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Le désarmement des miliciens de la Côte-du-Sud en décembre 1759

Après la capitulation de Québec, en septembre 1759, les forces françaises se retirent du côté de Montréal, laissant un avant-poste à la rivière Jacques-Cartier, et les Britanniques, majoritairement, s’embarquent pour le retour en Angleterre. De son côté, James Murray installe ce qui lui reste de troupes à Québec et se prépare à affronter l’hiver en attendant la prochaine campagne militaire. Parmi ses préoccupations figure la nécessité d’assujettir la population qui se trouve théoriquement sous son contrôle, soit celle qui habite les rives du Saint-Laurent autour de Québec et en aval. À cette fin, en novembre 1759, il organise une expédition visant à désarmer les habitants de la Côte-du-Sud et à leur faire prêter serment à la couronne britannique.

La mission de James Leslie

L’Année des Anglais a donné les grandes lignes de cette mission avec les informations alors disponibles tirées des journaux de John Knox et de James Murray[1].

Murray aurait voulu procéder à cette opération plus tôt dans l’automne mais la coupe du bois, le mauvais temps et le manque de raquettes l’en ont empêché[2]. Il donne finalement ses ordres le samedi 24 novembre :

[traduction] Un capitaine, six lieutenants, des sous-officiers en proportion et 190 soldats se tiendront prêts à partir mardi, à l’aube; chaque homme aura cinquante cartouches et trois pierres à fusil; chacun aura aussi une paire de mitasses, une paire de souliers de rechange, une bonne paire de bas de rechange, un gilet chaud, une bonne couverture et une paire de mitaines chaudes. Ce détachement sera composé de jeunes hommes agiles, les mieux préparés à supporter la fatigue; les officiers commandants sont priés de laisser aller les volontaires, s’ils sont de taille pour cette corvée […][3].

La rigueur de l’hiver et le manque de couvertures, de raquettes et de carrioles sont tels qu’aucun officier n’accepte de participer, volontairement, à cette mission. Le lendemain, Murray complète ses ordres aux personnes choisies :

[traduction] J’ai ordonné que chaque membre du détachement désigné ce matin reçoive de son quartier-maître quatorze livres de pain et sept livres de porc, et que le quartier-maître-chef de chaque corps se présente à la cour du palais, demain matin à dix heures, pour recevoir le nécessaire pour cet ordre. Le gouverneur étant informé que plusieurs officiers ont des raquettes, il espère que ces messieurs les remettront au quartier-maître-général adjoint, pour l’usage de tous, jusqu’à ce qu’on en fabrique un nombre suffisant pour la garnison[4].

Le détachement est placé sous la direction de James Leslie, un capitaine du l5th Regiment of Foot. Sa mission consiste à descendre sur la Côte-du-Sud, « [traduction] aussi loin qu’il y a des établissements, pour soumettre les habitants et faire respecter les ordres du gouverneur au sujet de leur conduite future[5] ». Le serment prescrit était le suivant : « [traduction] Je promets et je jure devant Dieu solennellement que je serai fidèle à sa Majesté britannique le roi George second, que je ne porterai point les armes contre lui et que je ne donnerai aucun avertissement à ses ennemis qui lui puisse en aucune manière nuire[6] ».

La mission du capitaine Leslie se déroule au cours d’un mois de décembre très froid. Le détachement revient à Québec le 25 décembre. Dans son rapport à Murray, Leslie note que tous ses hommes ont souffert d’engelures, dont deux gravement, et qu’il n’a pas été capable de se rendre aussi loin que souhaité « [traduction] parce que les paroisses d’en bas ont été entièrement incendiées et qu’on ne pouvait y loger les troupes[7] ».

Le journal de Montresor

S’agissait-il d’un prétexte imaginé par des hommes frustrés d’avoir été désignés pour une mission désagréable ? Un document repéré par l’historien Yves Hébert vient corroborer positivement les affirmations de Leslie. Il s’agit d’un journal du capitaine John Montresor (1736-1799)[8], alors ingénieur militaire, qui a probablement échappé à l’attention des historiens de la Côte-du-Sud à cause d’une erreur « technique » de son éditeur.

Conservés dans les archives familiales en Angleterre, les journaux des Montresor père et fils ont été édités par la Société historique de New York en 1882[9]. Ceux du fils couvrent les années 1751-1778. Il y a un journal du siège de Louisbourg en 1758 (p. 151-187), le « Journal of a rout from Louisbourg to Lake Labrador [lacs Bras d’Or, Cap-Breton][10] » au printemps 1759 (p. 188-195), puis le journal du siège de Québec durant l’été 1759 (p. 196-236). On s’attendrait à ce que le journal intitulé « John Montresor’s Scout in 1759 » soit le suivant, puisque cette mission s’est déroulée en novembre et décembre 1759, mais l’éditeur l’a placé AVANT le journal du siège de Québec, en « annexe » au journal de la mission aux lacs Bras d’Or, et l’a situé en Acadie!

L’expédition de décembre 1759 sur la Côte-du-Sud

Le journal de Montresor permet de suivre l’expédition au jour le jour. Un premier contingent traverse à Pointe-Lévy le 30 novembre, le reste, le lendemain. Murray a-t-il trouvé les 190 hommes désirés? Chose certaine, il lui faut au moins trois sloops pour les faire traverser.

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La Côte-du-Sud  (partie est) sur une carte de Nicolas Bellin, 1761 (BANQ-Q).

