Pour le bénéfice de ceux qui ne lisent pas régulièrement l’hebdomadaire français Le Point, la Presse canadienne a mis à la disposition des journaux québécois le résumé d’une remarquable et rare entrevue que le milliardaire Paul Desmarais a donnée à Patrick Bonazza (26 juin 2008).
Les Français ont appris notamment que le magnat des affaires a « la haute main sur la presse de la Belle Province ». Ils ont aussi été mis au parfum de la position éditoriale du journal La Presse : « … nous sommes fédéralistes. […] Le point de vue des séparatistes peut apparaître, mais la ligne éditoriale est fédéraliste. Il n’y a pas d’ambiguïtés. Si le Québec se sépare, ce sera sa fin. Moi, je suis attaché à la liberté et à la démocratie. Bien sûr, notre directeur de la rédaction est fédéraliste. Mais c’est lui qui mène son affaire. Je ne l’appelle pas pour lui dire ce qu’il doit faire ». Les Français ont sûrement compris que le directeur en question n’a pas besoin de dessin.
Le Globe and Mail a fait écho à ce reportage le 3 juillet avec une pointe de jalousie: « It is the first time in years that the Power Corp. of Canada patriarch has sat down with a journalist anywhere». Les quotidiens de Québécor ont publié la dépêche de la Presse canadienne le 4 juillet. Les journaux de Gesca n’ont pas repris cet article élogieux sur leur propriétaire.
Probablement un signe d’humilité.
Une ignorance stupéfiante, en effet…
S’il fallait illustrer à quel point les fêtes du 400e ont manqué de contenu sur l’histoire de Québec, on pourrait citer le « point de vue » publié dans Le Soleil du 22 juillet par trois étudiants en histoire sous le titre « Une ignorance stupéfiante ». J’exagère évidemment : la Société du 400e n’est pas responsable des lacunes de l’enseignement de l’histoire au Québec et surtout pas des conséquences d’un enseignement qui se préoccupe médiocrement des faits et des dates pour privilégier les « grandes interprétations ».
Trois éléments de cette lettre ouverte méritent une réaction.
D’après les auteurs, au moment où Champlain fonde un comptoir de traite à Québec, « des populations francophones s’enracinaient déjà en Amérique ». Ce serait une éminente contribution à nos connaissances s’ils pouvaient révéler le lieu de ces « enracinements ». En 1608, les essais brésilien et floridien sont de l’histoire ancienne; l’établissement acadien de Port-Royal est fermé; à part les pêcheurs qui jettent l’ancre (et non des racines) dans le golfe, les gens de Champlain sont les seuls à porter les couleurs françaises.
Ces auteurs reprennent aussi une légende urbaine au sujet de la population « majoritairement anglophone » à Québec au XIXe siècle. Ils lisent peut-être trop de chroniques d’Alain Dubuc, qui a écrit la même chose récemment. Les Québécois d’origine britannique ont représenté environ 40 % de la population de Québec au milieu du siècle, résultat de la grande vague d’immigration irlandaise des années 1840. Ce pourcentage a baissé ensuite très rapidement pour se situer aux environs de 15 % vers 1900.
Enfin, pour ces trois étudiants en histoire, 2008 est l’anniversaire de la ville de Québec, « n’en déplaise à ceux qui veulent y voir autre chose de moins banal ». Là, il était temps qu’ils interviennent. Est-on en train de dépenser près de 100 millions de dollars pour un anniversaire « banal » ? Tout ce que nous avons de dirigeants politiques, du maire de Québec à la gouverneure générale, se fend de grands discours depuis plusieurs mois pour nous dire que la fondation de Québec marque le début de l’Amérique française. Ces déclarations protocolaires ne se sont pas concrétisées souvent dans les fêtes mais on était plusieurs à y croire…
Cent ans après
Pour ceux qui n’y étaient pas (…), les historiens ont raconté comment les fêtes du 300e anniversaire de Québec ont été marquées de l’empreinte de l’empire britannique avec la présence du prince de Galles, ses troupes et sa marine. Sur les Plaines, de grands pageants (reconstitutions historiques) racontant l’histoire de la Nouvelle-France furent cependant le clou des festivités.
En 2008, le plus haut dignitaire étranger accueilli à Québec a été le premier ministre de la France. Si la tendance se maintient, le spectacle qui passera à l’histoire comme le moment fort des fêtes du 400e (dixit Radio-Canada) sera celui de Paul McCartney sur les Plaines, accompagné de « chanteurs indigènes » (ne me lapidez pas: le mot est de Sylvain Lelièvre) chantant aussi en anglais.
Prenons un moment pour méditer sur l’évolution de la nation québécoise, en attendant l’avènement de Céline.
