« Le Jour de l’An matin »

C’était une fin d’après-midi du Jour de l’An, au début des années 1970. On se préparait à monter au « deuxième rang » pour le souper traditionnel à la « maison paternelle ». À la radio, un air du Jour de l’An, inconnu mais entrainant, parle de vœux, de mets et de cadeaux : « Bonne santé à monsieur l’curé… Du bon tabac pour le grand-papa… D’autres liqueurs pour les enfants de chœur… » On en retient surtout la ligne qui revient comme un refrain à la fin des couplets :

« Une bouteille de Geneva pour les jobbeurs du Canada ».Maison familiale

Qui de nous a eu l’idée de parodier cette chanson pour nos oncles et tantes? C’est vite fait. Ça ne vole pas toujours bien haut, mais c’est de bon cœur : « De la teinture pour Marc-Arthur » qui grisonne, « un baby doll pour Marie-Paule », mariée sur le tard, une cure (poste de curé) pour « notre oncle supérieur » du collège.

Ma sœur tape le texte et réussit à en reproduire quelques copies avant le souper. Inutile de dire que « l’œuvre » improvisée a été le clou de la soirée et qu’on l’a chantée pendant plusieurs années.

***

J’ai plusieurs fois essayé de trouver les paroles de cette chanson dont on ne connaissait ni le titre ni l’auteur ni l’interprète…

C’est finalement grâce à Google que la lumière est venue, sur le site Identitaires québécois (http://www.mustrad.udenap.org/tounes/TQ294_reel_quebecois.html), curieusement disparu du web depuis.

La chanson s’intitule Le Jour de l’An matin et sa musique est inspirée d’un reel enregistré par Isidore Soucy (1899-1963) et Donat Lafleur (1892-1973) en 1929 sous le titre Reel québécois (https://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/films-videos-enregistrements-sonores/gramophone-virtuel/Pages/Item.aspx?idNumber=1007637317). Le disque de la compagnie Starr précise que c’est une « danse de campagne » (country dance). On peut l’écouter sur le site Gramophone virtuel (https://www.collectionscanada.ca/obj/m2/f7/13253.mp3).

Jour de l'an-Reel québécois

Dans les années 1950, probablement vers 1954, si on se fie à une publicité du Courrier de Saint-Hyacinthe (10 décembre 1954) (https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2591476?docsearchtext=LE%20JOUR%20DE%20L%27AN%20MATIN%20oscar%20%20thiffault), Oscar Thiffault en fait une chanson et l’enregistre sous le titre Le Jour de l’An matin, comme s’il avait traduit littéralement New Year’s Day morning.

Thiffault était un artiste qui, ne parvenant pas à vivre de sa musique, a exercé bien des métiers, dont bûcheron dans les chantiers; il a donc sûrement connu des jobbeurs qui aimaient le gin Geneva. C’est à lui qu’on doit aussi Le Rapide blanc (https://www.youtube.com/watch?v=3YmnYbpqSzk) et Y mouillera pu pantoute.

Jour de l'an-Oscar

Le Gramophone virtuel donne des détails techniques sur la première version enregistrée sur78 tours (https://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/films-videos-enregistrements-sonores/gramophone-virtuel/Pages/Item.aspx?idNumber=1289710907), mais ne précise pas la date de lancement et ne permet pas de l’écouter.

On peut cependant l’entendre maintenant sur YouTube (https://www.youtube.com/watch?v=qu9ttSDjCYw) ainsi que le « 33 tours » au complet (https://www.youtube.com/watch?v=CJVjpPsFcp4) lancé par MCA Coral en 1973, époque probable de notre succès au « deuxième rang ».

Jour de l'an-Disque Thiffault

***

Le jour de l’an matin

1.
C’est le jour de l’an matin,
On voit tous les paroissiens
Quand la messe est terminée,
Ils se souhaitent une bonne année
Bonne santé à monsieur l’curé,
Joie et bonheur pour les enfants d’chœur
Une poignée d’main pour les paroissiens
Les filles embrassent les garçons
Le jour de l’An y en profit’ront

2.
C’est dans l’temps du jour de l’An
On va voir tous nos parents
Il faudra pas trop fêter
Pour ne pas se déranger
Du brandy pour les invités
D’autres liqueurs pour les enfants d’chœur
Un verre de vin pour les paroissiens
D’la bière et du whisky blanc
Pour les jobbeurs du Lac-Saint-Jean

