Hymnes et chants nationaux (1)

Un hymne national est une œuvre musicale destinée à représenter la nation. C’est un symbole identitaire (comme le drapeau, les armoiries et les emblèmes floraux et autres). L’hymne identifie la nation, exprime son passé, son présent et son avenir. C’est parfois un chant patriotique qui s’est imposé par l’usage ou une œuvre commandée spécifiquement par le gouvernement. L’hymne n’exclut pas l’usage de chants patriotiques, comme on en a déjà interprété, autrefois, dans certains matchs de hockey à Philadelphie.
De son côté, l’hymne royal est un hommage du peuple au souverain. En Nouvelle-France, on chantait l’hymne Domine salvum fac Regem (Seigneur, sauve le roi) à la fin des offices et dans ces cérémonies civiles (À rayons ouverts, 41, juillet-sept. 1998). Depuis la Conquête, l’hymne royal est God save the King (ou Queen), selon le cas.

1. Des chants nationaux canadiens à l’hymne national du Canada

Les chants nationaux
Les Canadiens, comme on désignait les habitants de souche française de la province de Québec (1763-1791) et du Bas-Canada (1791-1838), ont eu quelques chants nationaux dont À la claire fontaine qui, selon ce qu’écrivait Ernest Gagnon en 1865, a tenu lieu « d’hymne national en attendant mieux ».
À la claire fontaine
Dans son Répertoire national (1848), James Huston soutenait que cette chanson était l’œuvre des voyageurs des pays d’en haut qui l’entonnaient pour rythmer la cadence de leurs avirons. Dans les Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (1980), Conrad Laforte précise qu’il s’agit d’une chanson « de la tradition orale francophone » apportée de Normandie dont on connaît plus de quatre cents versions, partout où il y a des Français. Selon Marius Barbeau (Alouette, 1946), À la claire fontaine aurait été composée par un jongleur du XVe ou du XVIe siècle. En 1842, la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec l’adopte comme « chant national » (https://www.youtube.com/watch?v=30y8CjzikmQ).

À la claire fontaine, chanson anonyme.
À la claire fontaine
M’en allant promener
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné
(Ref.)
Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai.

Sous les feuilles d’un chêne,
Je me suis fait sécher.
Sur la plus haute branche,
Un rossignol chantait.
(Ref.)
Chante, rossignol, chante,
Toi qui as le cœur gai.
Tu as le cœur à rire…
Moi je l’ai à pleurer.
(Ref.)
J’ai perdu ma maîtresse
Sans l’avoir mérité.
Pour un bouquet de roses
Que je lui refusai…
(Ref.)
Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
Et moi et ma maîtresse,
Dans les mêmes amitiés.
(Ref.)

Vive la Canadienne
Dans leurs assemblées, les patriotes entonnaient aussi « Vive la Canadienne ». On en trouve une version dans L’Argus du 29 novembre 1826. Selon Ernest Gagnon (Chansons populaires du Canada, 1865), cette vieille mélodie française (qui deviendra la marche rapide du Royal 22e Régiment, https://www.youtube.com/watch?v=3F_utoVg4nM) est issue de « Par derrièr’ chez mon père », tandis que les paroles seraient celles d’un canotier, selon Barbeau (Alouette, 1946) (https://www.youtube.com/watch?v=l1rKP0mAt80).

Vive la Canadienne, version d’Ernest Gagnon, 1865
Vive la Canadienne, vole, mon cœur, vole,
Vive la Canadienne, et ses jolis yeux doux.
Et ses jolis yeux doux, doux, doux, et ses jolis yeux doux. (bis)

Nous la menons aux noces, vole, mon cœur, vole,
Nous la menons aux noces, dans tous ses beaux atours.
Dans tous, etc.

La, nous jasons sans gêne, vole, mon cœur, vole,
La, nous jasons sans gêne, nous nous amusons tous,
Nous nous, etc.

Nous faisons bonne chère, vole, mon cœur vole,
Nous faisons bonne chère, et nous avons bon goût.
Et nous avons, etc.

On danse avec nos blondes, vole, mon cœur, vole,
On danse avec nos blondes, nous changeons tour à tour.
Nous changeons, etc.

On passe la carafe, vole, mon cœur, vole,
On passe la carafe, nous buvons tous un coup.
Nous buvons, etc.

Mais le bonheur augmente, vole, mon cœur, vole,
Mais le bonheur augmente, quand nous sommes tous saouls.
Quand nous sommes, etc.

Alors toute la terre, vole, mon cœur, vole,
Alors toute la terre, nous appartient en tout !
Nous appartient, etc.

Nous nous levons de table, vole, mon cœur, vole,
Nous nous levons de table, le cœur en amadou.
Le cœur, etc.

Nous finissons par mettre, vole, mon cœur, vole,
Nous finissons par mettre, tout sens dessus dessous.
Tout sans dessus, etc.

Ainsi le temps se passe, vole, mon cœur, vole,
Ainsi le temps se passe, il est vraiment bien doux !
Il est vraiment, etc.

Ce n’est toutefois pas la version que les Québécois ont chantée au 20e siècle avec les cahiers de La Bonne chanson ! Entretemps, l’abbé F. -X. Burke avait publié son Chansonnier canadien-français (1921), un recueil de chansons populaires, nouvelles ou « restaurées ». D’après l’abbé Burke, Vive la Canadienne, par exemple, ne s’entendait plus nulle part dans les « milieux distingués », parce que « tous ses couplets, hors le premier, ne sont que des ineffabilités de débauche et d’ivrognerie ».
Burke se consacra à « purifier » les chansons populaires, dont Vive la Canadienne, qu’il « enrichit » de plusieurs couplets ; il y en a donc 22 dans la version la plus longue publiée dans ses Élévations poétiques en 1906, 17 dans le deuxième cahier de La Bonne chanson et 10 « seulement » dans Les cent plus belles chansons, ce qui donne quand même un bon aperçu de l’œuvre de l’abbé Burke (https://www.youtube.com/watch?v=LSXnXecMNAk0).

Vive la Canadienne, version des Cent plus belles chansons (La bonne chanson)
Vive la Canadienne, vole mon cœur vole, vole, vole
Vive la Canadienne et ses jolis yeux doux
Et ses jolis yeux doux doux doux, et ses jolis yeux doux (bis)

Elle est vraiment chrétienne, vole mon cœur vole, vole, vole
Elle est vraiment chrétienne, trésor de son époux
Trésor de son époux pou pou, trésor de son époux (bis)

Elle rayonne et brille vole mon cœur vole, vole, vole
Elle rayonne et brille, avec ou sans bijoux
Avec ou sans bijoux jou jou, avec ou sans bijou (bis)

C’est à qui la marie, vole mon cœur vole, vole, vole
C’est à qui la marie, les garçons en sont fous
Les garçons en sont fous fou fou, les garçons en sont fous (bis)

Que d’enfants elle donne, vole mon cœur vole, vole, vole
Que d’enfants elle donne, à son joyeux époux
À son joyeux époux pou pou, à son joyeux époux (bis)

Elle fait à l’aiguille, vole mon cœur vole, vole, vole
Elle fait à l’aiguille nos habits, nos surtouts
nos habits, nos surtouts touts touts, nos habits, nos surtouts (bis)

Elle fait à merveille, vole mon cœur vole, vole, vole
Elle fait à merveille la bonne soupe aux choux
La bonne soupe aux choux chou chou, la bonne soupe aux choux (bis)

Jusqu’à l’heure dernière, vole mon cœur vole, vole, vole
Jusqu’à l’heure dernière, sa vie est toute à nous
Sa vie est toute à nous nou nou, sa vie est toute à nous (bis)

Ce n’est qu’au cimetière, vole mon cœur vole, vole, vole
Ce n’est qu’au cimetière que son règne est dissous
Que son règne est dissous sou sou, que son règne est dissous (bis)

Allons fleurir sa tombe, vole mon cœur vole, vole, vole
Allons fleurir sa tombe, un grand cœur est dessous
Un grand cœur est dessous sou sou, un grand cœur est dessous (bis)

Sol canadien partition

Sol canadien

Le 1er janvier 1829, la Gazette de Québec publie une chanson écrite par Isidore Bédard, 23 ans, fils de Pierre-Stanislas Bédard, autrefois chef du Parti canadien. L’œuvre est présentée comme « hymne national ». C’est la version améliorée d’un premier jet (publié le 6 août 1827) qui ne comptait que deux strophes.

Sol canadien

Sol canadien, terre chérie !
Par des braves tu fus peuplé ;
Ils cherchaient loin de leur patrie,
Une terre de liberté.
Nos pères sortis de la France
Étaient l’élite des guerriers,
Et leurs enfants, de leur vaillance,
Ne flétriront pas les lauriers.

Qu’elles sont belles nos campagnes l
En Canada qu’on vit content !
Salut, ô ! sublimes montagnes,
Bords du superbe St. Laurent.
Habitant de cette contrée,
Que nature sait embellir,
Tu peux marcher tête levée,
Ton pays doit t’enorgueillir.

Respecte la main protectrice
D’Albion, ton digne soutien ;
Mais fais échouer la malice
D’ennemis nourris dans ton sein.
Ne fléchis jamais dans l’orage,
Tu n’as pour maître que tes lois.
Tu n’es pas fait pour l’esclavage,
Albion veille sur tes droits.

Si d’Albion la main chérie
Cesse un jour de te protéger,
Soutiens-toi seule, ô ma patrie !
Méprise un secours étranger.
Nos pères sortis de la France
Étaient l’élite des guerriers,
Et leurs enfants de leur vaillance
Ne flétriront pas les lauriers.