Les « Rencontres » du 3 juillet : « speed dating » historique
(Texte préparé pour le collectif Commémoration 1608-2008, 12 juillet 2008; publié dans Le Devoir le 16 juillet)
La Société du 400e a fait le point sur les quatre journées qui constituaient le cœur des célébrations de 2008 et qui comprenaient le tiers de ses « grands événements », soit Bonne fête, Québec (messe, salut à Champlain, parade, feux d’artifice, etc.), les spectacles Québec plein la rue, la Grande Rencontre familiale sur les plaines et le spectacle Rencontres devant l’hôtel du Parlement. Satisfaction bien légitime et soulagement certain : les autres grands événements couleront comme un festival quatre-saisons avec le karaoké de Deschamps, le Chemin qui marche (spectacle sur le fleuve), Céline (avec accent, pour la circonstance), le Cirque du Soleil et le Beatle des plaines d’Abraham.
Touché par les félicitations méritées qui viennent du public, le directeur général a résumé son état d’esprit : « J’essaie de trouver quelque chose qui n’a pas marché mais j’ai de la misère, pour être franc avec vous ». La presse ne l’a pas aidé dans ses recherches ; pourtant, si le bulletin est excellent sur le plan festif, il reste une matière avec laquelle la Société du 400e éprouve des difficultés.
De toutes les activités de cette grande semaine, la seule qui promettait un contenu historique était Rencontres, les autres étant protocolaires ou festives. Les concepteurs ont eu le génie de mobiliser Champlain, magnifiquement personnifié par Yves Jacques, et les autres statues de la façade de l’hôtel du Parlement ; ils ont habilement utilisé la fontaine de Tourny pour donner du mouvement à ce spectacle original. D’autres concepteurs avaient utilisé la façade comme fond de scène mais on est allé plus loin cette fois-ci en sortant les bronzes de leurs niches pour en faire des acteurs, des danseurs et des acrobates.
Pour évaluer ce « spectacle commémoratif », il faut rappeler ce qui était prévu au programme : « C’est Samuel de Champlain […] qui racontera ces 400 ans à travers plus de dix tableaux impressionnistes et musicaux. Les plus beaux textes de la poésie et de la chanson d’ici seront pour l’occasion interprétés par de grandes voix du Québec et de la francophonie ». Du Québec ou de la ville de Québec? La confusion est facile. A-t-on vu la ville, ses auteurs-compositeurs et ses interprètes dans ces chansons ? À part les Ailes d’un ange (qui mentionne le mot « Québec »), y en avait-il une seule ? Faut-il comprendre que le sujet avait été brûlé le 31 décembre et la liste des candidats, épuisée ? Yves Jacques a donné une franche explication dans le Soleil du 6 juillet : « On fait les choix en fonction des artistes qu’on peut avoir. Or, après le fiasco du 31 décembre, il n’y a plus un artiste qui voulait participer à quoi que ce soit du 400e. Personne ne voulait faire le spectacle. On fait avec ». Pour avoir seulement surmonté cet obstacle, les artisans du spectacle du 3 juillet méritent des félicitations.
Sur le plan artistique, chacun évaluera le spectacle selon ses goûts musicaux. Tant mieux si l’on reconnaît les « plus beaux textes de la poésie et de la chanson d’ici » dans ce que Charlebois, Dufresne et Pagliaro ont chanté ou dans les airs sud-américains d’Alys Roby. Que reste-t-il alors de nos meilleurs ? Bozo, un Tour de l’île écourté de plusieurs milles, mais heureusement une finale signée Leclerc et un Vigneault bien vivant avec Gens du pays. Certes, sa chanson Les Gens de mon pays aurait résonné davantage, mais on imagine que Vigneault n’a pas eu à choisir. En descendant la rue Saint-Jean, Quartier latin, Jos Monferrand ou Les Québécoises auraient eu leur place dans un spectacle qui devait honorer la ville de Québec, tout comme le Programme double, Tôt ou tard, La basse ville ou La partie de hockey d’un Sylvain Lelièvre totalement ignoré.
Le contenu historique du spectacle tenait essentiellement dans deux ou trois chansons (dont l’acadienne Évangéline), la présence de Champlain et l’introduction des tableaux qui ne pouvaient aller au-delà d’un « beau clin d’œil », comme Yves Jacques l’a dit. Dans le tableau sur la femme, par exemple, il n’a pu que mentionner quelques noms et on a enchaîné avec le Rock pour un gars de bicycle, un hymne douteux à la condition féminine. Dans une autre introduction, il était question des statues qui dialoguaient, mais leurs propos tenaient en quelques mots sans véritable pertinence avec l’interprète qui suivait. Les bronzes en auraient pourtant eu long à dire : Frontenac avec ses canons, Montcalm qui meurt au combat, Lévis qui gagne à Sainte-Foy, puis Papineau qui représente ses compatriotes, La Fontaine qui insiste pour parler français au Parlement, Mercier et Duplessis qui plaident l’autonomie, Lesage, maître chez lui, Lévesque, souverainiste, et Bourassa, « libre de ses choix ». Ces « rencontres » n’ont pas eu lieu.