3.
Au jour de l’An, on s’régale
De tourtière et de salade
De ragoût d’pattes de cochon
J’vous assure qu’on trouve ça bon
Du pâté pour les invités
Du pain du beurre pour les enfants d’chœur
Tarte aux raisins pour les paroissiens
Des binnes et d’la soupe aux pois
Pour les jobbeurs du Canada

4.
C’est dans l’temps du jour de l’An
On visite tous nos parents
On apporte les cadeaux
Dans un joli portemanteau
Du bon tabac pour le grand-papa
Des jolis gants pour la grand-maman
Un beau violon pour Gédéon
Une bouteille de Geneva
Pour les jobbeurs du Canada

5.
Mais le soir après souper
On s’prépare pour danser
On dira à Gédéon :
« Frotte l’archet’ sur l’arcanson »
Un set carré pour les invités
Une valse à deux pour les amoureux
Set canadien pour les paroissiens
Et on dansera-t-une polka
Pour les jobbeurs du Canada

Excusez-la!

Qui a écrit « Souvenir d’un vieillard »?

Qui ne connaît pas la chanson « Souvenir d’un vieillard » ?
« Petits enfants, jouez dans la prairie… »

Souvenir d'un-Bonne chanson en-tête

Dans le troisième volume de C’était l’bon temps (Montréal, Éditions T.M., 1979), Philippe Laframboise présente « cette chanson sans âge et sans auteur » comme « la plus grande et la plus émouvante de tout le répertoire folklorique québécois ».

Elle a été popularisée au vingtième siècle par Conrad Gauthier et Eugène Daignault, notamment, puis reprise par de nombreux interprètes, dont les chanteurs country Georges Hamel, André Clavier (né Gobeil), Paul Daraîche et Patrick Normand, au point où certains ont cru que ces derniers l’avaient composée (https://www.youtube.com/watch?v=CxOqDMJVpJw).
« Souvenir d’un vieillard » a été enregistré sur disque et reproduit dans plusieurs recueils, mais les éditeurs de livres et de disques n’ont pas donné le nom de l’auteur.
Les deux plus anciens enregistrements seraient ceux d’Eugène Daignault (1895-1960) et de Conrad Gauthier (1885-1964), tous deux en 1930, semble-t-il, soit

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Dans les deux cas, l’étiquette mentionne seulement « Vieille chanson », ce qui porte à croire qu’elle date du dix-neuvième siècle. Dans les deux cas,  « Souvenir » est au pluriel.

Une première publication ?
Uldéric-S. Allaire, de Victoriaville, aurait été le premier à publier les paroles de « Souvenir d’un vieillard » dans Le chansonnier canadien édité chez Beauchemin (p. 22) en 1931, mais il ne donne pas l’origine de la chanson.

Chansonnier Canadien

 

Souvenir-Allaire 1931

L’année précédente, Conrad Gauthier avait aussi publié un recueil intitulé Quarante chansons d’autrefois, chez Archambault (Le Devoir du 15 mars 1930), mais on n’y trouvait pas Souvenir d’un vieillard. Il l’inclura cependant dans la deuxième série, 40 autres chansons d’autrefois (chez Archambault, probablement en 1947), et regroupera les deux ouvrages dans son répertoire intitulé Dans tous les cantons en 1963. À aucun endroit, Gauthier ne mentionne le nom de l’auteur.

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Entre-temps, « Souvenir d’un vieillard » apparaît dans le troisième cahier de La Bonne chanson en 1938, puis dans Les 100 plus belles chansons, publiées à Saint-Hyacinthe, par Les Éditions de la Bonne chanson, en 1948, avec la mention « Chanson d’autrefois ».

Cent plus belles... 1948

D’où vient donc cette chanson ?
La consultation du catalogue de BANQ et de son moteur de recherche qui donne accès aux journaux et revues du Québec n’a pratiquement rien donné; même chose pour le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.
Une chansonnette intitulée « Les souvenirs d’un vieillard » figure dans la Bibliographie de la France en 1859 sous le nom de Victor Robillard (Paris, 1827 — Paris, 1893), compositeur et chef d’orchestre, et les paroles sont de Louis-Adolphe Turpin de Sansay (Selongey, 1832 — Paris, 1891), auteur dramatique, chansonnier et écrivain français. Impossible toutefois de trouver les paroles.

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Cette « chansonnette » est annoncée dans une publicité du septième tome de Collection musicale, recueil choisi pour le chant, de chansons populaires, romances, mélodies, barcarolles, chansonnettes, airs d’opéras, etc. (édité à Lyon en 1865), mais n’est pas reproduite dans le recueil. Impossible d’en vérifier le texte.

