilles chicaces ».
On verra ce qui arrivera de la campagne menée par la Coalition pour l’histoire (www.coalitionhistoire.org). Pour l’heure, rappelons-nous qu’il fut un temps où l’histoire nationale était présente dans d’autres cours, dont le français (par les exercices de lecture) , et même dans les cours … de récréation avec le salut au drapeau!
On l’enseignait même dans les cours de « calligraphie canadienne ».
Les phrases données en exemple dans le cinquième cahier d’exercice publié par la compagnie Langlais, vers 1900, portaient presque toutes sur l’histoire du Québec et du Canada (21 page sur 24).
Quand on a écrit 15 fois « Haldimand gouverna le pays en despote de 1778 à 1785 », on s’en rappelle!
L’Histoire est têtue
(quelques passages de mes remerciements lors de la remise du prix Étienne-Chartier à Berthier-sur-Mer le 20 mai 2012)
[…] Quand j’ai appris, avec une certaine appréhension, que mon nom était sur la table, j’étais en train de lire une biographie de premier ministre qui a fait un peu de bruit cet hiver et je me suis dit que, si Georges-Hébert Germain pouvait décrire Robert Bourassa comme un « farouche nationaliste », il n’y avait pas de gêne à me qualifier de « patriote »…
J’ai fait carrière dans une institution qui exige de ses employés un devoir de réserve encore plus strict que dans les ministères mais, contrairement à la plupart des fonctionnaires qui travaillent généralement dans l’anonymat, j’ai eu la chance de faire des recherches et de publier de nombreux textes sur notre Parlement, une institution dont les Québécois doivent être fiers, en raison de son ancienneté et de son histoire, même s’il lui arrive de faire des coches mal taillées, comme cette infâme motion contre Yves Michaud qui a mis ma réserve à rude épreuve en 2000.
À l’occasion, je crois avoir influencé le message officiel, donné mon propre « spin », comme on dit dans le jargon politique, à certaines activités parlementaires. Je pense, par exemple, à la présence des patriotes dans la commémoration du bicentenaire du Parlement en 1992. J’avais compris qu’une sorte de consigne plus ou moins explicite voulait qu’on ne parle pas trop de chicanes et de conflits, mais comment parler de l’histoire du parlement sans évoquer les luttes menées par les patriotes, à partir de Pierre Bédard, qu’on a mis en prison sans aucune justification en 1810, jusqu’à ceux qui se sont accommodés de l’union des Canadas, pour finalement obtenir un véritable parlement 40 ans plus tard ? À l’époque des rébellions, la Chambre comptait 90 députés. De ce nombre, deux sont morts, dix se sont exilés, seize ont été emprisonnés. En outre, un conseiller législatif et deux ex-députés ont visité les cachots. Pour une exposition au Musée de la Civilisation, je me suis fait le plaisir de préparer un montage audio-visuel avec les portraits de tous ces parlementaires mis en prison, sans aucune justification valable dans presque tous les cas, simplement parce qu’ils réclamaient de véritables pouvoirs pour les élus. Car, contrairement à ce que prétendait Trudeau, entre autres, les Canadiens français ont dû lutter, de toutes les manières, pour avoir un vrai parlement. Et, contrairement à un autre mythe entretenu plus ou moins malicieusement, ce ne sont pas seulement les Anglais et les Loyalistes réfugiés ici qui ont réclamé un parlement dans les années 1780. Il faudrait trop de temps pour bien expliquer comment des archivistes d’Ottawa, chargés de préparer un recueil de documents relatifs à la constitution, ont « oublié » d’inclure la pétition des Canadiens favorables au Parlement, ne laissant aux innombrables usagers de ces outils documentaires que la pétition des notables qui n’étaient pas en faveur de la mise en place d’une assemblée. Ce n’est pas moi qui ai fait la découverte de cette « omission » mais je me suis assuré qu’elle soit connue.
[…]
Avons-nous tort de nous alarmer, comme nous l’avons fait, par exemple, dans le dossier du Festival d’été ? Est-ce que nous dramatisons l’avenir du français au Québec comme le prétend souvent l’éditorialiste en chef de Power, entre autres ?