Au lieu de prendre acte du succès indéniable de ce spectacle en tant que tel, la Société du 400e tient absolument à lui conférer un « caractère historique » : « On ne voulait pas d’un show de variété », a déclaré le directeur général (Le Soleil, 7 juillet). Bien placé pour en juger, mais peut-être peu diplomate, Yves Jacques avait justement dit le contraire la veille : « […] c’est de la variété, pas un spectacle historique ». Il sait la différence entre Rencontres et un spectacle à caractère historique comme La Fabuleuse qui raconte le Saguenay—Lac-Saint-Jean (un projet de ce type a été proposé sans succès à la Société du 400e) et ce qui distingue Rencontres du Moulin à images de Robert Lepage, une prouesse artistique et technologique qui est entièrement consacrée à l’histoire de Québec, divisée en périodes originales, évidemment très brève en matière de contenu, impressionniste, tel que promis.
Dans l’entrevue déjà citée, Yves Jacques dit avoir insisté pour porter les couleurs de la France et du Québec : « Ce n’est pas la naissance du Canada qu’on fête mais la naissance de Québec et par le fait même du fait français en Amérique ». Dans le point de presse de dimanche (Le Soleil, 7 juillet), le directeur général du 400e s’est aussi aventuré sur le même sujet en comparant 2008 et 1908 : « En 2008, on sent que le fait francophone et la survivance de la langue française en Amérique du Nord ont été au centre des festivités » de la semaine ; la presse l’a aussitôt « questionné sur ces propos » et il a dû se défendre « de faire de la politique » : « C’est un état de fait, ce n’est pas une opinion, a-t-il justifié. À la Société, on n’a rien téléguidé, mais les choses se sont faites comme ça… »
Rien téléguidé? Les historiens verront bien si la Société du 400e elle-même ne l’était pas. Entre-temps, si les choses « se sont faites comme cela » (soit pas exactement comme elles étaient prévues), c’est parce que des gens ont réagi, l’hiver dernier, et que leurs réactions correspondaient au sentiment d’une grande partie de la population On avait compris que la Société du 400e servait de l’histoire avec parcimonie, laissant cette matière « dangereuse » aux soins des citoyens, des éditeurs, des sociétés savantes, des sociétés d’histoire et de généalogie, qui se sont débrouillés sans aide financière, mais avec un succès certain comme en témoignent les ventes dans les librairies de Québec. « L’histoire semble avoir repris sa place dans le cadre du 400e anniversaire de la ville de Québec », dit-on ce matin (12 juillet) à Radio-Canada. C’est que les Québécois peuvent absorber davantage que des clips et des clins d’œil.
Le « Moulin à images » : exceptionnel !
Le Moulin à images est une réalisation exceptionnelle à plusieurs égards. Si l’exposition Passagers/Passengers a sa valise-gadget et Rencontres, son utilisation inspirée des statues du Parlement, le Moulin repose sur une idée de génie mais aussi sur des dizaines de trouvailles qui étonnent le spectateur d’un bout à l’autre du spectacle. Robert Lepage et son équipe ont su exploiter à la fois la verticalité des silos et la longueur de l’écran qu’ils forment. Les silos deviennent des pieux, des balles, des cigares, des cigarettes, des éprouvettes. Les baleines, les voiliers, les voitures, les trains, les militaires traversent tour à tour l’écran géant. Les séquences s’enchaînent avec ingéniosité : ainsi, les manifestants du « samedi de la matraque » se transforment subitement en batailleurs sur glace.
Le Moulin est une prouesse artistique et technique incomparable. L’historien-éditeur qui publie des centaines de pages de texte avec quelques milliers de dollars est un peu jaloux de voir les millions de dollars qu’on peut investir pour diffuser quelques dizaines de pages de contenu mais c’est un autre monde et le Moulin vient d’y poser une barre extrêmement haute.
Le Moulin à images est aussi une réalisation exceptionnelle parce que c’est le seul des « grands événements » du 400e qui propose un contenu résolument historique et qui se consacre entièrement à la ville de Québec. Bien sûr, ce n’est pas un cours d’histoire et il n’est pas vraiment pertinent de discuter des choix du concepteur car Robert Lepage a bien précisé qu’il s’agit d’une œuvre impressionniste. Ses impressions sont cependant structurées autour de quatre thèmes qui constituent une périodisation originale (chemin d’eau, chemin de terre, chemin de fer, chemin d’air). Les années de fondation passent vite tandis que la dernière partie est beaucoup plus longue ; on comprend que le matériel audiovisuel a influencé la répartition du contenu.
Les spectateurs ont-ils compris ? Sur ce plan, on peut se poser des questions. Bien des spectateurs repartent heureux d’avoir simplement vu de belles images et des effets spectaculaires. Qu’ont-ils appris qu’ils ne savaient pas déjà? Ont-ils reconnu Louis XIV, le cardinal Villeneuve ? Au Musée de la civilisation, les amateurs de plantes potagères ont droit à un luxueux dépliant qui leur permet de retracer la moindre ciboulette; peut-être faudrait-il en faire autant pour le Moulin, au risque de brûler les punchs.
Le Moulin à images est aussi exceptionnel par sa durée et son accessibilité. À la fin de l’été, des centaines de milliers de personnes auront vu cet aperçu spectaculaire de l’histoire de Québec produit par un fils de Québec. Comme l’aurait dit René Lecavalier, dans « une montée à l’emporte-pièce », Robert Lepage a sauvé le 400e d’un blanchissage « historique ».