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C’est probablement la « chansonnette » annoncée par J.-B. Rolland & fils dans La Minerve, à Montréal, le 21 juillet 1860, mais s’agit-il de notre « Souvenir d’un vieillard » ?

Deux auteurs proposés
Dans L’Union des Cantons de l’Est du 19 novembre 1931, l’auteur anonyme d’une recension du Chansonnier canadien d’Uldéric Allaire avance que « les paroles [de “Souvenir d’un vieillard”] sont de notre bon poète Pamphyle [sic] Lemay » (Lotbinière, 1837 — Deschaillons, 1918), ce qui est bien peu probable, car cet auteur était bien connu à l’époque où la chanson est devenue populaire après les enregistrements de 1930. Gauthier le connaissait sûrement et lui aurait reconnu la paternité de la chanson dont il a fait un succès. La piste mériterait cependant d’être suivie.
« L’auteur serait Albert Larrieu, un Français né en 1872 et mort en 1925 », selon ce qu’écrit @RepaireDuRadio sur Youtube. Larrieu a séjourné au Québec de 1917 à 1922 et composé plusieurs chansons dont certaines sont reproduites dans La Bonne Chanson. S’il avait composé « Souvenir d’un vieillard », l’abbé Gadbois l’aurait su, et Gauthier aussi. Ce serait au début du vingtième siècle et on ne parlerait pas d’une « chanson d’autrefois ».
Nous voilà donc fort peu avancés.

Le texte
Le texte publié par Allaire (et ensuite par La Bonne chanson) comptait six couplets. Gauthier et Laframboise l’ont réduit à quatre. Certains interprètes conservent l’ensemble du texte « original », mais chantent deux couplets (1-2, 3-4, 5-6) avant d’aller au refrain.
La deuxième ligne du premier couplet reproduit par Allaire se lit « Chantez, chantez le doux parfum des fleurs », mais certains interprètes chantent « Chantez, sentez… », ce qui est probablement plus près du texte de l’auteur.
De même, à la troisième ligne du deuxième couplet, le vieillard serait « plein d’alarmes » (d’inquiétude, d’anxiété) plutôt que « plein de larmes ».

Souvenir d’un vieillard
1
Petits enfants, jouez dans la prairie,
Chantez, chantez [sentez] le doux parfum des fleurs
Profitez bien du printemps de la vie
Trop tôt, hélas, vous verserez des pleurs

(Refrain)
Derniers amours de ma vieillesse
Venez à moi, petits enfants
Je veux de vous une caresse
Pour oublier, pour oublier mes cheveux blancs

2
Quoique bien vieux, j’ai le cœur plein de charmes
Permettez-moi d’assister à vos jeux
Pour un vieillard outragé, plein de larmes [d’alarmes]
Auprès de vous, je me sens plus heureux
3
Petits enfants, vous avez une mère
Et tous les soirs près de votre berceau
Pour elle au ciel, offrez votre prière
Aimez-la bien jusqu’au jour du tombeau
4
En vieillissant, soyez bons, charitables
Aux malheureux prêtez votre secours
Il est si beau d’assister ses semblables
Un peu de bien embellit nos vieux jours
5
Petits enfants, quand j’étais à votre âge
Je possédais la douce paix du cœur
Que de beaux jours ont passé sans nuage
Je ne voyais que des jours de bonheur
6
En vieillissant, j’ai connu la tristesse
Ceux que j’aimais, je les ai vus partir
Oh ! laissez-moi vous prouver ma tendresse
C’est en aimant que je voudrais mourir

——
1. Il existe un poème d’Eugène Chatelain (1829-18..?) intitulé « Les Souvenirs d’un vieillard » (Paris, Imp. de Moquet, 1855 ?), mais les paroles sont totalement différentes (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58091803.r=eugene%20chatelain?rk=21459;2).

2. Le fonds Pamphile LeMay est conservé au Centre d’archives de Québec de BANQ.

Julien Mercier (1734-1811), le rebelle devenu royaliste

Quand l’armée des Treize Colonies en rébellion contre l’Angleterre vient assiéger Québec en 1775, les habitants de la province de Québec (qu’on appelle toujours « Canadiens ») doivent choisir leur parti. L’étude du comportement des habitants de la Côte-du-Sud montre une grande sympathie, en général, pour les rebelles, mais aussi plusieurs cas d’ambivalence. Julien Mercier est du nombre : d’abord « zélé rebelle », il vire capot et finit soldat de l’armée britannique.