La poésie de Bédard, écrit Jeanne d’Arc Lortie, « résume bien les sentiments des Canadiens de l’époque qui, soupçonnés de manquer de loyauté, respectent le régime britannique et abhorrent l’idée de l’annexion aux États-Unis ».
Bédard est élu député en 1830. En 1831, il accompagne Denis-Benjamin Viger, tout juste nommé agent de la Chambre à Londres. À la fin de 1832, il est victime d’une hémorragie pulmonaire et il meurt à Paris le 14 avril 1833.
Le 1er janvier 1840, onze ans après la première publication et sept ans après la mort de son auteur, une nouvelle version de Sol Canadien paraît dans Le Patriote canadien, dirigé par Ludger Duvernay, alors réfugié à Burlington. Les deux premières strophes sont maintenues, mais les deux dernières sont très différentes.

Renverse le pouvoir perfide
Qui ne cherche qu’à t’écraser.
La LIBERTÉ est ton égide,
Sous elle tu peux triompher.
Ne fléchis jamais dans l’orage,
Tu n’as pour maître que tes lois.
Tu n’es point fait pour l’esclavage,
Le destin veille sur tes droits.

Le sang de tes fils fume encore,
Ne sauras-tu pas le venger ?
LIBERTÉ, fais naître l’aurore
Du jour qui te verra régner !
Nos pères sortis de la France,
Étaient l’élite des guerriers,
Et leurs enfants de leur vaillance
Ne flétriront pas les lauriers.

Le seul enregistrement connu de Sol canadien se trouve sur le disque « Musiques du Québec, I’époque de Julie Papineau », un des sept CD de la première « Anthologie de la musique historique du Québec » (produite par l’Ensemble Nouvelle-France dirigé par Louise Courville). Robert Huard chante les trois premières strophes de la version de 1840. 

Ô Canada, mon pays, mes amours !
Ardent patriote dans les années 1830, premier ministre sous l’Union puis père de la Confédération, George-Étienne Cartier avait 20 ans lorsqu’il interpréta une œuvre de son cru, Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! lors du banquet du 24 juin 1834.

Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! Version de La Minerve, 30 juin 1836
Air : Je suis Français, mon pays avant tout.

Comme le dit un vieil adage :
Rien n’est si beau que son pays ;
Et de le chanter, c’est l’usage ;
Le mien je chante à mes amis (bis)
L’étranger voit avec un œil d’envie
Du Saint-Laurent le majestueux cours ;
À son aspect le Canadien s’écrie :
Ô Canada ! mon pays ! mes amours !
Ô Canada ! mon pays, mes amours ! (bis)

Maints ruisseaux, maintes rivières
Arrosent nos fertiles champs ;
Et de nos montagnes altières,
De loin on voit les longs penchants. (bis)
Vallons, côteaux, forêts, chutes, rapides,
De tant d’objets est-il plus beau concours ?
Qui n’aime pas tes lacs aux eaux limpides ?
Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! (bis)

Les quatre saisons de l’année
Offrent tour à tour leurs attraits.
Le printemps, l’amante enjouée
Revoit ses fleurs, ses verts bosquets. (bis)
Le moissonneur, l’été, joyeux s’apprête
À recueillir le fruit de ses labours,
Et tout l’automne et tout l’hiver on fête.
Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! (bis)

Chaque pays vante ses belles ;
Je crois bien que l’on ne ment pas ;
Mais nos Canadiennes comme elles
Ont des grâces et des appas. (bis)
Chez nous la belle est aimable, sincère ;
D’une Française elle a tous les atours,
L’air moins coquet, pourtant assez pour plaire,
Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! (bis)

Le Canadien, comme ses pères,
Se plaît à rire, à s’égayer.
Doux, aisé, vif en ses manières,
Poli, galant, hospitalier, (bis)
À son pays, il ne fut jamais traître,
À l’esclavage il résista toujours ;
Et sa maxime est : Ia paix, le bien-être
Du Canada, son pays, ses amours. (bis)

Ô mon pays, de la nature
Vraiment tu fus l’enfant chéri ;
Mais I‘étranger souvent parjure,
En ton sein, le trouble a nourri. (bis)
Puissent tous tes enfants enfin se joindre,
Et valeureux voler à ton secours !
Car le beau jour déjà commence à poindre…
Ô Canada ! mon pays ! mes amours ! (bis)

La version originale publiée dans La Minerve du 29 juin 1835 compte six couplets, tout comme celle de La Canadienne du 10 août 1840, mais, cette fois, une ligne a été changée dans le dernier couplet : « Mais l’étranger souvent parjure » devient « Mais d’Albion la main parjure », ce qu’on peut aisément rapprocher du « pouvoir perfide » introduit dans la version 1840 de Sol canadien, après les rébellions lui aussi.
En 1854, Le Chansonnier des collèges ne retient que quatre couplets et revient à la version de 1835 en ce qui concerne le dernier. Dans le premier cahier de La Bonne chanson, il ne reste que trois (1, 5 et 6) des six couplets originaux, et le dernier a toujours son vague « étranger ». On chante désormais le tout sur une musique de Jean-Baptiste Labelle, mais il ne reste souvent que deux couplets (https://www.youtube.com/watch?v=BZc7lwSvmrY).
Dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Laurent Mailhot traite cette œuvre avec ironie :

Le pays est propre, gentil, limpide : le fleuve suit son « majestueux cours », Ies montagnes (« altières ») suivent leurs « penchants » ; vallons, forêts, chutes, tout est concours d’« objets ». Les sujets sont absents, réduits à « I’aimante enjouée » (printemps), au « moissonneur, l’été [qui| joyeux s’apprête » ; « Et tout l’automne et tout l’hiver, on fête. » On ne travaille pas, on attend le touriste, on soigne son image de marque, son folklore ; joie de vivre, galanterie, hospitalité spoken. Le mot d’ordre est : paix, tranquillité, bien-être. Ce pays idyllique est naturellement identifié à la femme, ou plutôt à la « belle » : « D’une Française elle a tous les atours,/L’air moins coquet, pourtant assez pour plaire. » La rengaine est à peine troublée, Ie roman, à peine stimulé par la « main parjure » d’Albion. Les enfants se joignent en ronde et « Ie beau jour déjà commence à poindre ». Qu’est-ce qu’un nuage dans un ciel si vaste, si bleu ? Le futur baronnet, qui mourra à Londres, annonce sereinement la couleur.

Entre-temps, sa chanson est incluse dans la Cantate : la Confédération, une œuvre de Jean-Baptiste Labelle qui est dédiée à Cartier et est exécutée le 7 janvier 1868 à l’hôtel de ville de Montréal (https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/confederation-2).

1867 : Un hymne national pour le nouveau pays ?
Rien ne permet de dire si les autorités canadiennes ont songé à doter le nouveau pays d’un hymne national. Le Canada était une colonie britannique et l’hymne royal suffisait probablement.
La Confédération n’en inspira pas moins les auteurs canadiens.
En 1868, la Caledonian Society de Montréal, une organisation créée par la St. Andrew’s Society en 1855, lance un concours de chant patriotique. Cette société jugeait qu’il y avait peu de poésie lyrique canadienne et, pour stimuler poètes et musiciens à ce sujet, elle décida d’offrir un prix de cinquante dollars au meilleur chant patriotique canadien mis en musique (Montreal Herald, du 1er novembre 1869).
C’est This Canada of Ours, une œuvre de James David Edgar, mise en musique par E.H. Ridout, qui gagne le premier prix, mais il n’y a pas d’avenir comme hymne national canadien pour un « national song » d’inspiration exclusivement britannique où on peut lire : 

We love those far-off ocean Isles,
Where Britain's monarch reigns;
We'll ne'er forget the good old blood
That courses through our veins;
Proud Scotia's fame, old Erin's name,
And haughty Albion's powers,
Reflect their matchless lustre on
This Canada of ours.

Alexander Muir obtient la deuxième place avec The Maple Leaf for Ever, une œuvre conçue dans la même veine qui fait commencer l’histoire du Canada en 1759 :

In days of yore, from Britain's shore,
Wolfe, the dauntless hero, came
And planted firm Britannia's flag
On Canada’s fair domain.
Here may it wave, our boast our pride
And, joined in love together,
The thistle, shamrock, rose entwine
The Maple Leaf forever!
(Chorus)
The Maple Leaf, our emblem dear,
The Maple Leaf forever!
God save our Queen and Heaven bless
The Maple Leaf forever!

Comme l’écrit J. Paul Green, dans le DBC, « cette chanson devint si populaire auprès de la population anglophone que, souvent, on en parlait comme de l’hymne national du Canada », mais « [il] était exclu que ce titre échoie à la chanson de Muir en raison de son ton probritannique. Elle célébrait en effet le Canada comme un lieu où « le chardon, le trèfle et la rose enlacent/Pour toujours la feuille d’érable », sans mentionner la fleur de lis, et le major général James Wolfe y était appelé « le héros intrépide ». Ces paroles lui aliénaient inévitablement les Canadiens français » (https://www.youtube.com/watch?v=SX-csLPjT1A).

Ô Canada
Ces derniers ne sont pas en reste. Ils se donnent un « chant national » en vue de la Convention nationale des Canadiens français qui se tient à Québec en juin 1880. On aurait souhaité un concours, mais, par manque de temps, le mandat de composer la musique est confié à Calixa Lavallée et le juge Adolphe-Basile Routhier s’occupe ensuite des paroles. L’œuvre est jouée pour la première fois le 24 juin 1880, au Pavillon des patineurs, à Québec.
Il s’agit bien d’un « chant national des Canadiens français » qui n’a pas la prétention de devenir hymne national du Canada. Le premier couplet donne le ton avec la « terre des aïeux », mais le second est sans équivoque (https://www.youtube.com/watch?v=L8Sw6ScUmnk).