Un capitaine de milice est chargé d’inviter les habitants à se rassembler à l’église le 1er décembre afin de prêter le serment d’allégeance et déposer leurs armes. Les habitants sont aussi « examined », ce qui correspond probablement à une sorte de revue ou de recensement. Murray veut savoir combien de personnes sont en état de porter les armes. La « carte de Murray » (qui sera en fait dressée par Montresor), mentionnera, pour chaque paroisse, la population et le nombre de miliciens.

À partir du 3 décembre, Montresor dirige la douzaine de rangers qui précédent le détachement dans sa route vers l’est. Montresor fait de la reconnaissance (scouting) avec cette garde avancée (advanced guard) : il identifie les endroits où les hommes pourront loger (généralement dans des maisons près de l’église) et demande aux capitaines de milice (il y a parfois plus d’une compagnie dans la paroisse) de rassembler les habitants le lendemain pour le serment, le dépôt des armes et l’examen. On procède ainsi à Beaumont (3-4 décembre), Saint-Michel (5-6), Saint-Charles (7-8), à Saint-Vallier (10-11), Berthier (12-13), Saint-François (13-14) et Saint-Pierre (14-15). Carte de Murray-St-Thomas réduite-

Saint-Thomas sur la carte de Murray en 1762; dans le coin inférieur gauche, l’église de Saint-Pierre-du-Sud (BAC).

Le 16, une tempête de neige immobilise la troupe à Saint-Pierre. Le 17, on marche vers Saint-Thomas où deux compagnies de milice prêtent serment, mais la troisième ne peut être rassemblée au complet, « [traduction] étant toute dispersée parce que les maisons [de ses membres] ont été incendiées à la pointe à la Caille ».

La suite du paragraphe concernant Saint-Thomas n’est pas évidente : « The village of St Thomas burnt only on the River St Laurent, that on the South River Entire: the families in each house » qu’on peut traduire par « Le village de Saint-Thomas brûlé seulement sur le fleuve Saint-Laurent, celui sur la rivière du Sud complet: les familles dans chaque maison ».

Ce passage a été soumis aux archéologues Richard Lavoie et Philippe Picard et il apparaît que l’explication la plus probable est la suivante : en septembre, les troupes de Goreham ont détruit entièrement les habitations de Saint-Thomas situées en bordure du fleuve, soit à la pointe à la Caille (où se trouvait l’église à l’époque) et à l’embouchure de la rivière du Sud (où se trouvaient les propriétés seigneuriales, manoir et moulin).  Carte de Murray-pte à la Caille (2)

La pointe à la Caille, avec son église, et, à droite, l’embouchure de la rivière du Sud où se trouvait le moulin seigneurial (détail de la carte de Murray, BAC).

Par contre, les habitations échelonnées le long de la rivière du Sud ont été épargnées; c’est la partie de la paroisse qui est identifiée sous le nom de « villige a la Callie » (« village à la Caille »), à l’ouest du rocher de la Chapelle, sur la carte de Murray, là où la troupe de Leslie, qui arrivait de Saint-Pierre, a vraisemblablement fait prêter serment aux deux premières compagnies de milice.

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Le village à la Caille, sur la rivière du Sud (détail de la carte de Murray, BAC).

C’est la première fois, en plus de 15 jours d’opération, que la troupe de Leslie est confrontée à cette situation. Les ravages ont été importants à Saint-Thomas, mais circonscrits; les maisons qui restent sont encombrées, on ne peut y loger la troupe, les hommes souffrent d’engelures et on retourne à Saint-Pierre le même jour.

Le 18, les hommes de Leslie descendent à Berthier, le 19, ils couchent à Saint-Michel, et, le 20, ils se rendent à Pointe-Lévy, où la manque de canots retarde la traversée au lendemain.

Leslie devait savoir que les paroisses situées à l’est de Saint-Thomas avaient été ravagées au début de septembre. Le rapport du commandant de cette opération mentionnait « 998 bons bâtiments » détruits entre le 9 et le 17, aussi bien dire la quasi-totalité des résidences, du premier rang du moins, de Kamouraska à Cap Saint-Ignace[11]. Pour sa part, Goreham n’a pas laissé de rapports sur ses activités à Saint-Thomas mais on sait qu’il est débarqué le 9 septembre et que ses hommes étaient encore « au travail » à l’ouest de la rivière du Sud le 14[12].

Du 9 au 14 septembre, Scott a brûlé Kamouraska, Rivière-Ouelle, Sainte-Anne et une partie de Saint-Roch. Pendant la même période, avec le même nombre d’hommes, Goreham est resté collé à Saint-Thomas, avec, peut-être, une pointe du côté de Berthier, comme le laisse entendre un message livré à l’amiral Saunders le 13 septembre [13].

Que s’est-il donc passé? Goreham aurait-il fait face à une opposition mieux organisée? Cette hypothèse viendrait appuyer l’idée que le seigneur Couillard et ses trois compagnons n’ont pas été tués en revenant de la bataille du 13 septembre, mais qu’ils étaient plutôt là pour assurer la défense de la seigneurie. Cet affrontement du 14 septembre n’a peut-être pas été le seul. Scott mentionne quelques escarmouches entre Kamouraska et Cap Saint-Ignace; il serait étonnant que les gens de Saint-Thomas aient laissé les Anglais brûler leurs propriétés sans réagir, mais on ne trouve aucun rapport de Goreham.