Le contexte
Réunies en Congrès en 1774 et 1775, les Treize Colonies font circuler des « adresses » qui invitent les Canadiens à les appuyer. Elles ont aussi des espions qui laissent entendre que les Canadiens leur sont sympathiques.
Pour défendre la province, le gouverneur Carleton décide de rétablir la milice (abolie après la Conquête) et de recruter des volontaires. Au printemps 1775, il demande à l’évêque de Québec, Mgr Briand, d’émettre un mandement à ce sujet, mais, malgré cette pressante invitation de l’évêque, l’opération de mobilisation échoue : les Canadiens refusent massivement de se mobiliser.
Le seigneur Taschereau, de Sainte-Marie-de-Beauce, veut recruter des hommes pour bloquer les envahisseurs, mais ceux qu’il a convoqués à une assemblée à Pointe-Lévy au début de septembre refusent et décident au contraire de faciliter l’arrivée de ceux qu’ils appellent les « Bostonnais ». À cette fin, on monte la garde au bord du fleuve dans les paroisses, souvent en armes, pour empêcher les Britanniques de venir sur la Côte-du-Sud, et on organise un système d’alerte au moyen de feux pour communiquer d’une paroisse à l’autre.
Les troupes d’Arnold arrivent à Pointe-Lévy au début de novembre 1775 et s’installent sans opposition. Celles de Montgomery, qui sont entrées par la Richelieu, arrivent à Québec au début de décembre. Montgomery décide d’attaquer dans la nuit du 31 décembre 1775. C’est un échec : Montgomery est tué et Arnold se heurte aux barricades de la basse-ville ; il est blessé et 400 de ses hommes sont tués ou blessés.
Les Bostonnais se retrouvent avec des forces réduites par les désertions et la petite vérole. Mais ils maintiennent le siège de Québec jusqu’en mai, sans que les habitants viennent les harceler comme c’était le cas pendant le siège de 1759.

Le rebelle
Les rebelles de la Côte-du-Sud, entre autres, ont le haut du pavé pendant tout l’hiver. Les habitants de plusieurs paroisses vont vendre leurs denrées au camp d’Arnold à Pointe-Lévy. Au besoin, ils vont chercher des vivres là où il s’en trouve, notamment dans quelques moulins seigneuriaux. Certains rebelles se permettent même d’arrêter des partisans royalistes.
C’est à ce chapitre que le nom de Julien Mercier est mentionné dans le « journal de Baby », le rapport d’une commission d’enquête chargée par Carleton d’enquêter sur le comportement des miliciens pendant le siège. On peut y lire que les « sieurs Blondin & Chasson ont été pris et arrêtés par Julien Mercier ». Il s’agirait en réalité de Blondeau et Chasseur, ce dernier ayant brisé le blocus en apportant de vivres à Québec et en se proposant d’y retourner.
Le même rapport nous apprend que les sympathisants rebelles de Saint-Vallier se sont réunis en mai pour élire de nouveaux officiers de milice, dont Julien Mercier qui est nommé enseigne.
Le « journal de Baby » cite Mercier parmi les « plus opiniâtres contre le parti du Roy et [les] plus zélés pour les rebels ». Avec trois autres Valliérois, il a d’ailleurs été mis aux fers à Québec en mai, mais, selon le même document, remis en liberté par Carleton, ce qui suppose une libération avant la rédaction du commentaire sur Saint-Vallier le 8 juillet 1776.
Avait-il assisté à l’assemblée séditieuse de septembre, participé à la garde au bord du fleuve, contribué à l’entretien des feux ? On ne sait pas. Son nom ne figure pas parmi les habitants de Saint-Vallier qui ont participé à la bataille opposant les rebelles aux royalistes à Saint-Pierre-du-Sud en mars 1776.
De l’été 1776 à l’été 1777, on ne sait rien du parcours de Mercier. Même les registres d’état civil sont muets. Lors de son interrogatoire devant Cramahé en mars 1780, il déclare avoir « 46 ans, une femme et huit enfants dont le plus vieux est dans sa 18e année », ce qui nous permet de confirmer qu’il s’agit du Julien Mercier né en 1734, marié à Marie-Marthe Roy en 1755 et père de quatorze enfants dont huit sont toujours vivants en 1776, le plus vieux ayant près de18 ans et le dernier venant de naître.
A-t-il fait seulement quelques semaines en prison, comme le suggère le « journal de Baby » ou y est-il resté plus longtemps ?
On retrouve la trace de Mercier à Saint-Jean (sur Richelieu) dans un document qui date du 9 février 1780. Un certificat rédigé par un officier de l’armée britannique vise à identifier deux hommes qui viennent d’arriver des États-Unis (au terme d’une odyssée racontée plus loin). Louis Corbin écrit : « Les deux hommes susnommés [Julien Mercier, de Saint-Vallier, et Ignace Ouellet, de Kamouraska] m’ont été livré [sic] par Mr Riverin le 5 juillet 1777, ils ont parti d’ici le 8 pour l’armée sous les ordres de Mr Noël » (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1737/1432).

