(Allocution prononcée lors du dévoilement du monument le 7 septembre 2019)
Le Musée de Kamouraska pose aujourd’hui un geste de mémoire. Ce monument rappelle le débarquement d’un détachement militaire anglais le 9 septembre 1759 et le début d’une opération de dévastation qui durera huit jours.
Pendant plus de deux siècles, les gens de Kamouraska, et de la Côte-du-Sud en général, sont demeurés dans le brouillard concernant cet événement. Certains doutaient du passage des Anglais dans nos paroisses; d’autres se fiaient au roman de Philippe Aubert de Gaspé; d’autres encore, à la tradition orale. Dans sa monographie sur Kamouraska, Alexandre Paradis laissait entendre qu’il y avait eu une escarmouche près de la route de Saint-Germain, que les soldats anglais avaient exercé des représailles jusque dans l’enceinte du moulin banal, mais que les Canadiens avaient ensuite pris leur revanche. Il qualifiait la chose de « petite invasion ».
Dans ses Anciens Canadiens, Philippe Aubert de Gaspé situait le débarquement à Rivière-Ouelle. Les troupes anglaises, écrivait-il, sont accueillies par « quelques habitants de la paroisse, embusqués sur la lisière du bois » ; elles perdent quelques hommes et le commandant décide alors de se venger en mettant le feu à toutes les habitations.
Ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé. Ce n’est pas parce que les troupes ont été attaquées qu’elles ont tout ravagé. L’incendie de la Côte-du-Sud était prémédité. Plusieurs mois auparavant, Wolfe avait lui-même annoncé au major général Amherst ce qu’on pourrait appeler son « plan B »: (je cite)
« Si, pour cause d’un accident dans le fleuve, de la résistance de l’ennemi, de maladies ou de pertes militaires, nous jugions peu probable que Québec tombe entre nos mains […], je propose que nos canons mettent le feu à la ville, qu’ils détruisent les récoltes, les maisons et le bétail […], et je propose d’expédier en Europe le plus grand nombre possible de Canadiens en ne laissant derrière moi que famine et désolation ».
C’est justement ce qui se produit à la fin de l’été 1759.
Wolfe est alors désespéré. Depuis la fin de juin, l’armée britannique assiège Québec où sont regroupés les hommes en état de combattre. De Pointe-Lévy, Monckton bombarde Québec. Campé sur la rive est de la rivière Montmorency, Wolfe ne sait comment attaquer la ville. Le 31 juillet, il tente vainement de traverser au pied de la chute. Indécis, malade, contesté par ses adjoints, il voit le temps passer et appréhende le moment où il faudra lever le siège et quitter avant l’hiver.
En juin, Wolfe avait invité les Canadiens à demeurer à l’écart du conflit, mais cet avertissement n’a pas eu l’effet souhaité. Son poste et celui de Monckton sont constamment attaqués, à revers, par des vieillards et des enfants. À la mi-juillet, il avait donné jusqu’au 10 août aux habitants pour rentrer tranquillement chez eux.
Sans attendre cette date-butoir, dès le début d’août, Wolfe fait incendier Baie-Saint-Paul et La Malbaie par Goreham qui fait un crochet à la Grande-Anse (Sainte-Anne et Saint-Roch). Quelques paroisses de Lotbinière et toute la côte de Beaupré, de la rivière Montmorency jusqu’au cap Tourmente, sont aussi incendiées. Au début de septembre, il ne reste que la Côte-du-Sud à brûler.
***
Grâce à la découverte du rapport du major George Scott et des mémoires de deux soldats, Pearson et Perry, on sait maintenant, assez exactement, ce qui s’est passé sur la Côte-du-Sud où il ne restait que les femmes, les enfants, les vieillards et quelques hommes en état de combattre, tous les miliciens ayant été regroupés à Québec.
Embarqué à Pointe-Lévy le 1er septembre, le détachement descend à l’île Madame. Scott y laisse la moitié des hommes, sous les ordres de Goreham, avec instruction de débarquer le 9 septembre à la rivière du Sud (Saint-Thomas). Scott arrive devant Kamouraska le 7 septembre.
Le débarquement proprement dit commence le dimanche 9 septembre, à deux heures et demie du matin. Douze heures plus tard, le détachement se regroupe à environ trois milles à l’est de l’ancienne église de Kamouraska et sort victorieux d’une escarmouche au cours de laquelle un soldat est tué et un autre blessé. Chez les habitants, l’affrontement aurait fait un mort et deux blessés. Avec cinq prisonniers, le détachement se dirige ensuite vers l’église de Kamouraska et brûle 56 maisons sur son chemin.
Le soldat Perry faisait probablement partie du premier groupe débarqué dans la nuit du 8 septembre et chargé de la mission de renseignement. Dans ses mémoires, cinquante ans plus tard, il se souvient avoir ramené à bord « un grand nombre de cochons, d’oies et de volailles » et d’avoir trouvé, dans une maison, « de grandes réserves de provisions de toutes sortes dont beaucoup de saumon mariné », ce qui leur fournit de quoi se faire un bon dîner.
Le 10 septembre, les hommes de Scott incendient 109 maisons à Kamouraska.