Ô Canada ! Terre de nos aïeux,
Ton front est ceint de fleurons glorieux !
Car ton bras sait porter l’épée,
Il sait porter la croix !
Ton histoire est une épopée
Des plus brillants exploits.
Et ta valeur, de foi trempée,
Protègera nos foyers et nos droits. (bis)

Sous l’œil de Dieu, près du fleuve géant,
Le Canadien grandit en espérant.
Il est né d’une race fière,
Béni fut son berceau.
Le ciel a marqué sa carrière
Dans ce monde nouveau.
Toujours guidé par sa lumière,
Il gardera l’honneur de son drapeau. (bis)

Ô Canada ! se répand dans tout le Canada français et même aux États-Unis, mais n’est pas « chantable » au Canada anglais. Plusieurs auteurs essaient d’en faire une traduction. En 1908, il y a même un concours pour trouver une version anglaise, mais le texte primé ne sera jamais utilisé (https://www.canada.ca/fr/patrimoine-canadien/services/hymnes-canada/historique-o-canada.html). Lors du jubilé de diamant de la Confédération en 1927, on publie officiellement la version du juge Robert Stanley Weir (écrite en 1908) qui s’impose au Canada anglais.

Ô Canada ! Our home and native land!
True patriot love in all thy sons command.
With glowing hearts we see thee rise
The True North, strong and free;
And stand on guard, Ô Canada,
We stand on guard for thee.
Ô Canada, glorious and free!
Ô Canada, we stand on guard for thee. (bis)

C’est, avec quelques modifications, le premier couplet de cette version qui est choisi pour les anglophones lorsque la Loi sur l’hymne national est adoptée en juin 1980, quelques jours après le référendum et juste à temps pour le 1er juillet, un siècle après la Convention nationale des Canadiens français. Pour éviter des répétitions, la cinquième ligne est changée pour « From far and wide, O Canada » et la septième pour « God keep our land glorious and free! ». Le texte français de Routhier est maintenu.
Une version bilingue est proposée :

O Canada ! Our home and native land!
True patriot love in all thy sons command,
Car ton bras sait porter l’épée,
Il sait porter la croix !
Ton histoire est une épopée
Des plus brillants exploits.
God keep our land glorious and free!
O Canada, we stand on guard for thee. (bis)

Ce n’est cependant pas ce qu’on chante aux matches du Canadien où Routhier mène avec ses six premières lignes contre deux vers tardifs pour Weir… (ici chanté en seulement 1,09 m. par Roger Doucet, https://www.youtube.com/watch?v=asb_-QUezoE).
C’est quand même un moindre mal. En 1967, un « Comité pour le Ô Canada bilingue », qui logeait sur la rue William à Sillery, avait proposé un hymne vraiment bilingue écrit par Jo Ouellet sur la musique de Lavallée arrangée par Rex Le Lacheur.

Ô Canada ! Our home – Notre pays…
La feuille d’érable : one flag from sea to sea
Sol de liberté, sol d’égalité
Where freedom’s banner flies
Chantons tous la gloire, d’une riche histoire
Our home ’neath northern skies…
Ô Canada ! Ô ma patrie !
Hold high the Maple Leaf o’er land and sea.
Ô Canada ! My country – Mon pays.

 (Voir suite:   https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2023/03/29/hymnes-et-chants-nationaux-2/ )

Hymnes et chants nationaux (2)

(Suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2023/03/29/hymnes-et-chants-nationaux-1/)

2. À la recherche d’un hymne national québécois

Jusqu’aux années 1960, au Québec, on chante très souvent Ô Canada à la fin des spectacles, des cérémonies et des assemblées de toutes sortes, que ce soit dans les écoles, les salles paroissiales, etc. L’hymne national est joué aussi à la radio, à la fin des émissions, à l’époque où on fermait pour la nuit.
Dans de nombreuses écoles, le « Salut au drapeau » est de rigueur le vendredi. Le texte se termine par un retentissant « Je me souviens » suivi du Ô Canada !, sans qu’on y voie de contradiction, comme si le Canada de 1960 était toujours celui des Patriotes de 1837. Dans l’esprit des Québécois, le « chant national » de 1880 est devenu un « hymne national.
Avec la montée du nationalisme, plusieurs se mettent à imaginer un hymne plus clairement québécois.
On compte au moins cinq tentatives « concertées » depuis la fin des années 1950, et de nombreuses initiatives individuelles

Hymne laurentien073

Hymne laurentien
Le mouvement indépendantiste l’Alliance laurentienne, fondé par Raymond Barbeau en 1957, compte parmi ses membres le célèbre pianiste André Mathieu qui est sollicité pour composer le chant officiel du mouvement.
« En mai 1961, écrit Mathieu Noël dans le Bulletin d’histoire politique (automne 2011), André Mathieu compose l’Hymne laurentien, destiné à être l’hymne national du futur État de la Laurentie. Les paroles sont de Gustave Lamarche, un clerc de Saint-Viateur. Il s’agirait de la dernière œuvre musicale composée par André Mathieu ». La partition est publiée en 2009 aux Éditions du Nouveau théâtre musical.

Hymne laurentien
Lève-toi, ô ma patrie,
Lève-toi, brise tes chaînes !
Dresse-toi, nation meurtrie,
Prends ta force souveraine.

C’est assez ramper dans la mort,
Sous le joug brutal d’un plus fort.
Ne languis désespérée,
Ne péris défigurée.
Souviens-toi des jours des aïeux
De l’appel sacré de ton Dieu
Et refais ton visage.
Et reprends l’héritage.
Reviens à ta fierté !

Lève-toi, ô ma patrie,
Lève-toi, brise tes chaînes !
Dresse-toi, nation meurtrie,
Prends ta force souveraine
Au cri vainqueur de liberté.

La chanson du Québec
Le site « monsieurjeff » rappelle dans quelles circonstances a été organisé le premier concours en vue de créer un hymne national québécois (http://monsieurjeff.ca/crbst_7.html).
Le 9 juin 1963 a lieu la première émission « Le Québec chante » à Télé-Métropole, soit quinze minutes consacrées à la chanson et animées par le chansonnier Jacques Blanchet.
À la fin de l’été, le concepteur de l’émission lance l’idée d’un concours pour trouver un « hymne national à la province de Québec ». Plusieurs émissions présentent au public des œuvres originales. Le gala de clôture de la série télévisée est présenté le 20 octobre. D’après l’hebdomadaire Photo Journal, il y aurait eu quatre finalistes : Gaétane Létourneau, Margot Lefebvre, André Lejeune et Muriel Millard, la « reine du music-hall », qui remporte le concours avec La chanson du Québec, dont elle a fait les paroles et la musique (https://www.dailymotion.com/video/xklo8b).

La chanson du Québec
Québec, tes villes et tes villages,
Québec, voilà notre héritage.
Que de trésors dans tes rivières,
Dans tes forêts et sous la terre.
Quelles sont jolies ta capitale,
Tes églises tes cathédrales
(Ref.)
Québec, Québec, Québec,
Tu resteras toujours
Québec, Québec, Québec,
Mon beau pays et mes amours.

Québec, à l’accueillant sourire,
Québec, tu sais danser et rire,
Ô belle province, tu nous es chère.
Tu es née d’une race fière,
Tu gardes aussi dans ta mémoire
Les noms glorieux de notre histoire.
(Ref.)

Québec est fier de son drapeau,
Québec sait le porter bien haut.
« Je me souviens, disaient nos pères,
Qu’on l’a payé ce coin de terre ».
Que Dieu protège nos familles,
Notre clergé et nos édiles.
(Ref.)

Enregistrée sur disque en 1963, la chanson du Québec avait une mélodie bien rythmée qui aurait mieux figuré dans une parade de carnaval que dans une cérémonie protocolaire. Elle est tombée « dans un oubli abyssal quelques semaines après le concours », comme l’écrivait Jacques Duval dans ses mémoires (De Gilbert Bécaud à Enzo Ferrari), en accusant « l’establishment culturel » de considérer « le canal 10 comme un vulgaire bazar de quétainerie ». Dans Le Petit journal du 10 novembre 1963, un lecteur a exprimé son mécontentement : « un hymne, c’est fait pour longtemps et ce n’est pas une chanson du ‘hit parade’. M. André Lejeune, félicitations, M. Marc Gélinas, félicitations, Mme Millard, toutes mes excuses, mais la moitié de votre chanson était de trop ».
André Lejeune figurait parmi les finalistes avec L’Hymne au Québec, une chanson qui a un peu l’allure de trame sonore d’une comédie musicale ; quelques jours après le gala, il l’offre à Marcel Chaput, chef du Parti républicain du Québec. En 1980, elle est enregistrée sur disque 45 tours sur étiquette Colibri (https://www.youtube.com/watch?v=rOODCuuU-Nw).
Jacques Duval écrit que Jacques Blanchet et Marc Gélinas ont participé au concours ; ce dernier a probablement soumis la chanson Demain qui figure sur le disque Au cochon borgne avec les indépendantistes en 1964. Les militants du RIN en ont fait un chant de ralliement dans les années 1960 (https://www.youtube.com/watch?v=kdO5HzuxI0o).

Demain
Demain, c’est un jour qui commence,
Demain, les ruisseaux vont chanter
En arrosant le sol immense
Qui couve le fleurdelisé.
Demain, par-delà nos montagnes,
L’écho pourra répéter
Par les villes et par les campagnes
Le chant de notre liberté.