Le sergent de l’armée britannique
Mercier s’est donc enrôlé dans l’armée britannique en 1777 pour aller combattre les rebelles au sud de la frontière. Volontairement ? En échange de sa libération ? Pour gagner sa vie et faire vivre sa famille ? On n’en sait rien.
À ce moment du conflit, le commandant des forces britanniques, John Burgoyne, a pour mission de prendre Albany et de mettre fin à la rébellion. Dans la vallée de l’Hudson, il est encerclé par l’armée américaine, battu à Saratoga (19 septembre et 7 octobre 1777) et contraint de capituler le 17 octobre 1777.
Julien Mercier était sergent dans l’armée de Burgoyne. Il surveillait le transport des biens et bagages de l’armée à Ticonderoga quand il est fait prisonnier par un détachement de l’armée rebelle. Il est mis à bord d’un bateau-prison. Quand le froid arrive, il est emprisonné sur la terre ferme puis déplacé à Albany, à Hartford et enfin, le 16 septembre 1778, à New York où il fait partie d’un échange de prisonniers. Avec 76 autres Canadiens, il passe l’hiver à Long Island où il coupe du bois pour le général Clinton.
Le 12 juin 1779, en compagnie de 27 autres Canadiens et d’un Écossais, il s’embarque à New York, en direction de Québec, dans un senau chargé de sel, de sucre et de café. Le 15, en soirée, le navire est attaqué par deux corsaires de Boston ; il tente de s’échapper, mais le corsaire le mitraille et Mercier est blessé gravement à la main droite. Débarqué à Boston environ cinq jours plus tard, il passe environ six semaines à l’hôpital.
Le 3 juillet 1779, le consul français au Massachusetts, Joseph de Vadnais, donne à Julien Mercier et aux autres Canadiens un laissez-passer permettant de travailler pour gagner leur vie et de retourner au Canada sans être molestés en passant par Cohoes (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1737/1424). Ils arrivent là, fin septembre ou début octobre, mais le colonel Hazen, à qui on les avait référés pour des provisions, leur enlève leurs laissez-passer et les met en prison. Parmi les Canadiens qui font partie du régiment de Hazen, Mercier voit les deux Gosselin, Clément et Louis, ainsi que Germain Dionne, tous de Sainte-Anne, qui font leurs meilleurs efforts pour l’engager au service des rebelles, sans succès.
Hazen était en train de construire une route vers la province de Québec, mais le projet est arrêté quand son régiment est envoyé en Géorgie. Mercier et les autres sont alors amenés à Fishkill.
Les prisonniers sont rationnés : seulement six onces de pain et six onces de bœuf frais par jour ; il leur est cependant permis de sortir de temps en temps pour acheter des patates et des navets avec l’argent reçu à New York, mais le papier-monnaie est discrédité et ils doivent donner 50 ou 60 dollars en papier pour un seul en argent.
Mercier est en prison avec vingt autres Canadiens et un Écossais d’octobre 1779 au 9 janvier 1780. Il décide de s’évader avec Ignace Ouellet, un jeune de 20 ans originaire de Kamouraska, en passant par fort Lydius, le lac George et le lac Champlain où il est intercepté par une patrouille britannique et amené à Saint-Jean. Le lieutenant-gouverneur Cramahé demande alors qu’on le fasse venir à Québec pour un interrogatoire le 5 mars 1780. C’est la transcription de ses réponses qui permet de retracer son parcours  (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1738/1428). Ignace Ouellet est interrogé le 12 et corrobore en substance le témoignage de Mercier (Papiers Haldimand, https://heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_h1738/1435).
Trois ans après son premier emprisonnement, Mercier a vraisemblablement retrouvé sa famille à Saint-Vallier où il meurt en 1811. De son côté, Ignace Ouellet se marie à Kamouraska en 1785 et meurt au même endroit en 1827.

