« La prière du Canadien français au père de la Nouvelle-France »

Pour souligner l’anniversaire de la fondation de Québec, voici un poème de Gustave Zidler lu devant le monument Champlain, le 19 juillet 1908, par Adjutor Rivard, avocat et juge, mais aussi et surtout écrivain et linguiste.

En 1902, Rivard avait fondé la Société du parler français et publié un Manuel de la parole. Dix ans plus tard, il organise le premier congrès de la langue française au Canada, rassemblement de délégués des communautés francophones d’Europe et d’Amérique. Gustave Zidler (Paris, 1862-Versailles, 1936), poète patriotique cinq fois lauréat de l’Académie française, y participa.

La cérémonie du 19 juillet s’inscrivait dans la commémoration du 300e anniversaire de Québec. Le ton et le style de l’oeuvre de Zidler sont surannés, évidemment,  et tranchent avec l’insignifiance du 400e (que Zidler aurait peut-être qualifié de « sombre oubli ») et la tiédeur des 3 juillet contemporains.

RivardZidler

Adjutor Rivard et un ouvrage de Zidler.

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Depuis ce jour, Champlain, bon Français de Saintonge,
Où ta barque accosta l’ancien Stadaconé,
Depuis qu’à coups de hache a pris forme ton songe,
À l’horloge du temps trois cents ans ont sonné ;
Et nous, fils des héros, qu’un triple siècle embrasse,
Sur ta tombe, devant ta statue, à genoux,
Par tout le cher pays où nous baisons ta trace,
Nous t’allons demandant, nous ton sang, nous ta race :
Ô Père, es-tu content de nous ?

Es-tu content de nous, Père qui nous contemples,
Toujours présent, d’un ciel de gloire et de vertu ?
Avons-nous profité de tes virils exemples ?
Pour tes nobles desseins avons-nous combattu ?
De la Croix, que ta main planta sur cette grève,
Qu’avons-nous renié, couvert d’un sombre oubli ?
Au-delà de ta vie impuissante et trop brève,
Par nos cœurs et nos bras ton vaste et puissant rêve,
S’est-il tout entier accompli ?

Père, ce que tu fus, nous aussi nous le sommes :
Pour tes fils, défricheurs et soldats tour à tour,
Tout fut dur, les hivers, la forêt et les hommes,
Et pourtant, cette terre est notre unique amour !
De sueurs et de sang plus notre terre est faite,
Plus elle nous aspire et plus elle nous prend ;
Et tu nous vois encore, à son nom seul, en fête,
Tous tels que tu revins, conquis par ta conquête,
Mourir aux bords du Saint-Laurent !

Nous portions trop au cœur ces graves paysages,
Pour n’en pas refouler nos ennemis, les tiens ;
Avec les Cinq-Tribus* et de Pâles-Visages,
Nous avons prolongé les sanglants entretiens.
Montcalm succomba… Mais, l’âme toute meurtrie,
« Plus grand que son malheur », et vainqueur de l’échec,
Comme toi, sans changer de foi ni de patrie,
Le Canadien français en français pense et prie,
Libre sur son roc de Québec !

Es-tu content, semeur ? Vois cette Beauce, Père,
Sur la cendre des bois dérouler ses grands blés !
Dénombre en cet instant la famille prospère,
Pour le même banquet tous tes fils assemblés !
Ajoute aux premiers fruits de ta persévérance,
De trois siècles d’efforts les robustes présents :
Tu pourrais, exalté d’orgueil et d’espérance,
Retrouver la saveur de ton pays de France,
Dans le pain de nos paysans !

« Croissez ! Multipliez ! » Au mot sacré fidèles,
Nous avons su grandir avec l’épi des champs :
Autour du premier nid battent des milliers d’ailes
Dans l’érable plus dru qu’emplissent d’anciens chants.
Sois tranquille ! Où tu bus, tout un peuple s’abreuve :
Nous veillons sur ton cœur, inlassables gardiens ;
Et d’un cours plus puissant, en dépit de l’épreuve,
S’étend et s’élargit, parallèle au grand fleuve,
Le beau sang de tes Canadiens !