***

Dans une lettre datée du 24 décembre, Murray fait le point sur cette opération :

[traduction] J’ai fait prêter serment de fidélité à tous les habitants du « bas Canada[14] », et leurs armes sont sous notre garde; ils se sont bien conduits et, comme ils ont toutes les raisons d’être satisfaits de nous, je suis convaincu qu’ils sont heureux du changement[15].

À moins qu’une autre mission nous ait échappé, Murray exagère un peu en disant avoir fait prêter serment « à tous les habitants » puisque Leslie n’est pas descendu en bas de Saint-Thomas. Quant au degré de bonheur de la population, il reste encore aujourd’hui difficile à évaluer. Il ne fait pas de doute que les habitants aspirent à la paix. Ils se replieront sur leurs terres, rassurés par les « Articles de la capitulation de Québec » qui maintiennent leurs droits de propriété et le libre exercice de leur religion. Ils ne craignent pas vraiment la déportation; les nombreux Acadiens réfugiés sur la Côte-du-Sud peuvent témoigner qu’ils ont pu vivre pendant plus de quarante sous la domination anglaise en Acadie (1713-1755) et qu’ils n’ont été déportés qu’au moment où leur « neutralité » est devenue intolérable pour les Anglais, au début de la guerre.

Avec le développement de la colonie, l’évolution démographique, la création des institutions parlementaires, le développement de l’administration publique, des communications et de l’économie marchande, les effets de la conquête apparaîtront différemment. C’est ce que Tocqueville a ressenti lors de son passage à Québec en 1831, et surtout après avoir entendu le baragouinage juridique anglicisé dans une cour de justice : « Je n’ai jamais été plus convaincu qu’en sortant de là que le plus grand et le plus irrémédiable malheur pour un peuple c’est d’être conquis ».

PS: merci à Yves Hébert pour le document, Jude Deschênes pour la traduction et les archéologues Lavoie et Picard pour l’interprétation des passages sur Saint-Thomas.


[1] Gaston Deschênes, L’Année des Anglais, troisième édition revue et augmentée, Québec, Septentrion, 2009, p. 94-96.

[2] James Murray, Journal of the siege of Québec, Québec, LHSQ, 1871, p. 12 (« Historical Documents », 3rd series).

[3] John Knox, An historical journal of the campaigns in North America for the years 1757, 1758, 1759 and 1760, vol.1, Toronto, 1914-1916, p. 284.

[4] Ibid., p. 285.

[5] Ibid., p. 293.

[6] Murray papers, vol. 1, Letters Book, 1759-1760, p. 15 cité par Louis-Philippe Bonneau, Un curé et son temps: Pierre-Laurent Bédard, Saint-François-de-la-Rivière-du-Sud, La Pocatière, SHCS, 1984, p. 89-90.

[7] Murray, Journal…, p. 15.

[8] R. Arthur Bowler, « Montresor, John », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 23 déc. 2019, http://www.biographi.ca/fr/bio/montresor_john_4F.html.

[10] Montresor dirige alors une troupe qui cherche des fugitifs acadiens dans le secteur des lacs Bras d’Or.

[11] L’Année des Anglais, op. cit., p. 62-80.

[12] Ibid., p. 76.

[13] Ibid., p. 76-77.

[14] « Lower Canada », c’est-à-dire la région autour et en aval de Québec.

[15] Knox, op. cit., p. 336.

Québec, ville huronne?

Dans Le Soleil du 28 octobre dernier, Gilles Drolet dénonçait longuement les « contorsions historiques indéfendables » avancées par le chef Konrad Sioui et la nation huronne-wendat (« Québec, Lévis et l’île d‘Orléans, villes huronnes? »  https://www.lesoleil.com/opinions/point-de-vue/quebec-levis-lile-dorleans-villes-huronnes–435a3e5b25da49e1499a18a43e5ed18c ).

Il contestait en particulier l’idée que le troisième lien serait construit sur un « territoire traditionnel » des Hurons, le « Nionwentsïo », occupé par ces derniers « depuis des millénaires » et s’étendant de Gaspé à Hochelaga en passant par Stadaconé, village « huron » dont le chef Thonnakona (Donnacona) aurait accueilli Jacques Cartier en 1535.

Il considérait indiscutable que le « pays des Hurons » se trouvait en fait en Ontario, près du lac qui porte leur nom, et que ses habitants l’ont quitté pour se réfugier à Québec en 1650. Quant au « fameux sauf-conduit de 1760 du général James Murray », qu’on a transformé en « traité huron-britannique », il ne donne aucune prise à une revendication territoriale, comme on peut le constater en lisant le jugement de la Cour suprême.

Ce long texte, appuyé sur des sources historiques, ethnologiques et archéologiques, n’a pas suscité de réplique dans les médias de Québec. Le sujet aurait pourtant bien mérité une discussion. À Montréal, sur un sujet similaire (« Montréal, territoire mohawk non cédé »), plusieurs points de vue ont été exprimés par des spécialistes qui ont quasi unanimement mis en doute la prétention mohawk*. Le Soleil en a parlé, en concluant, lui-aussi, que cette prétention était douteuse, pour le moins (https://www.lesoleil.com/actualite/verification-faite-montreal-territoire-mohawk-ac25827f59199aebd1b524b19532c472), mais n’a pas fait le même exercice de vérification pour le territoire huron, sauf pour la seigneurie de Sillery dans un texte de François Bourque (https://www.lesoleil.com/actualites/chasse-croise-en-terre-huronne-507fe38a359db4d8dc1cc7b5f1fbb43b?utm_source=dlvr.it&utm_medium=facebook).