La fausse nouvelle sur la fosse commune

Lu dans Le Journal de Québec du 30 septembre 2023 (« Journée nationale de la vérité et de la réconciliation : un rappel crucial en cette période de débats critiques ») :

« […] au printemps de 2021, les médias de tout le pays annoncent la découverte de 215 corps d’enfants dans une fosse commune sur le terrain de l’ancien pensionnat indien de Kamloops. »

Il suffit de taper « 215 corps » sur Google pour constater que cette « nouvelle » a été annoncée bien au-delà de nos frontières. Elle est quand même fausse.

215 corps

Il y a plus d’un an, le 27 mai 2022, la réputée journaliste Hélène Buzzetti a mis ses plus beaux gants blancs pour faire une mise au point à ce sujet dans la version électronique du Soleil  (« La douleur et les faits », https://www.lesoleil.com/2022/05/27/la-douleur-et-les-faits-2820f37617252186dbd78dcc90fa186f):

« D’abord, malgré ce que de nombreux journalistes disent ou écrivent, aucun “reste humain” n’a été trouvé à ce jour. Ni à Kamloops, ni dans les autres communautés ayant annoncé des découvertes similaires depuis. [...].

 La spécialiste Sarah Beaulieu, qui a dans le passé contribué à localiser des sépultures de la Première Guerre mondiale, a ainsi détecté 200 “anomalies” à Kamloops. Le patron des ondes pourrait correspondre à celui de sépultures, mais ce n’est qu’une hypothèse. “Seule une enquête médico-légale avec excavation nous fournira les résultats définitifs”, a-t-elle rappelé l’été dernier [15 juillet 2021]. Or, il n’y a pas eu d’excavation et il n’y en aura peut-être pas, la communauté étant divisée à ce sujet. La cheffe Rosanne Casimir a indiqué lundi qu’aucune date n’avait été retenue pour l’éventuelle prochaine étape. Bref, l’hypothèse pourrait éternellement demeurer une hypothèse.

Il faut aussi rappeler que ce qui a été découvert ne serait pas un “charnier” ou une “fosse commune” comme certains continuent de le dire. Dans les jours qui avaient suivi la découverte, la cheffe Casimir avait rectifié le tir en précisant que les anomalies trouvées dans le sol étaient espacées sur le terrain d’une manière évoquant un cimetière traditionnel. Le Washington Post a fait la correction sur son site Internet, mais pas le New York Times, qui continue de parler de “mass grave”.

[…] à présenter ces découvertes d’une manière qui évoque l’imaginaire génocidaire, on en vient à faire croire que des milliers enfants autochtones ont été jetés pêle-mêle dans des fosses communes gardées secrètes, sans respect pour leur dignité et leur individualité, parce qu’on voulait cacher leur mort survenue dans des circonstances suspectes. Il n’y a aucune preuve de cela. Après huit ans de travaux, on ose imaginer que la Commission Vérité et Réconciliation aurait eu vent d’une telle affaire.

Ottawa a versé à ce jour 78 millions $ à 63 communautés pour qu’elles mènent des travaux de localisation, mais le gouvernement n’exige pas que des excavations soient menées pour confirmer la nature des découvertes.

Ce chapitre de l’histoire canadienne est sombre à bien des égards. Mais la douleur légitime n’autorise pas le leurre. Il est temps que les politiciens cessent cette enflure verbale et que les journalistes redécouvrent l’art de s’en tenir aux faits. »

Madame Buzetti s’était peut-être inspirée d’une étude publiée quelques semaines plus tôt par l’historien Jacques Rouillard (« Où sont les restes des enfants inhumés au pensionnat autochtone de Kamloops ? »  L’Action nationale, février 2022) :

« En ne mettant jamais en évidence qu’on en est encore au stade des hypothèses et qu’aucune dépouille n’a encore été trouvée, le gouvernement et les médias laissent s’accréditer une thèse, soit celle de la disparition de milliers d’enfants dans les pensionnats. D’une allégation de “génocide culturel” avalisée par la Commission de vérité et réconciliation (CVR), on est passé à un “génocide physique”, une conclusion que la Commission rejette explicitement dans son rapport ».