Couplet 1
Depuis notre plus tendre enfance,
On nous apprend à vénérer
Les héros de la Nouvelle-France,
Les Papineau, Delormier, Chénier,
Même si cette histoire est belle,
Nous ne devons pas oublier
Que l’histoire du Québec est celle
Que nous allons nous fabriquer.
(Refrain)
Demain…

Le concours de 1978
En 1978, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal lance un concours de chants patriotiques intitulé « Chants du Québec ». Le responsable du projet était Jean-Paul Champagne, un professeur de français, militant à la SSJBM, député péquiste de 1981 à 1985.
Le but du concours « n’était pas de créer un hymne national québécois, mais bien de doter le Québec de chants qui reflètent la réalité québécoise et suscitent un sens réel d’appartenance à un pays, à une nation. De ce répertoire de qualité, le peuple québécois privilégiera spontanément un chant qui deviendra rapidement le signe de ralliement des Québécois. » On comprend entre les lignes que le concours pourrait déboucher ultimement sur un hymne national. Le concours est lancé le 29 février 1978 ; 97 personnes y participent.
En juin 1978, le jury désigne dix « chants gagnants » :

- André Angelini pour Mon beau p’tit Québec en suc’ d’érable (paroles et musique) ;
- Monique Miville-Deschênes pour Délivrance et Tout bonnement (paroles et musique) ;
- Raoul Duguay (paroles) et Yvan Ouellette (musique) pour Notre pays) ;
- Robert Garceau pour Les grands sapins, La belle et La rebelle (paroles et musique) ;
- Pierre Jasmin (musique) et Gaston Miron (paroles) pour Compagnons des Amériques ;
- Nicole et Claude Laviolette pour Peuple québécois (paroles et musique) ;
- Pierre Rochette pour De l’Estrie à la Mauricie (paroles et musique).

Le jury a également retenu six mentions spéciales :

- Guy Auger (paroles) et Étienne Bouchard (musique) pour II est un jardin ;
- Michel Barbe pour Manche de pelle (paroles et musique) ;
- Suzanne Bérubé pour En marchant vers la liberté (paroles et musique) ;
- Réjean Bouchard. Pierre Danielewski et Michel Veilleux (paroles et musique) pour Québec, Québec, t’es mon amour ;
- Michel Larouche pour Je me souviens (paroles et musique) ;
- Jacqueline Lemay pour sa chanson Comme à la Saint-Jean (paroles et musique).

Pour faire connaître ces chants patriotiques, un projet de disque prend forme avec la collaboration de Stéphane Venne et de Gilles Talbot, de Québecdisc. Le financement devait être fourni par le ministère des Affaires culturelles, mais, pour des raisons qui nous échappent, ce financement n’est pas venu et presque toutes ces œuvres sont tombées dans l’oubli.

Le concours de 1995
En 1995, c’est la Société nationale des Québécois de la Capitale qui lance un concours « pour la création d’un hymne national québécois », avec l’appui du député de Taschereau, André Gaulin. La principale responsable de ce dossier est madame Irène Belleau. « Nous avons connu des embûches, a-t-elle reconnu à La Presse (23 juin 1996). Même des indépendantistes ne voyaient pas l’importance d’avoir un chant patriotique sans indépendance. Pourtant, nous avons bien un drapeau, une devise et des emblèmes. »
Lancé en juillet 1995, le concours se termine le 29 mars 1996. Le jury examine 79 œuvres. En juin, Jeanne Landry, professeure de musique de l’Université Laval, obtient le premier prix. Son hymne, Patrie-Liberté, est interprété par le baryton Jean-François Lapointe et la contralto Caroline Ménard à la salle Henri-Gagnon du pavillon Casault de l’Université Laval.
La SNQC projetait de faire connaître ce chant à la population et de faire les pressions nécessaires pour qu’il devienne l’hymne officiel du Québec, mais il n’en reste qu’une cassette à peu près confidentielle et aucune interprétation sur Internet.

Patrie-Liberté

Il est venu le temps de mettre au monde
Cette Patrie dont nous avons rêvé
Dans l’harmonie la paix la justice
Et le respect des droits et libertés

Gardons toujours la mémoire fidèle
Le clair regard tourné vers l’avenir
Pour consentir en cette aube nouvelle
À l’immanence du désir
De naître et de grandir

Dans l’aventure misant sur la confiance
Ouvrons les bras aux gens venus d’ailleurs
Vivre avec nous une même espérance
Et partager les mêmes lendemains

Entendez-vous bruire dans le vent
Les doux accents de la langue d’ici
Entendez-vous d’amour et de fierté
Le cœur battant de la Patrie
Qui se met à chanter

L’initiative de 2011
L’idée de créer un hymne national est relancée par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal en 2011. Une soixantaine d’auteurs auraient été approchés et c’est finalement Raoul Duguay qui accepte le défi.
Son hymne Ô Kébèk est dévoilé le 13 juin 2011 et plutôt mal reçu. Il faut dire que l’hymne est à la mesure de l’artiste qu’on connaît, i.e., très long et très « duguay » ; l’auteur prend des libertés avec les mots, utilise des images étonnantes, etc. La version longue présentée le 13 juin compte huit longs couplets et pas de refrain (https://www.youtube.com/watch?v=Fj3kmOOL5Wg). La version courte, qui n’en comprend qu’un seul, aurait probablement été mieux reçue, mais c’était trop tard (https://www.youtube.com/watch?v=qS4f3_CKzCQ).

Ô Kébek
Ô Kébèk
Kébèk c’est nous gens d’ici gens de cœur
Pays unique du nord de l’Amérique
Grand peuple uni sous le fleurdelisé
Nation qui fleurit et aspire au bonheur
Sous l’arc-en-ciel de l’amour nous chantons liberté
Au fil des jours nous gardons en mémoire notre histoire
Nous allons à la rencontre de nos ressemblances
Accueillons nos différences respectons nos croyances
Notre fierté notre victoire
C’est de parler français
Et de vivre ensemble en paix

Ô Kébèk
Pays de nos amours

L’hymne et son auteur sont attaqués férocement par Patrick Lagacé dans La Presse du 14 juin (https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2415202?docsearchtext=lagac%C3%A9%20saignent). On comprend que l’auteur de l’hymne, ses opinions politiques, son style, son vocabulaire et le genre musical lui-même (l’hymne) ne soient pas au goût du chroniqueur, mais ce dernier attaque Duguay personnellement et n’informe pas correctement ses lecteurs sur deux points importants.
Il écrit que « Gens du pays existe déjà et remplissait à merveille son rôle d’hymne national officieux » , alors que toute personne sérieuse sait qu’il s’agit une ritournelle qui n’a vraiment rien d’un hymne national, même officieux, sauf le respect que je dois à Gilles Vigneault qui connaît très bien les limites de cette chanson et n’a jamais prétendu qu’il avait écrit un « hymne » utile à des fins protocolaires.
Le chroniqueur est ensuite rejoint par son ignorance quand il ajoute : « Note de service à la SSJB : le Québec n’est pas un pays », laissant entendre qu’il est prématuré de se donner un hymne national avant d’avoir un siège aux Nations unies. Il y a pourtant de nombreuses « nations-sans-pays » qui ont un hymne officiel. Seulement au Canada, les Acadiens (http://www.youtube.com/watch?v=Xy73pY1LiLY&NR=1), les Hurons (La Huronnehttps://citizenfreak.com/titles/286069-kiowarini-francois-vincent-le-dernier-souffle-de-sa-nation-the-nation-s-last-breath) et les Métis (https://albertametis.com/culture/anthem/) ont un hymne national, même s’ils n’ont pas de pays au sens formel. L’Alberta, l’Île-du-Prince-Édouard (https://www.youtube.com/watch?v=LnXP6SVYcdw) et Terre-Neuve (https://www.youtube.com/watch?v=Grlom7BQZPo) ont aussi leur hymne officiel, cette dernière depuis 1904 ! Et on ne parle pas du Jura, des Flandres, de l’île de Man, de la Catalogne… Le chroniqueur Lagacé leur dirait-il qu’ils ont tous mis la charrue avant les bœufs, comme il le fait pour les Québécois, dans une autre « belle » manifestation de mépris de soi-même ?

D’autres projets
Il serait difficile de dresser la liste de ceux et celles qui ont essayé de donner un hymne national au Québec. Retenons quelques exemples.

L’Hymne au Québec interprété par Richard Verreau date probablement des années 1960. Il est chanté sur l’air du Réveil rural composé par Oscar O’Brien pour la fameuse émission radiophonique du même nom. Les paroles sont de Guy Dupuis, un auteur sur lequel on ne trouve aucune information. Aucun disque trouvé non plus, mais l’hymne est en ligne sur Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=D5f8rq3LN4o).

Hymne au Québec
(Refrain)
Terre française d’Amérique,
Salut à toi, ô ma patrie !
De ce Québec si magnifique,
Chantons l’amour, chantons la vie !
Par ton courage et ta vaillance,
Tu sus forger ta survivance !
Fière nation fidèle à ton passé,
Bénie soit ta postérité.
1
De nos aïeux acclamons la vaillance
Qui de la France lointaine sont venus
Fonder en ces terres de Nouvelle-France
Notre chère patrie, Québec devenue.
(Refrain)
2
Que l’éclat de notre émouvante histoire
De la flamme en nos cœurs soit le soutien
À l’unisson proclamons à sa gloire
Notre fière devise « Je me souviens ».
(Refrain)

Le 24 février 1965, L’Écho du St-Maurice publie les paroles d’un Hymne au Québec composé par l’abbé Paul-Marcel Gauthier, fils du fameux folkloriste Conrad Gauthier et connu sous le pseudonyme « Jean-Baptiste Purlenne ». L’hymne est enregistré, avec des œuvres de son père, sur un disque « long play » sous étiquette Dominion. Le rythme est fort entrainant, mais les paroles témoignent d’une autre époque : l’auteur salue la « belle province » et veut rester Canadien français (http://monsieurjeff.ca/crbst_288.html).