L’un des livres qui m’a le plus impressionné dans ma carrière d’éditeur est la monumentale étude que mon ami Yves Roby a consacrée aux Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, ces exilés québécois qui, au tournant des années 1900, possédaient leurs paroisses, leurs écoles, leurs journaux, leurs mutuelles d’assurance, leurs organisations religieuses, sociales et culturelles. J’ai terminé la lecture en me demandant comment les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre ont-ils pu croire que leurs communautés pouvaient durer ? Ils n’avaient pas prévu l’arrivée des médias de masse — cinéma, radio, télévision —, les progrès de l’éducation — qui déplaceraient leurs enfants dans les institutions d’enseignement postsecondaires —, les deux guerres mondiales — qui feraient de leurs vétérans de vrais Américains —, et d’autres facteurs encore qui feraient sauter les frontières de leurs « P’tits Canadas ». En deux générations, ils ont, à toutes fins utiles, perdu leur langue. S’il existe encore des Franco-Américains, c’est parce qu’ils se définissent par leurs origines françaises, et non nécessairement par la langue qu’ils parlent ? Nos grands-parents recevaient la visite de leurs « cousins des États » : en voyez-vous encore souvent ?
J’ai fermé le livre de Roby en me demandant qui seraient les prochains disparus. Les plus menacés sont les francophones minoritaires du Canada, protégés, pense-t-on, par une Loi sur les langues officielles dont l’intégrité n’est pas garantie avec le gouvernement actuel. Au Québec, nous nous croyons à l’abri parce que nous avons NOTRE gouvernement, mais encore faudrait-il que ce dernier prenne au sérieux ses responsabilités en matière linguistique. L’augmentation du nombre de plaintes formulées auprès l’OQLF est sûrement dû, en partie, au dynamisme accru des militants mais ils n’ont pas inventé le problème de l’affichage.
S’il faut peut-être nous accommoder des bannières américaines et canadiennes-anglaises, des Future Shop, Best Buy, Target et autre Winners, de boutiques comme « Cool as a Moose » (apparue en plein Vieux-Québec) et même des « Little Burgundy » (Petite Bourgogne), il n’y a rien de plus affligeant que de voir des Québécois issus des plus vieilles familles du Québec ouvrir des restaurants comme le Jack Saloon et le Wazy Lounge Thaï to go […]
À Saint-Jean-Port-Joli, un village où les gens d’affaires se distinguent souvent avec des noms d’établissements originaux, où nos parents ont lutté autrefois contre les « handicraft », les « vacancy » et les « tourists rooms », avons-nous vraiment besoin que l’OLF laisse un établissement afficher « Artist Cafe » ? Depuis deux ans, Lévis a son restaurant « Fish Bowl » qu’on aurait pu croire ouvert par une chaîne internationale mais c’est plutôt l’œuvre de deux Franco-ontariennes dont les ancêtres sont Lévisiens ; pour ceux qui se souviennent d’avoir participé aux campagnes du « sou de la survivance française » dans leur jeunesse, c’est doublement difficile à digérer, même si c’est du poisson.
Je comprends que le prix Étienne-Chartier m’est attribué d’abord pour mes recherches et mes publications sur la Côte-du-Sud et je profite de l’occasion pour remercier ceux et celles qui m’ont lu et encouragé à écrire sur cette vieille région rurale qui constitue notre petite patrie.
J’ai déploré, il y a bien près de 25 ans, que la Côte-du-Sud ne soit pas, intégralement, de Beaumont à Saint-André, une région touristique officielle et qu’elle ait été noyée dans une association touristique regroupant des sous-régions disparates. À tout prendre, le premier nom de cette région touristique, « Pays de l’Érable », n’était pas si bête alors que « Chaudière-Appalaches », qui évoque la Beauce et une chaîne de montagnes, évacue toute référence à la partie côtière de la région, au fleuve, à ses îles, et, disons-le modestement, à la partie qui est la plus riche du point de vue patrimonial et la plus connue sur le plan touristique.
On pourrait ici multiplier les témoignages. Je n’en retiendrai que deux. On disait, dans le premier guide publié pour les automobilistes québécois, que la route qui mène de Lévis à Rivière-du-Loup traverse « les endroits de villégiature et les stations balnéaires les plus recherchées de la province. […] ». En 1855, dans un livre publié à titre de commissaire du Canada à l’expo universelle de Paris, Joseph-Charles Taché décrivait notre région comme une « magnifique suite d’établissements qui bordent la rive du bas Saint-Laurent, et qui est connue et célèbre dans le pays sous le nom la Côte du Sud ». Je pourrais citer aussi Aubert de Gaspé ou Chauveau, qui décrivait les riches paroisses de la Côte-du-Sud comme « une succession si harmonieuse de tous les genres de paysages imaginables, panorama le plus varié qui soit au monde, et qui ne cesse qu’un peu au-dessus de Québec, où commence à se faire sentir la monotonie du district de Montréal ».