Le professeur émérite de l’université de Montréal concluait ainsi :

« Il est incroyable qu’une recherche préliminaire sur un prétendu charnier dans un verger ait pu conduire à une telle spirale d’affirmations endossées par le gouvernement canadien et reprises par les médias du monde entier. Ce n’est pas un conflit entre l’Histoire et l’histoire orale autochtone, mais entre cette dernière et le gros bon sens. Il faut des preuves concrètes avant d’inscrire dans l’Histoire les accusations portées contre les Oblats et les Soeurs de Sainte-Anne. Les exhumations n’ont pas encore commencé et aucune dépouille n’a été trouvée. Un crime commis exige des preuves vérifiables, surtout si les accusés sont décédés depuis longtemps. Il importe donc que les excavations aient lieu le plus rapidement possible pour que la vérité l’emporte sur l’imaginaire et l’émotion. Sur la voie de la réconciliation, le meilleur moyen n’est-il pas de rechercher et de dire toute la vérité plutôt que de créer des mythes sensationnels ?

 

Une épouse huronne pour Jacques Cartier?

 

Dans une entrevue publiée le 15 avril dernier, l’historien George Sioui « affirme que Jacques Cartier a bel et bien épousé une Huronne-Wendat en 1535 », très précisément le 17 septembre, « une date importante » de l’histoire de sa nation. « Premier historien à affirmer que ce mariage a bel et bien eu lieu à Stadaconé au second voyage de Cartier, Sioui soutient que l’histoire officielle a complètement oblitéré le consentement du Français. Elle a plutôt retenu que Jacques Cartier, de confession chrétienne, refusa la femme et la “donna à ses hommes” ». (Mathieu-Robert Sauvé, « L’épouse de Jacques Cartier aurait été une Huronne-Wendat », Journal de Québec, 15 avril 2023. https://www.journaldemontreal.com/2023/04/15/lhistoire-des-premiers-peuples-lepouse-de-jacques-cartier-aurait-ete-une-huronne-wendat).

***
À moins que monsieur Sioui ait découvert des documents qui auraient échappé aux historiens qui l’ont précédé (dont Marcel Trudel et Michel Bideaux), la seule source tangible disponible sur le sujet est la relation du deuxième voyage de Cartier (Relations, Édition critique par Michel Bideaux, Bibliothèque du Nouveau Monde, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1986 – https://diffusion.banq.qc.ca/pdfjs-1.6.210-dist_banq/web/pdf.php/hLmxVXKv4VKPUgZvklOTUg.pdf#page=146).
Selon cette relation, le 17 septembre, Donnacona et ses gens apportent du poisson à Cartier et se mettent à chanter et à danser. Puis, le chef

« commança une grande harangue tenant une fille de l’aige d’envyron dix ans en l’une de ses mains puys la vint presenter a notre cappitaine et lors tous les gens dudit seigneur se prindrent a faire troys criz en signe de joye et alliance. Et puis de rechef presenta deux petitz garcons de moindre aige l’un apres l’aultre desquelz firent telz cris et serimonyes que davant duquel present fut ledit seigneur par notre cappitaine remercye. Et lors Taignoagny [fils de Donnacona] dist audit cappitaine que la fille estoit la propre fille de la seur dudit seigneur Donnacona et l’un des garçons frere de luy qui parloit […]. Et sur ce ledit cappitaine fict mectre lesdits enffans dedans les navires et fict apporter deux espees ung grand bassin plain et ung ouvré à laver mains et en fict present audit Donnacona lequel fort s’en contenta et remercya ledit cappitaine […] » (Bideaux, p. 142-143).

Les Relations n’en disent pas plus sur ce « mariage ». D’où viennent alors les détails que donne Georges Sioui, dont le nom de « l’épouse » ?

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Georges Sioui a évoqué cet « événement » dans un texte intitulé « Le racisme est nouveau en Amérique » publié dans le collectif Écrire contre le racisme : le pouvoir de l’art (Montréal, Les 400 coups, 2002), repris dans un recueil sur la littérature amérindienne du Québec en 2004, puis dans ses Histoires de Kanatha en 2009.
En 2004, dans Littérature amérindienne du Québec (p. 161 et ss.), son texte est présenté de la manière suivante :

« Sur le modèle des Dialogues avec un Sauvage du Baron de Lahontan, Georges Sioui imagine en effet, dans un langage recherché, que Lahontan a été rappelé du monde des esprits pour éclairer une société moderne aux prises avec le racisme. Le baron rapporte alors aux humains les répliques des sages, parmi lesquels figurent les chefs wendat Kondiaronk et Donnacona qu’il convoque dans le monde des âmes afin de débattre de la question ».