Hymne au Québec
Je te salue, ô ma BELLE PROVINCE,
Toi, mon QUÉBEC, au destin glorieux!
Ta « FLEUR DE LYS » est un joyau de prince ;
« JE ME SOUVIENS »: motto bien savoureux!
Tu me rappelles cette « doulce France »
Noble berceau de la langue et la foi.
Fiers, sans défaillance,
Nous resterons tous Canadiens français!
Piliers de défense,
Nous lutterons pour conserver nos droits!

Le long de la vallée,
Tel un fleuve d’argent
Descends dans la contrée
Notre beau St. Laurent,
Au loin dans les campagnes
On voit ces blancs clochers,
Nos lacs et nos montagnes,
Nos coquettes cités.
Les filles sont jolies,
Nos toits hospitaliers,
Les granges bien remplies:
Gardons nos libertés!

Je te salue, ô ma BELLE PROVINCE,
Toi, mon QUÉBEC, au passé glorieux!
Fiers, sans défaillance,
Nous lutterons tout comme nos aïeux!
Piliers de défense,
Nous combattrons pour l’honneur et pour Dieu!

Dans la même veine musicale, mais politiquement différent, La Marche du Québec – Hymne à l’Indépendance a été composée (paroles et musique) par le Dr Louis-Philippe Bélisle (1907-2000) en 1968 et enregistrée, avec les arrangements musicaux de Stéphane Venne, sur disque Barclay en 1969 (https://www.dailymotion.com/video/xm6kht).
Le Dr Bélisle a milité pour la cause indépendantiste depuis l’époque de l’Alliance laurentienne jusqu’à celle du Parti Québécois. Musicalement, l’œuvre se rapproche de la chanson de Muriel Millard, en mode plus militaire, mais avec un texte politiquement plus fort.

Marche du Québec – Hymne à l’indépendance

Sous la même bannière,
Québécois d’aujourd’hui
Retrouvons la lumière;
Enfin, pour nous le soleil luit!
Que se brisent nos chaînes.
Forgeons notre destin,
Sans faiblesse et sans haine;
L’aurore est là, c’est le matin!

Dans le jour qui s’allume,
Formons notre unité;
Il est sans amertume
Le pain de la fraternité!
C’est la nuit qui s’achève,
Nous vivrons, désormais;
Travaillons donc sans trêve,
Que le Québec vive à jamais!

Après tant de souffrances,
La victoire des forts
Comble nos espérances
Et vient couronner nos efforts;
Entraînons dans la ronde
Notre peuple indompté;
À la face du monde,
Il a choisi la liberté!

En 1977, l’auteur-compositeur-interprète Jean-Pierre Bérubé propose comme « hymne national québécois » Nous sommes la nation dont il a fait la musique sur un texte de Jean-Yves Chouinard et qu’il chante avec Louise Lemire. Le disque est produit par Mon Pays (https://www.youtube.com/watch?v=KmmNSVlqPpY).

Nous sommes la nation
Patriotes, saluons bien haut
Le fleur de lys sur nos bastions
À la mémoire de ces héros
Qui ont guidé notre nation
Dans les vaillants combats des pères
Vénérons, patriotes fervents
Cet étendard de l’unité
Car ces fleurons qui parlent au vent
Inspirent amour et dignité
À la patrie qui nous est chère
(Ref.)
Pour conquérir la liberté de notre peuple solidaire (bis)

Camarades, relevons la tête
Pour regarder vers le destin
À la Saint-Jean, faisons la fête
C’est le solstice des grands matins
Des épopées même légendaires
Camarades, persistons debout
Pour faire une force à l’unisson
Que notre cœur aime jusqu’au bout
Voilà le temps des belles moissons
Et de chanter l’hymne à la Terre
(Ref.)

Québécois, nous sommes la nation
Au nom du droit et de l’Histoire
Pour protéger nos traditions
Soyons les maîtres de nos espoirs
Main dans la main comme des frères
Québécois, célébrons le jour
De proclamer la survivance
Dans le Québec de nos amours
Que l’on assume l’indépendance
En déployant notre bannière
(Ref.)

En 1990, Pierre Belleau a composé (paroles et musique) Vers mon drapeau ; Hymne à la levée du Fleurdelisé et à l’indépendance du Québec. Manon Vignola l’interprète sur YouTube (https://www.youtube.com/watch?v=qYJNNz3hrLE).

Vers mon drapeau
Paroles et musique de Pierre Belleau

Un peu de vent pour mon drapeau
Afin qu’il s’élève assez haut
Pour qu’avec lui flottent nos rêves
Et que plus jamais ne s’achève
L’espérance de liberté.

Avec toi pour nous porter
Allons d’une allure fière
Sortons enfin des frontières
De l’inégalité.

Peuple du Fleurdelisé
À son mât hisse les voiles
Ensemble allons naviguer
Par le chemin des étoiles
Petits enfants de Cartier
Découvrons une ère nouvelle
Là où notre destinée
Entre nos mains aura des ailes.

Un peu de vent pour mon drapeau
Afin qu’il s’élève assez haut
Pour qu’avec lui flottent nos rêves
Et que plus jamais ne s’achève
L’espérance de liberté.

Avec toi pour nous guider
Voguons vers d’autres rivages
Dénouons le vieil ancrage
De l’immobilité.

Peuple du Fleurdelisé
Vois ton fanion qui se dresse
Va te joindre à ses côtés
Car il est plein de promesses
Regarde le s’envoler
S’abandonner aux blancs nuages
Confondu aux cieux bleutés
Il ne saura être foulé.

Un peu de vent pour mon drapeau
Afin qu’il s’élève assez haut
Pour qu’avec lui flottent nos rêves
Et que jamais ils ne s’achèvent

Un peu de vent pour mon drapeau
Afin qu’il s’élève aussi haut
Que le plus beau de tous nos rêves
Pour qu’avec lui on se revête
D’espérance et de liberté

Pour se réapproprier l’hymne national composé par Calixa Lavallée, Paul Trottier lui a donné de nouvelles paroles et un nouveau titre, Je me souviens. Il l’interprète avec Dominique Pétin sur YouTube (https://www.youtube.com/watch?v=A6b3mqqSPkc). L’astuce est originale, mais on se retrouverait avec la même version instrumentale que le Canada.

Je me souviens
Je me souviens
De ce qu’ils ont fondé,
Partis de loin,
Épris de liberté,
Un pays à faire, à apprivoiser,
Des terres à labourer,
L’avenir, c’est eux qui nous l’ont légué,
À nous de le réaliser.
Et, en ce jour, je n’oublie pas,
Sur cette terre, je fais entendre ma voix
Et, quand j’entends l’écho, j’ouvre mes bras.


Raymond Lévesque a aussi eu cette idée lors du 400e de Québec. Le texte est pour le moment introuvable.

On pourrait aussi mentionner les initiatives de Mado De l’Isle en 2005 (Ô toi, Québec), de Claude Lalande en 2014 (Hymne au Québec), et de bien d’autres, d’une grande diversité, restés à l’état de projet, comme celui d’André Gaulin :

Salut à toi
Compagnon des Amériques
Notre patrie pays bleu du Saint-Laurent
Salut à toi
Fleurdelisé d’Atlantique
Reste toujours la terre de nos enfants
Salut à toi
Sol d’accueil et de partage
Toujours fidèle à la solidarité
Salut à toi
Corne de brume au grand large
Garde en nos cœurs l’amour de la liberté.

Conclusion : que faire ?

Le Québec ne manque pas de chansons patriotiques, comme
     Le plus beau voyage (https://www.youtube.com/watch?v=kjvwnl4I5RM),
     Le tour de l’Île (https://www.youtube.com/watch?v=Bu8M1fgiFYo),
     Les gens de mon pays (https://www.youtube.com/watch?v=2DrOl1pSpb8),
     Mon pays (chorale) (https://www.youtube.com/watch?v=1WNlyty0aVk)
     Les patriotes (https://www.youtube.com/watch?v=E6AWzIUD7qM),
     Comme un bel oiseau (https://www.youtube.com/watch?v=FHMp59ZOSKo),
     Mommy Daddy https://www.youtube.com/watch?v=dvWXZY2MuyE),
     et même Ô Carillon (https://www.youtube.com/watch?v=SNqYaTWT-ys),
mais, après de nombreux essais et plus de soixante ans après celui d’André Mathieu, le Québec n’a toujours pas d’hymne national.
Dans un texte publié par L’Action nationale en 2013, Pierre-Paul Sénéchal explique pourquoi la tâche est difficile. Selon lui, « un mélange de trois raisons pourrait expliquer pourquoi le Québec de la Révolution tranquille […] n’a pas posé le geste qu’il fallait à ce chapitre. Une première tient à la culture politique, une deuxième relève de la peur du geste, la troisième est peut-être tout simplement reliée à la difficulté de composer avec le genre musical » (https://www.action-nationale.qc.ca/revues/95-numeros-2013/janvier-2013/162-comment-chanter-un-pays-quion-ne-reconnait-plus).
La culture politique québécoise est « viscéralement “gentille” et très peu rompue aux réalités de pays ». Ainsi, « chez le Québécois d’aujourd’hui, de plus en plus, l’État renvoie à une machine à dispenser des services plutôt qu’à un territoire. Dans un tel univers de faible préoccupation pour le territoire national, faut-il comprendre que les drapeaux, essentiellement conçus pour les délimiter, et les hymnes nationaux pour les célébrer, ne revêtiraient pas une si grande signification ? »
Les gouvernements se sont tenus loin de ce dossier, réfractaires à l’idée d’un « geste de rupture ». On aura noté qu’il n’y a pas l’ombre d’une initiative gouvernementale dans les pages qui précèdent. Même l’aide financière à la diffusion de chants patriotiques a été refusée…
Enfin, Sénéchal se demande si les Québécois n’ont pas une difficulté avec ce genre musical.
« Si autant de tentatives sont restées sans lendemain sur le plan politique, se pourrait-il également qu’aucun des projets suggérés n’ait été apte à répondre adéquatement, soit aux attentes du public, soit aux exigences bien particulières d’un hymne national ? Parce qu’il s’agit bel et bien d’un genre particulier. Les Jeux olympiques ayant fait connaître les hymnes d’une foule de pays, le public s’est finalement fait une certaine idée de ce qu’est un hymne national. Tenant du sacré et du solennel, le « poème symphonique », constitutif de tout hymne national est tout sauf une chansonnette ou un conte musical et ses paroles ne doivent surtout pas tomber dans le panneau de la novlangue interculturelle si chère aux Québécois d’aujourd’hui ».
Qu’on ait élevé Gens du pays au rang d’hymne national, même officieux, et que bien des journalistes entretiennent cette idée, montre bien que la notion d’hymne n’est pas correctement comprise au Québec.
Il faut ajouter à ces explications les « maladresses » qui n’ont pas toutes été oubliées, surtout par ceux et celles qui désapprouvent (pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’exposer ici) l’adoption d’un hymne national québécois. Citons, par exemple, les propos mal avisés de Pierre Bourgault qui a souhaité un jour « que le Québec, libre enfin, devienne le premier pays du monde à n’avoir ni drapeau ni hymne national »… Mettons aussi, au rang des maladresses, l’initiative de 2011 de Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal qui a probablement brûlé l’idée d’hymne national pour un bon moment, alors que la même société avait adopté une bien meilleure voie en 1978, soit faire entendre des chants nationaux qui pourraient susciter de l’intérêt dans la population et d’autres propositions.
C’est une idée à reprendre, mais il y a de l’éducation civique préalable à faire sur la notion même d’hymne national, sur la différence entre un chant patriotique et un hymne qui sera utilisé à des fins protocolaires, lors d’événements sportifs, de remise de prix, etc. L’hymne national doit être relativement bref (même si la pièce musicale dont il est issu est très longue, comme La Marseillaise), pas trop « militaire », mais quand même dynamique, sans être pompeux. Tout un défi! Encore faudrait-il une volonté gouvernementale.