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Il est intéressant d’aller voir ce qu’en pensait Marguerite Vincent Tehariolina, l’auteure du classique La nation huronne édité la première fois par Le Pélican en 1984 et réimprimé par le Septentrion en 1995, toujours préfacé par le grand chef Max Gros-Louis. Cet ouvrage (épuisé) était le résultat de plus de trente ans de recherches.

Le chapitre IV de l’ouvrage est intitulé « L’exode des Hurons vers une nouvelle patrie ». Il rappelle que 300 Hurons ont « quitté l’Huronnie [sic] » en 1650 et furent « accueillis, nourris et vêtus par les Ursulines, les Hospitalières et les Jésuites » (58). Une adresse prononcée par le grand chef Picard devant la reine en 1959 précise que « plus de trois siècles se sont écoulés depuis que nos ancêtres ont quitté leur pays après mille vicissitudes et se sont réfugiés sous les canons de la ville de Québec d’alors » (338).

Le chapitre XXIV de l’ouvrage traite des « Hurons illustres ». Le plus ancien est Dagandawida (305), « Huron natif de la Baie de Quinté, au pied du lac Ontario » (dont les dates de naissance et de décès ne sont pas mentionnées); le suivant est Kondiaronk, l’un des plus célèbres signataires de la Grande Paix de Montréal en 1701 (306). On passe ensuite à divers personnages des XIXe et XXe siècles, des prêtres et des chefs hurons, dont Ludger Bastien qui est identifié tantôt comme « premier député huron » (317), tantôt comme « premier métis siégeant au parlement » (318) Le chef « huron » Thonnakona-Donnacona qui aurait accueilli Jacques Cartier en 1535? Pas un mot. Ni pour Stadaconé comme « village huron ».

Aucune des nombreuses adresses aux autorités britanniques reproduites dans cet ouvrage (329-338) ne fait état d’un quelconque « traité huron-britannique »; Marguerite Vincent n’en parle pas non plus dans son texte qui ne dit à peu près rien de la guerre de la Conquête. Dans son chapitre XIII, intitulé « Situation économique des Hurons vers le XVIIIe siècle et défense des Hurons pour conserver leur territoire » (135 et ss.), elle mentionne à deux reprises (142 et 145), sans jamais le qualifier de « traité », l’existence du « certificat de protection du Général Murray » donné le 5 septembre 1760, trois jours avant de la capitulation de Montréal (8 septembre), au « chef de la tribu des Hurons [venu] pour se soumettre au nom de sa nation à la Couronne Britannique » et conclure une sorte de « paix séparée ».

Bref, entre le contenu de l’ouvrage de Marguerite Vincent et ce que Gilles Drolet appelle la « nouvelle auto-histoire imaginée par les Hurons », il y a des différences notables et une volonté de réécriture.

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*La Société historique de Montréal a organisé une table ronde sur le sujet mais la personne qui devait apporter le point de vue mohawk s’est finalement désistée.

Un monument à Kamouraska pour rappeler « l’année des Anglais » (1759)

(Allocution prononcée lors du dévoilement  du monument le 7 septembre 2019)

Le Musée de Kamouraska pose aujourd’hui un geste de mémoire. Ce monument rappelle le débarquement d’un détachement militaire anglais le 9 septembre 1759 et le début d’une opération de dévastation qui durera huit jours.

Monument Kamouraska-photo B. Généreux 3

Pendant plus de deux siècles, les gens de Kamouraska, et de la Côte-du-Sud en général, sont demeurés dans le brouillard concernant cet événement. Certains doutaient du passage des Anglais dans nos paroisses; d’autres se fiaient au roman de Philippe Aubert de Gaspé; d’autres encore, à la tradition orale. Dans sa monographie sur Kamouraska, Alexandre Paradis laissait entendre qu’il y avait eu une escarmouche près de la route de Saint-Germain, que les soldats anglais avaient exercé des représailles jusque dans l’enceinte du moulin banal, mais que les Canadiens avaient ensuite pris leur revanche. Il qualifiait la chose de « petite invasion ».

Dans ses Anciens Canadiens, Philippe Aubert de Gaspé situait le débarquement à Rivière-Ouelle. Les troupes anglaises, écrivait-il, sont accueillies par « quelques habitants de la paroisse, embusqués sur la lisière du bois » ; elles perdent quelques hommes et le commandant décide alors de se venger en mettant le feu à toutes les habitations.

Ce n’est pas vraiment ce qui s’est passé. Ce n’est pas parce que les troupes ont été attaquées qu’elles ont tout ravagé. L’incendie de la Côte-du-Sud était prémédité. Plusieurs mois auparavant, Wolfe avait lui-même annoncé au major général Amherst ce qu’on pourrait appeler son « plan B »: (je cite)

« Si, pour cause d’un accident dans le fleuve, de la résistance de l’ennemi, de maladies ou de pertes militaires, nous jugions peu probable que Québec tombe entre nos mains […], je propose que nos canons mettent le feu à la ville, qu’ils détruisent les récoltes, les maisons et le bétail […], et je propose d’expédier en Europe le plus grand nombre possible de Canadiens en ne laissant derrière moi que famine et désolation ».

C’est justement ce qui se produit à la fin de l’été 1759.