On comprend donc qu’il s’agit d’une œuvre d’imagination où Donnacona dialogue avec sa nièce Mahorah (et non Mamorah) au sujet de ce qui s’est passé le 17 septembre 1535. Et, comme l’indique la présentation, c’est fait avec « humour et créativité », ce qui laisse à l’auteur toute la liberté nécessaire pour romancer l’événement. Il fait dire à Mahorah :

« J’étais celle par qui les deux peuples allaient devenir un seul, tel que vous, mon oncle, l’aviez dit en m’offrant au Capitaine Cartier. […] La cérémonie de notre mariage fut si belle : jamais je n’avais vu tant de solennité, tant d’espoir et de joie sur les visages des miens. […] Lorsque vint le soir et qu’il fut temps de partir avec mon époux, il reprit ma main et me mena dans une barque. […] Le Sieur Cartier ne me regardait pas. [n]ous arrivâmes au bateau et on me fit monter la première, par une échelle de corde, sans m’aider, sans me parler. […] Rendue à bord, je fus conduite dans une pièce où quelques hommes dormaient […]. Mon mari me conduisit à une autre pièce, très petite, m’y enferma, puis partit sans me regarder et ne revint plus de la nuit.
Au milieu de la nuit, je fus éveillée par deux hommes ivres. […] Ils voulurent m’arracher mes vêtements mais je me sauvai ».

Cette fuite est mentionnée dans Les Relations, mais tout ce qui précède, sur la « nuit de noces », est sorti de l’imagination de Sioui. À moins que ce soit d’une tradition orale? Si c’est le cas, elle serait bien récente, car il n’est pas question de ce « mariage » avec Cartier dans La Nation huronne de Marguerite Vincent Tehariolina (publié en 1984 avec une préface de Max Gros-Louis), ni de Donnacona, dans le chapitre sur les « Hurons illustres », puisque l’historienne de la communauté ne le considérait pas comme Huron-Wendat, tout comme l’auteur de la biographie du chef de Stadaconé dans le Dictionnaire biographique du Canada  (publiée en 1966 et révisée en 1986) qui l’identifiait comme Iroquois. Dans l’état actuel de la recherche, les Hurons-Wendats sont arrivés dans la région de Québec un siècle plus tard.

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La question était de savoir si Cartier a épousé une Huronne-Wendat comme on l’affirme dans le texte du Journal de Québec. Or, Cartier avait une épouse en France et l’histoire du « mariage » de Mehorah est relatée dans une œuvre de fiction. L’écrivain peut imaginer; le journaliste devrait être prudent.
Par ailleurs, on dira qu’il ne faut pas juger nos ancêtres, qu’il soient européens ou amérindiens, avec les yeux d’aujourd’hui, mais il est difficile de concevoir que des parents donnent ainsi de jeunes enfants (un chef de la région de Portneuf a aussi offert des enfants à Cartier, dont un garçon de 2 ou 3 ans que Cartier refusa), quel que soit « l’usage » auquel ils peuvent être destinés ou réduits (« trophées » à ramener en France, interprètes à former, serviteurs voire partenaires sexuels?).
Les cadeaux entretiennent l’amitié, mais il s’agit ici d’humains. Dans le « témoignage » de Mahorah, l’auteur omet de dire que la fugitive a été ramenée à Cartier, comme le rapporte la relation du deuxième voyage :

« Et le landemain lesdits Donnacona Taignoagny Domagaya et plusieurs aultres vindrent et amenerent ladite fille la representant audit cappitaine lequel n’en tint compte et diet qu’il n’en voulloyt poinct et qu’ilz la ramenassent. A quoy respondirent faisant leur excuse qu’ilz ne luy avoient pas commande s’en aller et qu’elle s’en estoit allee pource que les paiges [mousses] l’avoyent batue ainsi qu’elle leur avoit diet. Et pryerent ledit cappitaine de la reprandre et eulx mesmes la menerent jusques au navire. Apres lesquelles choses le cappitaine commanda apporter pain et vin et les festoya puys prindrent conge les ungs des aultres » (Bideaux, p. 161).

Autrement dit, Mahorah s’est enfuie de son propre chef (sans avoir été commandée par qui que ce soit) et, malgré ses plaintes, son oncle et ses cousins l’ont ramenée à son « mari » et ont festoyé avec lui. Que ce soit dans Les Relations ou dans les dialogues imaginaires, il n’est pas question d’enlèvement par les Français. Sioui évoque la violence des « hommes blancs » contre les femmes : ce n’est pas si simple.