Le 11, le détachement détruit 121 maisons en se rendant à l’église de Rivière-Ouelle. Kamouraska aurait donc perdu environ 225 maisons en trois jours. C’est beaucoup puisque le recensement de 1762 donne environ 135 familles dans cette paroisse. Scott n’aurait rien épargné. Peut-être utilise-t-il le terme « houses » pour désigner autre chose que des habitations. Dans son bilan final, il parle de « good buildings ». Ses statistiques peuvent aussi être imprécises.
Le soldat Perry donne des détails sur le modus operandi des troiupes : (je cite)
[traduction] Le gros du détachement remontait le fleuve en incendiant et en détruisant tout sur son passage : notre compagnie les suivait à quelque distance, en rassemblant le bétail, les moutons et les chevaux, et en mettant le feu aux bâtiments isolés, etc. Nous marchions ainsi au rythme d’environ douze milles par jour. Tous les six milles, nous trouvions une église en pierre et nous nous arrêtions habituellement dans l’une pour prendre notre dîner et dans la suivante pour le souper, et ainsi de suite. Nous vivions bien, mais notre travail était ardu vu qu’il nous fallait grimper des collines et enjamber des clôtures à longueur de journée. Nous nous mettions en marche dès la barre du jour dans le but de faire des prisonniers, ce dont nous étions rarement privés. Nous subissions souvent des tirs ennemis et plusieurs des nôtres furent tués ou blessés lors de ces excursions. Quand il nous fallait traverser un pont, [les Français] le détruisaient, se cachaient sur l’autre rive et tiraient sur nous à l’improviste. »
Perry exagère un peu les pertes anglaises et le nombre de leurs prisonniers, car Scott mentionne seulement deux morts dans son camp et quinze prisonniers; Perry a cependant raison de dire qu’il y a eu plusieurs embuscades.
En route vers Rivière-Ouelle, les Anglais tombent justement dans une embuscade mais ils s’en tirent avec un seul blessé. Ils s’installent encore une fois à l’église.
Le 12 septembre reviennent sur leur pas et brûlent 55 maisons, entre le cap au Diable et la rivière Ouelle.
Le 13, nouvelle embuscade et 216 maisons brûlées en remontant la rive est de la rivière Ouelle.
Le 14, 241 maisons brûlées entre Rivière-Ouelle et Saint-Roch. Trois Canadiens sont tués dans une autre escarmouche.
Le 15, Scott fait dévaster l’arrière-pays de Saint-Roch et en ramène des bestiaux. En fin d’après-midi, pendant que ses hommes se reposent, il reçoit l’ordre de revenir à Québec. Il est cependant convenu de marcher encore quelques lieues vers un endroit où l’embarquement sera plus facile.
Le 16 septembre, la troupe marche de Saint-Roch jusqu’à l’anse à Gilles. Elle incendie 140 maisons, perd un homme dans une escarmouche et capture six femmes et cinq enfants. Le vent d’ouest empêche l’embarquement. La troupe campe vraisemblablement à l’anse à Gilles.
Le lendemain matin, c’est la marée qui empêche les vaisseaux de s’approcher tôt le matin, et on profite du délai pour brûler 60 maisons entre l’anse à Gilles et Cap-Saint-Ignace.
Dans son bilan, Scott écrit que ses hommes ont incendié près de 1000 « bons bâtiments », soit vraisemblablement la quasi totalité des maisons du bord de l’eau. Il ramène quinze prisonniers, revendique cinq morts chez les Canadiens et compte deux morts et quatre blessés dans ses rangs.
Pendant cette semaine tragique, les Sud-côtois ont résisté dans la mesure de leurs moyens, multipliant les embuscades sur le chemin des incendiaires. L’Histoire retiendra le nom de Charlotte Ouellet qui a pris les armes avec d’autres femmes à Sainte-Anne. Dans la région de L’Islet, les hommes de Scott ont fait six prisonnières qui sont probablement aussi des résistantes.
***
Jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’y avait pratiquement pas de lieux de mémoire consacrés à l’incendie de la Côte-du-Sud. À Beaumont, une plaque rappelait succinctement (17 mots) que Monckton s’était emparé de l’église et y avait affiché le placard de Wolfe invitant la population à demeurer neutre.
Le 24 juin 1997, on a inauguré, devant l’édifice municipal de Saint-Jean-Port-Joli, un obélisque conçu par Armand Robitaille qui salue le courage des familles de la Côte-du-Sud qui se sont relevées après le ravage de leurs propriétés.
Le 13 septembre 2009, on a dévoilé à Montmagny un monument qui rappelle la mort du seigneur Jean-Baptiste Couillard et de ses trois compagnons, tous tués le 14 septembre 1759, « par les Anglais » dirigés par Goreham. L’œuvre de Lucie Garant représente la silhouette d’un homme blessé mais résistant.
Le monument que nous dévoilons aujourd’hui constituera une pièce essentielle dans le parcours mémoriel qui s’est bâti depuis une vingtaine d’années. Ces monuments à Kamouraska, Saint-Jean-Port-Joli et Montmagny marquent des moments forts de cette semaine de septembre 1759. À chaque endroit, les touristes et les gens d’ici auront une occasion de se souvenir et seront incités à apprendre davantage sur ce chapitre de notre histoire.