Wolfe est alors désespéré. Depuis la fin de juin, l’armée britannique assiège Québec où sont regroupés les hommes en état de combattre. De Pointe-Lévy, Monckton bombarde Québec. Campé sur la rive est de la rivière Montmorency, Wolfe ne sait comment attaquer la ville. Le 31 juillet, il tente vainement de traverser au pied de la chute. Indécis, malade, contesté par ses adjoints, il voit le temps passer et appréhende le moment où il faudra lever le siège et quitter avant l’hiver.

En juin, Wolfe avait invité les Canadiens à demeurer à l’écart du conflit, mais cet avertissement n’a pas eu l’effet souhaité. Son poste et celui de Monckton sont constamment attaqués, à revers, par des vieillards et des enfants. À la mi-juillet, il avait donné jusqu’au 10 août aux habitants pour rentrer tranquillement chez eux.

Sans attendre cette date-butoir, dès le début d’août, Wolfe fait incendier Baie-Saint-Paul et La Malbaie par Goreham qui fait un crochet à la Grande-Anse (Sainte-Anne et Saint-Roch). Quelques paroisses de Lotbinière et toute la côte de Beaupré, de la rivière Montmorency jusqu’au cap Tourmente, sont aussi incendiées. Au début de septembre, il ne reste que la Côte-du-Sud à brûler.

***

Grâce à la découverte du rapport du major George Scott et des mémoires de deux soldats, Pearson et Perry, on sait maintenant, assez exactement, ce qui s’est passé sur la Côte-du-Sud où il ne restait que les femmes, les enfants, les vieillards et quelques hommes en état de combattre, tous les miliciens ayant été regroupés à Québec.

Embarqué à Pointe-Lévy le 1er septembre, le détachement descend à l’île Madame. Scott y laisse la moitié des hommes, sous les ordres de Goreham, avec instruction de débarquer le 9 septembre à la rivière du Sud (Saint-Thomas). Scott arrive devant Kamouraska le 7 septembre.

Le débarquement proprement dit commence le dimanche 9 septembre, à deux heures et demie du matin. Douze heures plus tard, le détachement se regroupe à environ trois milles à l’est de l’ancienne église de Kamouraska et sort victorieux d’une escarmouche au cours de laquelle un soldat est tué et un autre blessé. Chez les habitants, l’affrontement aurait fait un mort et deux blessés. Avec cinq prisonniers, le détachement se dirige ensuite vers l’église de Kamouraska et brûle 56 maisons sur son chemin.

Le soldat Perry faisait probablement partie du premier groupe débarqué dans la nuit du 8 septembre et chargé de la mission de renseignement. Dans ses mémoires, cinquante ans plus tard, il se souvient avoir ramené à bord « un grand nombre de cochons, d’oies et de volailles » et d’avoir trouvé, dans une maison, « de grandes réserves de provisions de toutes sortes dont beaucoup de saumon mariné », ce qui leur fournit de quoi se faire un bon dîner.

Le 10 septembre, les hommes de Scott incendient 109 maisons à Kamouraska.

Le 11, le détachement détruit 121 maisons en se rendant à l’église de Rivière-Ouelle. Kamouraska aurait donc perdu environ 225 maisons en trois jours. C’est beaucoup puisque le recensement de 1762 donne environ 135 familles dans cette paroisse. Scott n’aurait rien épargné. Peut-être utilise-t-il le terme « houses » pour désigner autre chose que des habitations. Dans son bilan final, il parle de « good buildings ». Ses statistiques peuvent aussi être imprécises.

Le soldat Perry donne des détails sur le modus operandi des troiupes : (je cite)

[traduction] Le gros du détachement remontait le fleuve en incendiant et en détruisant tout sur son passage : notre compagnie les suivait à quelque distance, en rassemblant le bétail, les moutons et les chevaux, et en mettant le feu aux bâtiments isolés, etc. Nous marchions ainsi au rythme d’environ douze milles par jour. Tous les six milles, nous trouvions une église en pierre et nous nous arrêtions habituellement dans l’une pour prendre notre dîner et dans la suivante pour le souper, et ainsi de suite. Nous vivions bien, mais notre travail était ardu vu qu’il nous fallait grimper des collines et enjamber des clôtures à longueur de journée. Nous nous mettions en marche dès la barre du jour dans le but de faire des prisonniers, ce dont nous étions rarement privés. Nous subissions souvent des tirs ennemis et plusieurs des nôtres furent tués ou blessés lors de ces excursions. Quand il nous fallait traverser un pont, [les Français] le détruisaient, se cachaient sur l’autre rive et tiraient sur nous à l’improviste. »

Perry exagère un peu les pertes anglaises et le nombre de leurs prisonniers, car Scott mentionne seulement deux morts dans son camp et quinze prisonniers; Perry a cependant raison de dire qu’il y a eu plusieurs embuscades.

En route vers Rivière-Ouelle, les Anglais tombent justement dans une embuscade mais ils s’en tirent avec un seul blessé. Ils s’installent encore une fois à l’église.

Le 12 septembre reviennent sur leur pas et brûlent 55 maisons, entre le cap au Diable et la rivière Ouelle.

Le 13, nouvelle embuscade et 216 maisons brûlées en remontant la rive est de la rivière Ouelle.

Le 14, 241 maisons brûlées entre Rivière-Ouelle et Saint-Roch. Trois Canadiens sont tués dans une autre escarmouche.

Le 15, Scott fait dévaster l’arrière-pays de Saint-Roch et en ramène des bestiaux. En fin d’après-midi, pendant que ses hommes se reposent, il reçoit l’ordre de revenir à Québec. Il est cependant convenu de marcher encore quelques lieues vers un endroit où l’embarquement sera plus facile.