Papineau l’incorruptible, par Anne-Marie Sicotte

Surtout connue pour ses romans (Les tuques bleues, Le pays insoumis, Les accoucheuses, etc.), Anne-Marie Sicotte a lancé l’automne dernier « une enquête biographique » qui semble bien être passée sous le radar des médias, comme la majeure partie des études publiées sur l’histoire du Québec.

Ce n’est pourtant pas un mince ouvrage. Format surdimensionné (18 sur 24 cm), plus de 600 pages aux marges étroites, le premier tome de Papineau l’incorruptible impose le respect par son ampleur et requiert « du bras » à qui veut le lire sans appui !

Papineau

L’auteure n’en est pas à sa première biographie — car elle a fait autrefois celles de Gratien Gélinas et de Marie Gérin-Lajoie — ni à son premier ouvrage à caractère historique — ayant publié notamment une Histoire inédite des Patriotes remarquable pour son iconographie.
Cette fois, elle s’attaque à un monument et présente « la première biographie complète de l’homme d’État le plus important de l’histoire du Québec sous la domination britannique ».
Le premier tome, intitulé La flamme du patriote, couvre en principe les années 1786-1832 (de la naissance de Papineau à l’émeute de 1832), mais l’auteure consacre en fait une bonne dizaine de ses 42 chapitres à l’histoire de la province de Québec de la Conquête à l’Acte constitutionnel de 1791, question de fixer le décor avant l’entrée en scène de son héros dans la deuxième partie de l’ouvrage.

Papineau était un « disciple admirateur passionné » de Cicéron selon qui « la première loi de l’histoire est de ne rien dire de faux et de ne rien taire de vrai ». Sa biographe s’en inspire et annonce ses couleurs en quatrième de couverture : son Papineau « déploie toutes ses forces vives à combattre le despotisme et le racisme de l’oligarchie qui, depuis la Conquête de 1760, s’agrippe au pouvoir exécutif et puise sans vergogne dans le Trésor public ».
L’ouvrage est engagé. L’auteure ne ménage pas ses mots pour décrire les « Britons », la « coterie de tyrans » et leurs « marionnettes » : Leclère, un « vire capot », Ellice, « voleur et fourbe », Gale, un « polisson », Craig, « un incapable d’une vanité sans bornes », Sewell, un « despote », dont « l’haleine empoisonne » ; le Grand jury est « paqueté », le procureur général, « pervers », la minorité briton, « fanatique » et « arrogante ». Elle en garde pour le Conseil législatif, la bête noire des réformistes, qui rassemble des « vieillards malfaisants » et des « incubes oppressifs » (incube, démon mâle qui aime abuser d’une femme endormie). Le ton n’est pas très académique, mais toujours près de l’époque.
L’auteure ne se limite pas à la politique. Elle s’intéresse à la famille Papineau, ses joies et ses deuils, la santé, l’éducation, les loisirs, les voyages, les cultures et les affaires ; la correspondance de Papineau et de sa femme lui permet d’exposer les sentiments d’un père de famille qui regrette l’éloignement des siens lors des naissances, des anniversaires et des fêtes, au point de remettre en cause son engagement politique.

L’ouvrage n’a pas d’introduction théorique, méthodologique ou historiographique : il  raconter ce qui se passe sur le terrain en s’appuyant sur une documentation colossale devenue familière à l’auteure à la suite de ses travaux antérieurs, historiques ou littéraires. La correspondance et les journaux personnels des membres de la famille Papineau sont maintenant facilement accessibles, les « papiers-nouvelles »  de l’époque aussi. L’auteure a de plus dépouillé les procès-verbaux (« journaux ») de la Chambre d’assemblée et du Conseil législatif, ce qui lui permet de suivre Papineau et ses partisans à la trace, systématiquement, session par session, dans leurs luttes incessantes pour des réformes et la conservation de leurs droits.

Les citations sont innombrables, mais présentées sans références précises, ce qu’on lui reprochera sûrement en certains milieux. Les sources sont « détaillées par chapitre » à la fin de l’ouvrage. Pour chaque thème abordé dans un chapitre, on trouve donc des références abrégées ; par exemple, au chapitre 1 :

« Trottoirs en pierres brutes et petite rivière bourbeuse : Papineau, Amédée (1880).
Faible et poltron : Louis-Joseph à Julie, 15 décembre 1828.
Pilori : Gaspé, Philippe Aubert de (2007) ».

On comprend pour l’instant qu’il s’agit d’un écrit d’Amédée, d’une lettre de Papineau et d’un extrait des Mémoires (probablement) d’Aubert de Gaspé, mais on éprouve parfois la frustration de ne pas savoir de qui sont les citations.  Ainsi, p. 420, l’auteure écrit qu’une décision du ministre des Colonies  « consacre un principe immoral absurde, contraire à tous les principes du droit constitutionnel anglais et de son droit public colonial ». Qui parle? Papineau, un journaliste?

Il faudra cependant attendre le deuxième tome pour avoir la bibliographie et les références complètes des ouvrages cités. C’est un peu frustrant pour ceux et celles (bien rares au demeurant…) qui voudront aller vérifier les sources de madame Sicotte, mais trente pages de « références », sur deux colonnes, ça ne s’invente pas: c’est le résultat d’un énorme travail de recherche par une auteure acharnée qui consacré des années à la rédaction de cette œuvre et trouvé les ressources pour la faire publier, y compris une contribution du patron de Québecor qui est dument remercié en page 4.

Deuxième tome en mai.

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Anne-Marie Sicotte, Papineau l’incorruptible, T.1 : La flamme du patriote (1786-1832), Montréal, Carte blanche, 2022, 640 p.

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (3)

(Suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-2/)

***

L’édifice situé au 26 du chemin du Roy Est a été la première Auberge du Faubourg. Léonard Bourgault l’avait bâtie sur le site de la charronnerie de son père Cyprien incendiée en 1933. Au début des années 1940, il préféra repartir à neuf (là où son œuvre décrépit actuellement), tout en gardant un nom devenu incongru à deux kilomètres du faubourg…Charronneriec1930

La charronnerie de Cyprien Bourgault, incendiée en 1933 (coll. BANQ).

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L’Auberge du Faubourg vers 1940 (coll. privée).

Plusieurs commerces ont occupé le rez-de-chaussée par la suite, dont une pharmacie. En 1956 ouvrait l’Unité sanitaire du comté qui faisait partie d’un réseau chargé d’améliorer les conditions de santé des enfants (dont le taux de mortalité était anormalement élevé), par la prévention, l’éducation, la vaccination, le dépistage et la lutte contre les maladies contagieuses. Quelques familles vivaient dans des appartements à l’étage, dont une famille Fortin, qui avait une fille de mon âge, et celle de Josaphat Robichaud (marié en 1936), qui était propriétaire du bâtiment et dont les enfants étaient un peu plus vieux que nous.
Unité sanitaire-nouvelle
Ch du Roy  coté est

Le chemin du Roy dans les années cinquante; en partant du coin gauche, en bas, les toits de l’Unité sanitaire et de la beurrerie, le magasin Robichaud avec son escalier en fer forgé, les maisons d’Olivine, du bedeau Chouinard, du barbier Cloutier et de Georges Ouellet (coll. privée).