Que le nom « Côte-du-Sud » soit maintenant « inconnu », comme on le prétend sur la foi d’un sondage récent, n’étonne guère : c’est le résultat du message qu’on diffuse depuis plus de trente ans en brandissant un nom, Chaudière-Appalaches, qui l’a pratiquement occulté. C’est donc avec un certain sourire que je verrai la Côte-du-Sud remise à l’honneur avec la nouvelle carte électorale. La nouvelle circonscription ne correspond pas exactement à la région historique (pas encore), mais la vieille Côte-du-Sud recevra une bouffée d’oxygène extraordinaire.
Comme je l’ai souvent dit, l’Histoire est têtue. […]
Je me souviens : une nouvelle pièce au dossier
Une nouvelle pièce s’est ajoutée au dossier du Je me souviens en mai dernier lorsqu’un groupe de descendants d’Eugène-Étienne Taché, architecte de l’Hôtel du Parlement et auteur de la devise, a remis au président de l’Assemblée nationale une lettre collective exposant par écrit, pour la première fois à ma connaissance, la thèse selon laquelle la devise Je me souviens est « un abrégé de l’intégral Je me souviens que né sous le lys je croîs sous la rose, ce texte ayant évidemment dû être abrégé pour être inscrit sur la façade du Parlement ». Les signataires soutenaient aussi que Taché aurait « souvent expliqué » son intention à sa famille; cette « mise au point fut à maintes reprises faite par madame Taché, décédée en 1931, à ses trois filles » et ces dernières « ont transmis cette information à leurs propres enfants ».
Le premier problème avec cette tradition familiale est qu’aucune autre source ne la corrobore.
Aucune des personnes qui ont écrit sur le sujet à l’époque de Taché n’a évoqué l’existence de cet « intégral ». Pourquoi Taché n’en aurait-il pas informé Thomas Chapais, alors président du Conseil législatif et ministre sans portefeuille, ou Ernest Gagnon, secrétaire des Travaux publics, deux hommes qu’il connaissait très bien et qui s’ingéniaient, en 1895 et 1896, à expliquer le sens de la devise? Il leur aurait évité bien des soucis, ainsi qu’à tous les autres qui en ont cherché la source pendant des décennies. Il y a quelque chose qui heurte l’intelligence dans cette idée que seuls les proches de Taché connaissaient ce prétendu « intégral » et en ont préservé le secret pendant presque un siècle. En effet, de la création du Je me souviens, vers 1883, jusqu’à son apparition sur les plaques d’immatriculation, en 1978, on ne trouve aucune source, texte, dictionnaire ou recueil de citations expliquant l’origine et la signification de la devise par cet « intégral » ni d’ailleurs aucune trace écrite de cet « intégral », entre 1908 et 1978, date où une petite-fille de Taché intervient dans The Montreal Star pour dire que Je me souviens est « just part of it ».
Le second problème est que cette croyance est explicitement contredite par des auteurs très crédibles contemporains de Taché.
Dans Le fort et le château Saint-Louis (Montréal, Beauchemin, 1908), après avoir rappelé que Taché a donné au Québec son Je me souviens, Ernest Gagnon écrit qu’on pourrait peut-être lire bientôt « sur un de ses monuments cette autre devise si poétique et si vraie : Née dans les lis, je grandis dans les roses ». Dans un article publié la même année, Gagnon précisait son information : « On a parlé, il y a quelque temps, d’une œuvre d’art représentant une femme, une adolescente gracieuse et belle, symbole de la Nation Canadienne. Cette allégorie de circonstance, qui est encore inédite, devrait être accompagnée de la devise: Née dans les lis, je grandis dans les roses / Born in the lilies, I grow in the roses. »
Le projet de monument ne s’est pas concrétisé, mais Taché a « recyclé » son idée sur la médaille commémorative qu’il a conçue pour le troisième centenaire de la ville de Québec en 1908. On peut en effet y lire : « Née sous les lis, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses ».
La citation la plus convaincante est toutefois celle de David Ross McCord (fondateur du Musée McCord), qui écrivait ceci dans un cahier de notes, vers 1900, sous le titre « French sentiment in Canada » :
[Traduction] « … personne ne peut nier la beauté et la simplicité du Je me souviens d’Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province. D’ailleurs, Taché n’est-il pas aussi l’auteur de l’autre devise, Née dans les lis, je croîs dans les roses, à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n’y a rien là pour favoriser la désunion ».