Le 16 septembre, la troupe marche de Saint-Roch jusqu’à l’anse à Gilles. Elle incendie 140 maisons, perd un homme dans une escarmouche et capture six femmes et cinq enfants. Le vent d’ouest empêche l’embarquement. La troupe campe vraisemblablement à l’anse à Gilles.

Le lendemain matin, c’est la marée qui empêche les vaisseaux de s’approcher tôt le matin, et on profite du délai pour brûler 60 maisons entre l’anse à Gilles et Cap-Saint-Ignace.

Dans son bilan, Scott écrit que ses hommes ont incendié près de 1000 « bons bâtiments », soit vraisemblablement la quasi totalité des maisons du bord de l’eau. Il ramène quinze prisonniers, revendique cinq morts chez les Canadiens et compte deux morts et quatre blessés dans ses rangs.

Pendant cette semaine tragique, les Sud-côtois ont résisté dans la mesure de leurs moyens, multipliant les embuscades sur le chemin des incendiaires. L’Histoire retiendra le nom de Charlotte Ouellet qui a pris les armes avec d’autres femmes à Sainte-Anne. Dans la région de L’Islet, les hommes de Scott ont fait six prisonnières qui sont probablement aussi des résistantes.

***

Jusqu’à la fin du siècle dernier, il n’y avait pratiquement pas de lieux de mémoire consacrés à l’incendie de la Côte-du-Sud. À Beaumont, une plaque rappelait succinctement (17 mots) que Monckton s’était emparé de l’église et y avait affiché le placard de Wolfe invitant la population à demeurer neutre.

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Le 24 juin 1997, on a inauguré, devant l’édifice municipal de Saint-Jean-Port-Joli, un obélisque conçu par Armand Robitaille qui salue le courage des familles de la Côte-du-Sud qui se sont relevées après le ravage de leurs propriétés.

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Le 13 septembre 2009, on a dévoilé à Montmagny un monument qui rappelle la mort du seigneur Jean-Baptiste Couillard et de ses trois compagnons, tous tués le 14 septembre 1759, « par les Anglais » dirigés par Goreham. L’œuvre de Lucie Garant représente la silhouette d’un homme blessé mais résistant.

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Le monument que nous dévoilons aujourd’hui constituera une pièce essentielle dans le parcours mémoriel qui s’est bâti depuis une vingtaine d’années. Ces monuments à Kamouraska, Saint-Jean-Port-Joli et Montmagny marquent des moments forts de cette semaine de septembre 1759. À chaque endroit, les touristes et les gens d’ici auront une occasion de se souvenir et seront incités à apprendre davantage sur ce chapitre de notre histoire.

Yves Roby, historien (1939-2019)

La communauté historienne de Québec a perdu l’un de ses plus admirables membres et le Septentrion, l’un de ses plus prestigieux auteurs.

Monsieur Yves Roby est décédé à l’Hôpital général du Lakeshore, le 7 août 2019. Il avait voulu se rapprocher de sa famille, à Montréal, il y a quelques années, après avoir passé presque toute sa vie à Québec.

Roby photo Septentrion

Né à L’Ancienne-Lorette en 1939, Yves Roby a étudié à l’Université Laval, à la Sorbonne et à l’Université de Rochester (NY). Il a ensuite enseigné à l’Université Laval où je l’ai connu en 1969.

Nous avions une chose en commun : il a fait sa première thèse et moi, ma seule, sur le mouvement coopératif, un secteur peu fréquenté par les historiens. Pendant son cours sur les États-Unis, il nous avait expliqué pourquoi il considérait Alphonse Desjardins (le sujet de sa thèse de licence publiée en 1964) comme un véritable héros, ce qui nous en disait beaucoup, en quelques mots, sur ses valeurs.

Mais là s’arrêtent les comparaisons! Yves Roby a ensuite mené une carrière qui l’a placé parmi les historiens québécois les plus remarquables. Dans le livre-hommage qui lui a été consacré en 2002, Jacques Mathieu écrivait que son collègue Roby correspondait tout à fait

« à l’image de l’universitaire complet qu’il est, à un idéal qu’il a poursuivi avec ténacité et conviction. Sa carrière en témoigne de maintes façons. Elle propose en quelque sorte un modèle global, constitué par ses fonctions d’enseignement, de recherche et d’administration. Au plan scientifique, elle couvre complètement les aspects de la production, de la transmission et de la diffusion du savoir. Elle se caractérise par un constant renouvellement des problématiques et par l’éveil à de nouvelles réalités. Elle pose dans une sereine intensité le débat sur la nature et la place de l’histoire, ainsi que sur le rôle de l’historien dans la société. »

Les premiers ouvrages du professeur Roby portaient sur l’histoire économique. Son Histoire économique du Québec, 1851-1896, écrite avec Jean Hamelin, a obtenu le prix du Gouverneur général (à une époque où on considérait davantage les essais avec des chiffres et des tableaux…). Il s’est consacré ensuite à l’histoire des Franco-américains et j’ai eu le privilège d’éditer ses deux premiers ouvrages sur ce sujet au Septentrion: Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre : 1776-1930, en 1990, et, surtout, son œuvre majeure, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Rêves et réalités en 2000.