Je me rappelle y avoir vu une pièce où s’amoncelaient des dizaines de casse-têtes représentant le cabinet Duplessis. Ce matériel publicitaire original a été distribué dans les écoles en 1956 ; j’avais 8 ans. C’était peut-être chez le docteur Lizotte, député du comté, qui a eu son bureau dans cet édifice.
Le dernier bâtiment de la rue, au bas de la côte, était le Vivoir moderne, un magasin qui offrait un « ameublement complet de maison » et avait été ouvert à la fin des années 1940 par Jean-Albert Morin. Marié en 1948, le propriétaire habitait, en haut de la côte (4, avenue De Gaspé Est), dans la maison où sa mère Jeanne Dupont a longtemps tenu le bureau de poste. Il est mort subitement en 1964, à 47 ans, laissant une veuve avec quatre enfants. Madame Morin, née Brigitte Toussaint, s’occupait de la bibliothèque municipale où nous allions emprunter des livres après la messe du dimanche.
Cet édifice a été « modernisé » récemment ; agrandi et haussé d’un étage, il ressemble vaguement à l’original.

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Ch du Roy  et Alcide +maison DuvalLe magasin d’Alcide Robichaud et la maison Duval agrandie (1950?)

En face de l’Unité sanitaire s’élevait un bâtiment moderne dont l’entrée principale était sur la route nationale. C’était le magasin d’Alcide Robichaud (marié aussi en 1948), un frère des « p’tites Petit ». Il vivait à l’étage avec son épouse et quatre enfants.
Ce commerce (un « magasin de confections ») établi à la fin des années 1940 se nommait « Aux variétés St-Jean », mais, pour les habitués, c’était « Chez Ti-Cide ». On y allait surtout pour les chaussures et les bottes, puisque ma mère nous habillait pratiquement de la tête aux pieds, réparant les vêtements endommagés et faisant parfois « du neu’ avec du vieux ».
Le cas de la maison Duval (derrière la mercerie) est compliqué, car le bâtiment a aujourd’hui des adresses sur l’avenue de Gaspé Est (11, 13, 15 et 17) et sur le chemin du Roy Est (23, 25 et 27).
Cette maison ne ressemble évidemment plus à ce qu’elle était à l’origine, quand le notaire Duval l’a fait construire vers 1860. On y accédait alors par le chemin du Roy. Après le décès du notaire (en 1910), la maison est passée à son fils Hospice, chef de gare (décédé en 1933), puis à la fille de ce dernier, Anita, célibataire.Ch du roy c1865 (Edwards) réduite

À gauche, la maison du notaire Duval en 1869 (coll. BANQ, photo Edwards).

Basse-ville-maison Duval c1945

La maison Duval, probablement à la fin des années quarante; les chemins n’étaient pas ouverts en hiver avant le début des années cinquante (coll. privée).

Dans Le Soleil du 16 avril 1944, une fille du notaire Duval rappelait que « les propriétés de son père avaient fort belle apparence avec leurs jardins et leurs grands arbres ». Et le journaliste d’ajouter : « Hélas ! Arbres et jardins ont vécu comme bien d’autres déjà. »
Au fil des ans, la maison a été agrandie, haussée d’un étage et divisée en appartements. Je me souviens y avoir livré L’Action catholique, vers 1960, chez Marcelle Chamard, qui était chef téléphoniste au « central » alors situé chez Eustache Anctil (aujourd’hui la Savonnerie Quai des Bulles); on était encore à l’époque où, pour obtenir une communication, il fallait passer par des « standardistes » qui effectuaient individuellement les raccordements entre les abonnés.
À mon souvenir, un vieux monsieur résidait dans un appartement qui donnait sur le chemin du Roy, probablement Arthur Dupil, un cousin d’Anita Duval, qui vivait « séparé de corps », comme on disait, de son épouse Marie-Anna Fournier, organiste à l’église dans les années cinquante. Dupil est mort en 1964 et son épouse, en 1976, à 91 ans. Quant à Anita, un personnage singulier, on dit qu’elle sortait la nuit, avec des verres fumés, et faisait des visites au cimetière… Elle est décédée à l’hôpital Saint-Michel Archange en 1982.

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À l’ouest du ruisseau des Charlots, habitait la famille de Gérard Laboissonnière et de Cécile Dumas, dans la maison (numéro 19) où vivaient les parents de cette dernière depuis les années 1920 ; Charles Dumas était le demi-frère de Gaspard qui avait transformé l’ancienne résidence du curé Boissonnault en Auberge du touriste. Marié en 1945, monsieur Laboissonnière était commis au Vivoir moderne; le couple avait trois enfants.

19chduRoyE, 1962,modif

La maison Laboissonnière (numéro 19); elle avait auparavant un toit à deux versants (coll. privée).

Au numéro 17 (la maison que mes parents ont possédée de 1944 à 1947), c’était madame Leblanc, née Marie Deschênes, veuve d’Albert Leblanc, marchand de Saint-Aubert. En juillet 1944, ce dernier avait été heurté mortellement par une voiture alors qu’il circulait à bicyclette sur la route 24 (aujourd’hui la 204) au sud de son village. Madame Leblanc s’installa ensuite à Saint-Jean-Port-Joli, avec une fille unique qui sera, sur le chemin du Roy, le visage d’une maladie infectieuse, la poliomyélite, qui nous faisait tous peur à cette époque, jusqu’à ce qu’un vaccin permette de l’éradiquer.Maison Leblanc à Sol

La maison Leblanc (coll. privée)

L’espace cimenté entre la maison et le trottoir réunissait souvent les enfants du voisinage. Je ne sais pas pourquoi je me souviens aussi d’une « séance », composée probablement de saynètes et de chansons, tenue dans cette maison et terminée par un hymne national, comme dans les réunions d’adultes, mais plutôt irrévérencieux : « Ô Canada (crotte de chats)/terre de nos aïeux (crotte de bœufs)/ton front est ceint (crotte de chien)… » De la grande poésie enfantine.

Enfants du Ch du Roy c 1947Des enfants sur le parterre (entre le no 15 et no 17) en 1947: Germain et Annette Deschênes, Marie-Paule et Marcelle Jean (des cousines qui vivaient à Saint-Jean à l’époque), Pierrette, Thérèse et Jean-Marie Pelletier, et Corinne Deschênes (sans lien de parenté) qui résidait rue de la Station (coll. privée).

La plupart des maisons anciennes de la rue avaient une « galerie » où on prenait place dans des « berçantes » pour se reposer, prendre le frais et regarder passer les gens. Comme l’église, le presbytère, la coopérative, le bureau de poste, la banque, etc. étaient tous du même côté, il en passait beaucoup. La maison des Pelletier (numéro 15), nos voisins de gauche, avait pour sa part une sorte de portique vitré semi-circulaire qui permettait à deux ou trois personnes de s’asseoir bien confortablement et discrètement derrière des stores ou des rideaux.

Gsston et chat013Gaston sur la galerie, avec l’un des rares chats de la maison (coll. privée).

1967Jude et Solange, sur la même galerie (coll. privée).

Les Pelletier se sont mariés en 1938 et ont eu quatre enfants pendant la guerre. Le père était menuisier et, avant le prolongement de la 204, il devait circuler par une allée plutôt étroite entre son terrain et le nôtre pour accéder à sa cour ; disons que ses relations avec les poteaux de notre clôture se sont terminées par un score de 3 ou 4 à 0 en faveur de son camion…
Les Pelletier gardaient quelques animaux, dont des poules et une vache. C’était la tâche de madame Pelletier, née Corine Chouinard, de traire la vache qu’elle faisait pacager sur un petit terrain près de la rue de la Branlette. Il est donc arrivé de voir, certains soirs d’été, une ribambelle d’enfants escorter l’animal le long de la « route de la Station ».

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Presque tous les gens qui habitaient le chemin du Roy Est à cette époque sont partis, laissant fort peu de descendants; il y avait bien une bonne douzaine de célibataires qui n’ont pas contribué au boom d’après-guerre. Les maisons, elles, sont toutes là, souvent rénovées, restaurées, refenestrées et recouvertes, avec un bonheur inégal. Certaines résidences sont devenues des commerces, d’autres ont fait le chemin inverse.

Les entreprises (restaurants, commerces, maison funéraire, etc.) qui se sont accumulées au carrefour de la 204 contribuent à l’augmentation de la circulation sur le chemin du Roy. Dans les années cinquante, il n’y avait même pas une automobile à toutes les maisons.
Ce n’était probablement pas propre au chemin du Roy, mais on aura noté le nombre de personnes qui vivaient sur leur lieu de travail ou très proche : « Ti-Cide » habitait au-dessus de son commerce, Gérard Laboissonnière travaillait de l’autre côté de la rue, Antonio Deschênes a eu longtemps son bureau de gérant dans sa maison, Gérard sculptait dans sa boutique, le « taxi » Normand attendait les appels chez lui, le ferblantier, le réparateur de télé et le barbier travaillaient chez eux, idem pour les « P’tites bedeau » et Olivine, les « P’tites Petit » résidaient au-dessus du magasin, le beurrier, au-dessus de la beurrerie, Jean-Albert Morin, à côté du Vivoir. Les deux travailleurs de la construction (Pelletier et Legros) et le vidangeur (Ouellet) faisaient exception.
L’asphalte omniprésent est probablement incontournable, mais qui a décidé de faire zigzaguer les fils électriques d’un côté à l’autre de la rue ? On peut rêver d’un chemin où ils seraient enfouis, comme on l’a fait par exemple à Saint-André-de-Kamouraska.
Chemin du roy Bergevin réduiteLe chemin du Roy, aquarelle de P. Bergevin, coll. privée.

Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (2)

(suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/29/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante/)

Revenons sur nos pas, du côté sud du chemin du Roy.
Avant d’accueillir Bonté divine en 2003, la maison située au 2, chemin du Roy Est, a logé de nombreuses familles dont mes parents qui y ont vécu leur première année de mariage (1943-1944). Ma sœur aînée y a vu le jour. Dans la famille qui vivait là en 1960, il y avait une Louise, la première fille dont j’ai eu la photographie.
C’est aussi dans cette maison que Gilles Picard a réparé des appareils de télévision. C’était la belle époque où on pouvait faire venir un technicien à la maison quand on ne réussissait pas, en manipulant les boutons, à arrêter l’écran de sauter ou à le « déneiger ».
Les deux bâtiments qui suivent à l’est (numéros 4 et 6) — et détonnent par leur modernité — ont été bâtis par Adrien Picard (frère du précédent) qui logeait à l’étage supérieur du numéro 6, au-dessus de son commerce de meubles, avant de construire le numéro 4, pour permettre l’expansion de ses affaires.
Vient ensuite la maison de Georges Ouellet (numéro 8), commerçant et mécanicien mort en 1960. Sa maison est passée à son fils Honoré,  cantonnier à la Voirie, qui s’est marié sur le tard et a eu des enfants après mon départ de Saint-Jean. « Noré » était un autre résident du chemin du Roy qui laissait les enfants pressés prendre des raccourcis. Pour se rendre à la patinoire du collège Fleury, on passait tout bonnement entre sa maison et son hangar, enjambant une « clôture de broche » au fond du terrain puis traversant un terrain vague pour atteindre le coin de la rue Fleury et, de là, notre objectif. À mon souvenir, il ne se plaignait pas.

8chduRoyE réduite

L’oncle Marcel Caron avec neveux et nièces vers 1950 : Marie-Paule Jean, Germain, Annette et Denis Deschênes devant la maison de Georges Ouellet (coll. privée).

Son frère Roméo s’est marié au début des années cinquante et s’est bâti à l’est de la maison familiale (numéro 10) ; ses six enfants étaient plus jeunes que nous, mais tout aussi « babyboomers ». C’est lui qui a été le premier à ramasser les vidanges dans le village. Auparavant, chacun se débrouillait avec ses détritus heureusement beaucoup moins abondants qu’aujourd’hui, surtout le plastique. On brûlait beaucoup de choses dans les cuisinières à bois et on avait accès à un dépotoir au début du 2e Rang Ouest.

Notre voisin d’en face (12) était Rosaire Cloutier, barbier de son état, marié en 1943 et père d’une seule fille qui devint coiffeuse. Je ne me souviens pas d’être passé sous son « clipper » ; notre mère nous « faisait les cheveux ». La maison de Rosaire se distinguait par son style « boomtown » (apparu en Amérique du Nord, vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle), la seule du genre dans la rue et une des rares dans la paroisse.
12chduRoyE,réduiteAnnette devant la maison du barbier Cloutier; à gauche, la maison du bedeau Chouinard (coll. privée).

Quand je suis né, la maison portant aujourd’hui le no 14 était la résidence d’Alfred Chouinard, qui, entre autres métiers, a été « bedeau » (sacristain) de 1921 jusqu’en 1950 et gérant de la caisse populaire à ses débuts. Son épouse est morte en 1947, mais l’ancien sacristain a vécu jusqu’à 95 ans, avec le soutien de ses deux filles célibataires, Rose et Lucille, qu’on appelait naturellement « les P’tites bedeau ». Elles géraient un modeste magasin de type « 5-10-15 » (formule créée au tournant du XXe siècle par Woolworth, « Five-and-dime ») où on pouvait acheter des cadeaux à bon prix. Comme quelques autres propriétaires de la rue, les Chouinard avaient un grand mât (on disait « mai », comme à l’époque seigneuriale) et pavoisaient lors des fêtes civiles ou religieuses.
14chduRoyE,réduite. 1946Denis devant le magasin des « P’tites bedeau » en 1946; on peut voir les enseignes de la Fonderie de L’Islet représentée à Saint-Jean par monsieur Chouinard (coll. privée).

Les demoiselles Chouinard avaient une autre célibataire comme voisine au 16, chemin du Roy Est. Née à Saint-Eugène en 1918, « Olivine » offrait la maternelle dès 4 ans et des cours de rattrapage. Elle était la demi-sœur de Louis-Nazaire Thibault, aumônier des écoles secondaires de Saint-Jean-Port-Joli et de L’Islet dans les années 1960. Aux dernières nouvelles, cette petite femme autrefois perchée sur des talons hauts serait toujours vivante quelque part à Québec. Une propriétaire subséquente de sa maison aurait, dit-on, trouvé une somme importante en restaurant un escalier. Mystère.
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Hôtel BellevueLe magasin de « Petit » Robichaud dans les années 1940; à droite, la maison d’Olivine (coll. privée).
Ce n’est pas une ou deux, mais trois autres demoiselles qui vivaient au numéro 20, au-dessus du magasin général fondé en 1922 par leur père Eugène « Petit » Robichaud. Il y avait Joséphine (née en 1903), Blanche et Marie-Paule (des jumelles nées en 1906) ; leur frère Raoul (pourtant baptisé Joseph-Maurice en 1908), dit « Ti-Roul », complétait le quatuor de célibataires.
« Petit » Robichaud avait aussi exploité un hôtel et une salle à manger dans ce bâtiment, puis un autre hôtel et des cabines (qui se retrouveront au Petit Fribourg) sur l’emplacement actuel du parc du Chanoine-Fleury. Après sa mort en 1954, les « P’tites Petit » ont hérité du magasin converti en quincaillerie par leur frère Camille en 1963.  « Ti-Roul » et ses sœurs iront vivre dans une maison neuve au 19, avenue de Gaspé Ouest.

Blanche Robichaud-nouvelleBlanche  R012
Entre-temps, Blanche était morte dans un bête accident. Une automobile mal stationnée devant le Castel des falaises a descendu la pente, traversé la rue et heurté la demoiselle Robichaud alors qu’elle se trouvait devant la banque ou le bureau de poste.
Entre les numéros civiques 16 et 20, une ruelle menait à la maison des Legros, un peu en retrait du chemin. Marié en 1943, Robert Legros avait d’abord travaillé à Québec, où il effectuait des tests sur le beurre dans un laboratoire, mais il était revenu dans sa paroisse natale et, pour le bien de sa santé, travaillait principalement à l’extérieur sur des chantiers de construction. Ses deux premiers enfants étaient nés à Québec et cinq autres s’ajouteront à Saint-Jean pour composer une autre famille majoritairement « babyboomer », dans les mêmes âges que la nôtre. Hôtel-lobby + BeurrerieLe magasin « Petit » Robichaud et la beurrerie au début des années 1960 (coll. privée).

C’était aussi le cas de la famille d’Amédée Bérubé que la Coopérative agricole a embauché pour gérer la beurrerie qu’elle venait d’acquérir en 1942. Originaire de Saint-Pacôme, « Médée » s’était marié à Saint-Denis en 1941 et a élevé ses neuf enfants au-dessus de la fabrique de beurre transformée aujourd’hui en résidence (no 24).
Le beurre était produit localement à cette époque. J’ai souvent participé à la collecte des bidons dans les rangs de la paroisse avec un employé de la coopérative. Il était commode, pour lui, d’avoir un « helper » qui approchait les bidons vides à la porte du camion et rangeait les bidons pleins à l’autre bout de la plateforme. Le beurrier recevait la crème des « habitants » et effectuait ou supervisait toutes les tâches, de la réception à l’emballage en passant par les tests de gras et le barattage, avec des ressources minimales et des mesures de sécurité à l’avenant : quand il sortait le beurre avec sa grande palette de bois, un gamin pouvait se hasarder à passer le doigt par l’ouverture de la grande baratte pour un « test de qualité »…
La cour de la beurrerie pouvait servir d’espace de jeux. Une simple « canne » au milieu de la cour pouvait occuper des enfants pendant quelques heures. Certains soirs d’hiver, on pouvait voir deux Bérubé contre deux Deschênes avec une balle, des bâtons de hockey rafistolés, des bidons comme poteaux de but. Mais le centre d’intérêt hivernal était à quelque 200 pieds derrière la beurrerie et le magasin général : c’était « l’écluse », un étang artificiel, qui servait de patinoire aux petits et grands enfants du quartier. Personne n’aurait eu l’idée de patauger dans ce plan d’eau fangeux avant le gel, mais, si le temps le permettait, on pouvait y tourner en rond pendant quelques semaines en hiver. En sécurité ? C’est une autre question.
Cet étang aujourd’hui disparu avait été formé en barrant le ruisseau des Charlots, ainsi désigné en l’honneur de Charles et Narcisse Duval, les frères un peu spéciaux du notaire Zéphirin. Ce barrage avait été construit pour servir de réservoir en cas d’incendie dans le village.

Le ruisseau avait un faible débit. En bas du barrage, il coulait derrière la beurrerie et passait sous le magasin général (!) puis sous le chemin du Roy. De là, jusqu’à la route nationale, on aurait pu théoriquement y lancer des petits voiliers à la Paolo Noël, mais, à une époque où le village n’avait pas de système d’aqueduc et d’égout, personne n’avait le goût d’y mettre le pied. Le ruisseau prenait parfois une teinte laiteuse, dont on devinait l’origine, et Dieu sait ce qui pouvait tomber du magasin général…

Dans La Patrie du 6 avril 1947, Gérard Ouellet imaginait sa paroisse en 1997 : « […] le ruisseau des Charlots, qui dégageait des odeurs nauséabondes en été — vous vous souvenez les anciens — […] se perd dans le très moderne système d’égouts qui a remplacé celui de 1948 ». Ouellet était optimiste : la « modernité » est venue seulement dans les années soixante et on a décidé d’acheminer les eaux usées directement dans le fleuve, une mauvaise nouvelle pour les pêcheurs à la loche à l’est du quai et les baigneurs à la « plage » du Castel.
(Suite à https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-3/ )