Ce commentaire établit, sans l’ombre d’un doute, que Je me souviens et Née dans les lis, je croîs (ou grandis) dans les roses étaient deux devises distinctes et ne constituaient pas un « poème » comme plusieurs le prétendent. Mieux encore, les deux devises ont un sens différent et McCord préfère nettement la seconde.
Taché s’est peu exprimé par écrit, mais c’était un homme de goût, instruit et cultivé. Ses deux devises sont bien frappées et il est difficile d’imaginer qu’il soit l’auteur d’une phrase aussi maladroite que « Je me souviens que né sous le lys je croîs sous la rose ». On y trouve notamment une évidente faute de concordance des temps (le verbe croître doit être au passé, je crûs ou j’ai crû) et l’ensemble porte à croire qu’il s’agit d’un collage des deux devises réalisé après la mort de leur auteur (1912).
Par qui et pour quoi? Mystère, mais la note de McCord et l’inconfort qu’elle exprime face à la devise révèlent que cette dernière dérangeait ceux qui la considéraient trop exclusivement francophile; on aurait donc utilisé l’autre devise comme complément, contrepartie ou réplique, ce qui a eu pour effet de donner au Je me souviens un sens très particulier : en effet, la proposition principale du prétendu « intégral » serait « Je me souviens que … je croîs [sic] sous la rose ». Dans ce bricolage, la référence aux origines françaises du Québec (« né sous le lys ») devient une proposition secondaire et la devise ainsi « remaniée » évoque les bienfaits de la Conquête, un détournement de sens qui n’est pas innocent.
Sur la prétendue « excommunication » des patriotes
On retrouve à plusieurs endroits sur Internet l’idée que Chénier, certains patriotes et même les patriotes en général ont été excommuniés par Mgr Lartigue. Sur le site le mieux documenté sur les patriotes, et généralement bien informé, on trouve ce passage d’une notice biographique de Chénier, témoin parmi tant d’autres de la légende largement répandue :
« Le clergé refusa aux familles que leurs morts soient enterrés en terre bénie, en raison de l’excommunication lancée par Mgr Lartigue à l’encontre des rebelles. Cette excommunication a été levée par le synode des évêques québécois en 1987 à l’occasion du cent cinquantenaire de la rébellion et les restes de J.-O. Chénier ont été transférés dans le cimetière catholique de Saint-Eustache. Une statue à Montréal, au carré Viger, et une autre à Saint-Eustache honorent la mémoire d’un homme qui fait figure de héros incontesté » (http://cgi2.cvm.qc.ca/glaporte/1837.pl?out=article&pno=biographie97).
Or, comme l’ont précisé les évêques du Québec en 1987 dans un texte intitulé « Cent cinquantième anniversaire de la révolte de 1837 », et publié notamment dans L’Action nationale, (vol. 77, no 2, oct. 1987, p. 148-150, texte qu’on peut retrouver dans les archives de la revue, http://www.action-nationale.qc.ca/index.php?option=com_wrapper&Itemid=186), les patriotes « n’ont été ni excommuniés ni frappés de quelque censure ecclésiastique que ce soit », mais certains d’entre eux ont été néanmoins sanctionnés:
« À des curés qui demandèrent à leur évêque s’ils pouvaient enterrer dans le cimetière bénit les corps de ceux qui étaient morts les armes à la main, la réponse fut négative. On ne déterra cependant pas ceux qui s’y trouvaient déjà, quoique à un endroit leurs lots furent considérés comme profanes, et non plus bénits ».
Aux descendants de ces patriotes qui demandaient « depuis déjà de nombreuses années que l’on permette l’inhumation des restes des victimes avec leurs proches parents décédés depuis longtemps », les autorités de l’Église de 1987 ont voulu « que cette prière puisse être entendue et exaucée ».
C’est ainsi que les restes de Chénier ont pu être inhumés selon le rite de l’église catholique le 26 juillet 1987. La « levée des sanctions religieuses à l’endroit des patriotes morts au combat », comme l’écrit avec justesse une autre page du site précité (http://cgi2.cvm.qc.ca/glaporte/1837.pl?out=article&pno=monument04) était le fruit des démarches conjuguées des Patriotes du Pays et de la Corporation des fêtes du 150e anniversaire des Patriotes de Saint-Eustache. .