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Éditer Roby était sans histoires… L’auteur était affable, modeste, discret; son manuscrit parlait pour lui : soigné, méthodique, déjà révisé pour l’essentiel, un charme pour l’éditeur. On savait de plus que l’ouvrage deviendrait un classique. Pour le jury du prix Champlain (son deuxième), « ce livre qui met le sceau à sa réputation d’historien pourrait s’avérer l’histoire définitive des Franco-américains de la Nouvelle-Angleterre. »

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Avec Yves Roby et son Rêve brisé? au Salon du livre de Québec en 2007

J’étais sorti attristé de la lecture de cet ouvrage et perplexe sur l’avenir linguistique de certaines autres communautés francophones nord-américaines : le rêve d’une société francophone vigoureuse et dynamique aux États-Unis s’était heurté aux réalités de la vie. Dans un ouvrage subséquent, Histoire d’un rêve brisé? Les Canadiens français aux États-Unis (Septentrion, 2007), Yves Roby a présenté autrement le destin des Franco-américains : pour les émigrants canadiens-français qui avaient voulu améliorer leur sort et celui de leurs enfants, ce n’était pas un d’échec. Cette « autre lecture » illustre une facette de l’œuvre d’Yves Roby : comme le soulignait Martin Paquet dans son éloge publié par Le Devoir ce matin,

« […] l’historien n’impose pas ses valeurs et son esprit de système à ceux et celles qui ont vécu et qui ne peuvent plus répondre devant le tribunal de l’actuel. Parmi cette poussière d’information déposée dans les traces des devanciers, l’historien cherche d’abord à débusquer l’humanité de ses frères et sœurs défunts, leurs intentions et leurs rêves, leurs défis et leurs défaites, leurs accomplissements et leurs inachèvements ».

J’aurais aimé connaître l’opinion d’Yves Roby sur le récent livre de David Vermette (A Distinct Alien Race, 2018), un « Américain d’origine canadienne-française » qui présente justement l’histoire de ses compatriotes sous cet angle positif. Le temps a manqué. Avec quatre autres anciens de la cohorte 1968-1971 réunis pour un dîner à la fin de juillet, j’ai tenté une visite à l‘improviste à son chalet de Deschambault, paroisse natale de son épouse Francine (avec qui il a fait une belle monographie en 2013). Une voisine nous a dit qu’il n’était pas encore venu cette année et on ne savait pas encore qu’il n’y reviendra que pour y reposer en paix, sur le même majestueux promontoire, à quelque cent cinquante mètres de sa résidence estivale.

À Francine et à sa famille, mes plus sincères condoléances et celles de l’équipe du Septentrion.

La légendaire « maison du traître »

La dernière maison de Saint-Jean-Port-Joli, « en bas de la paroisse », à la limite entre Saint-Jean et Saint-Roch, a hérité d’un surnom peu élogieux, la « maison du traître ». Son propriétaire, dit-on, aurait donné à manger aux soldats anglais qui ont incendié la Côte-du-Sud en 1759, sauvant ainsi sa propriété du désastre.OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Il est difficile de documenter cette histoire qui repose sur une tradition orale.

Gérard Ouellet mentionnait cette maison dans l’introduction de Ma Paroisse en 1946 (p. XI-XII) : « Au moment de sortir de Saint-Jean-Port-Joli, il vaut la peine que vous vous arrêtiez à la dernière maison, sur votre gauche. C’est un autre souvenir du régime français. Propriété de M. Jean-Émile Ouellet aujourd’hui, cette habitation fut érigée par Jacques Dupont, pionnier de la demi-lieue. Parce que les soldats anglais trouvèrent le couvert en 1759, elle échappa à la destruction ». Plus loin, sous la photo de la maison, il écrivait : « La maison de Jean-Émile Ouellet, la dernière de la paroisse, à l’extrémité est, a été construite peu après 1740 par l’ancêtre des Dupont. Les Anglais l’épargnèrent en 1759 parce qu’ils y eurent le couvert. On a fait un autre toit par-dessus l’ancien qui était à pic ».

C’est la plus ancienne mention qu’on a pu retrouver jusqu’à maintenant sur cet incident. Arthur Fournier n’en parle pas dans son Mémorial. Où Ouellet a-t-il pris cette information ? Mystère. L’auteur est affirmatif : il présente les faits comme avérés, mais ne parle cependant pas du surnom qui court aujourd’hui et qui a été mentionné notamment dans Au pays des miens (p. 197), dont l’auteure est Monique Miville-Deschênes (en 2001) , et dans la brochure intitulée Circuit du patrimoine bâti de Saint-Jean-Port-Joli en 2008 (p. 32).

Les Dupont dans Les Anciens Canadiens

Aubert de Gaspé parle des Dupont dans le chapitre qu’il consacre à « l’incendie de la Côte-du-Sud » dans ses Anciens Canadiens (1863). La responsabilité de cette funeste opération avait été confiée à un Écossais, Archibald Cameron de Locheill, qui, dans le roman, avait vécu en Nouvelle-France avant la Conquête, avait étudié avec le fils (Jules) du seigneur du Port-Joli (le capitaine d’Haberville) et fréquenté sa famille. En entrant dans Saint-Jean-Port-Joli (qu’il doit incendier), les souvenirs encore récents lui reviennent à la mémoire :

« La première maison de Saint-Jean-Port-Joli était celle d’un riche habitant, sergent dans la compagnie du capitaine d’Haberville, où de Locheill avait été fréquemment collationner avec son ami Jules et sa sœur pendant leurs vacances. Il se rappelait, avec douleur, l’empressement, la joie de ces bonnes gens si heureux des visites de leurs jeunes seigneurs et de leurs amis. À leur arrivée, la mère Dupont et ses filles couraient à la laiterie, au jardin, à l’étable, chercher les œufs, le beurre, la crème, le persil, le cerfeuil, pour les crêpes et les omelettes aux fines herbes. Le père Dupont et ses fils s’empressaient de dételer les chevaux, de les mener à l’écurie et de leur donner une large portion d’avoine. Tandis que la mère Dupont préparait le repas, les jeunes gens faisaient un bout de toilette; on improvisait un bal, et l’on sautait au son du violon, le plus souvent à trois cordes qu’à quatre, qui grinçait sous l’archet du vieux sergent. Jules, malgré les remontrances de sa sœur, mettait tout sens dessus dessous dans la maison, faisait endiabler tout le monde, ôtait la poêle à frire des mains de la mère Dupont, l’emmenait à bras-le-corps danser un menuet avec lui, malgré les efforts de la vieille pour s’y soustraire, vu son absence de toilette convenable; et ces braves gens, riant aux éclats, trouvaient qu’on ne faisait jamais assez de vacarme. De Locheill repassait toutes ces choses dans l’amertume de son âme, et une sueur froide coulait de tout son corps, lorsqu’il ordonna d’incendier cette demeure si hospitalière dans des temps plus heureux […] ».

Rappelons qu’il s’agit d’un ROMAN écrit un siècle après un événement bien réel, l’incendie de la Côte-du-Sud, mais Aubert de Gaspé a arrangé les faits à sa façon. Ainsi, la maison Dupont n’était pas dans Saint-Jean-Port-Joli à l’époque, mais dans la seigneurie de L’Islet-à-la-Peau, aussi appelée D’Auteuil (la Demi-lieue) qui faisait partie la paroisse de Saint-Roch ; Jacques Dupont était d’ailleurs recensé dans cette dernière paroisse en 1762 et ne pouvait être sergent de milice dans la compagnie du capitaine d’Haberville.

Catalogne

Le « père Dupont » avait 36 ans en 1759  ; « la mère Dupont », environ 30 ans; le couple comptait seulement un fils et les deux filles étaient plutôt jeunes (5 et 2 ans 8 mois) pour l’assister dans la cuisine. Notons surtout que l’accueil chaleureux qui est évoqué ne se situe pas en 1759, mais plus tôt, avant la guerre de la Conquête, à l’époque où l’Écossais fréquentait la famille du seigneur du Port-Joli. Retenons aussi que, dans le roman, la maison a été incendiée.

On peut se demander par ailleurs si les soldats avaient faim en passant chez Dupont ! Ce jour-là, le 16 septembre 1759, ils ont quitté Saint-Roch de bonne heure et entrepris une longue marche qui les a menés à l’anse à Gilles (Cap-Saint-Ignace) en soirée. Ils ont franchi plus de distance qu’à l’habitude et, s’ils se sont sûrement arrêtés pour manger en cours de route, c’est plus probablement à mi-chemin, dans les environs de Saint-Jean, plutôt qu’en arrivant à la Demi-lieue, peu après leur départ.

Une maison du régime français ?

La TERRE de Jacques Dupont est passée ensuite entre les mains de plusieurs générations de Ouellet, le dernier de la lignée étant Réal, fils de Jean-Émile, mais s’agit-il de la même MAISON ?

On a souvent écrit qu’elle datait des années 1740, voire de 1700, et qu’il s’agissait d’une relique du régime français ; sa toiture au larmier cintré fait plutôt XIXe siècle, mais les traces d’une charpente précédente, plus à pic et plus associée à l’inspiration française, sont encore visibles en-dessous, ainsi que des traces d’incendie.

Cependant, comme on peut le lire sur le site du Musée de la mémoire vivante (http://www.memoirevivante.org/SousOnglets/AfficheSousOnglet?SousOngletId=2),

« des recherches récentes laissent plutôt croire que la maison aurait été construite au lendemain de la Conquête, vraisemblablement au tout début du 19e siècle. En effet, selon des analyses dendrochronologiques effectuées par la firme Dendrolab en 2010, la maison actuelle aurait été construite vers 1809-1810. Certes, on retrouve dans le bâtiment des lambourdes datant du 18e siècle, mais, à l’époque, il n’était pas rare d’utiliser des pièces de bois provenant d’autres bâtiments ».

En somme, si Jacques Dupont (1723-1799) a donné le couvert aux Anglais en 1759 ─ ce qui reste à prouver ─, ce n’est vraisemblablement pas dans la maison qu’on trouve aujourd’hui au 851, avenue de Gaspé est.

Et la « maison du traître » s’avère une autre belle légende de Saint-Jean-Port-Joli, comme la « prison », à l’autre extrémité de la paroisse.

Sources :
Au pays des miens. Récits de vie et généalogies de Saint-Jean-Port-Joli, Cap Saint-Ignace, La Plume d’oie, 2001, p. 197.
Comité culturel de la municipalité de Saint-Jean-Port-Joli, Circuit du patrimoine bâti de Saint-Jean-Port-Joli [brochure], 2008, p. 32.
Firme DendroLab, Datation de la maison Ouellet. Compte-rendu #2010-04, Saint-Jean-Port-Joli, 17 avril 2010, p. 19-21.
Ouellet, Gérard, Ma paroisse, Québec, Éditions du Pilier, 1946.
Saint-Pierre, Angéline, Hommage aux bâtisseurs, Cap-Saint-Ignace, La Plume d’oie, 2003, p. 22.