Samuel de Champlain, ô patriarche ! apôtre !
Si ton divin appui, nos soins l’ont mérité,
Si tu sens rajeunir ta vaillance en la nôtre,
Élu de Dieu, du haut le ton éternité,
Bénis de nos sillons cette moisson féconde,
Que d’un immense vœu déjà tu caressais :
Bénis nos fils | Bénis nos filles ! Et seconde
Le rêve que par toi nous vivons dans ce monde,
Bénis ton Canada français !

Gustave Zidler

* Les Cinq nations iroquoises.
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Le « Petit-Marigotte » vu par l’intelligence artificielle

À ma demande d’informations sur le « Petit-Marigotte », un petit lac où j’ai fait  des excursions dans mon enfance, au sud du lac Trois-Saumons,  Google me refile un « Aperçu généré par l’IA » :

« Petit-Marigotte n’est pas un toponyme (nom de lieu) couramment reconnu ou existant. Il pourrait s’agir d’une erreur de transcription, d’une déformation d’un autre nom, ou d’une référence à une zone non officielle. Cependant, il existe un quartier appelé La Mérigotte à Poitiers, en France, qui pourrait être à l’origine de cette confusion.

Voici quelques éléments qui pourraient éclairer la situation :

  • La Mérigotte à Poitiers :

Il s’agit d’un quartier résidentiel situé sur un plateau surplombant la vallée, intégrant la “Villa Bloch”, un lieu chargé d’histoire, aujourd’hui en cours de transformation en résidence d’artistes selon L’Humanité. Le quartier est décrit comme ayant des chemins de promenade, des jardins et des jeux pour enfants indique Grand Poitiers Communauté urbaine.

  • Confusion possible :

Il est possible que “Petit-Marigotte” soit une variante de “La Mérigotte”, ou une erreur de transcription de ce nom.

  • Mendigote :

Un nom similaire, “mendigote” (avec un seul “r” [sic]), existe dans la langue française et peut désigner une mendiante ou une personne vivant dans la rue selon Wiktionnaire. Il est possible que “Petit-Marigotte” soit une déformation de ce terme, bien que cela ne semble pas correspondre au contexte de la phrase citée dans le roman Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé.

  • Contexte de la phrase :

Le passage “Petit-Marigotte, et il tiendra sa parole” semble tiré du roman “Les Anciens Canadiens” de Philippe Aubert de Gaspé. Dans ce contexte, “Petit-Marigotte” pourrait être un surnom ou un nom de lieu fictif propre à l’histoire.

En résumé, il est probable que “Petit-Marigotte” soit une variante ou une erreur de transcription de “La Mérigotte”, un quartier de Poitiers, ou peut-être un nom fictif utilisé dans un contexte littéraire. »

(fin de l’aperçu).

« L’artificiel intelligent » n’est pas allé vérifier ses informations dans « Les Anciens Canadiens ». Il aurait vu que le toponyme ne SEMBLE pas tiré du roman et ne désigne pas une lieu FICTIF : il y apparaît cinq fois et l’auteur a pris la peine d’ajouter cette note: « Le Petit-Marigotte est un étang giboyeux, situé à environ un mille au sud du lac des Trois-Saumons : les anciens prétendaient que c’était l’œuvre des castors ». C’est là que le soldat écossais Archibald De Locheill, fait prisonnier par des Abénaquis à Trois-Saumons, devait être livré aux « guerriers du portage ». Aubert de Gaspé connaissait bien l’endroit: c’était dans SA seigneurie. Le journaliste Jean-Marie Turgeon l’a décrit comme une « mare aux grenouilles » dans le récit de son excursion publié dans L’Action Catholique du 27 octobre 1939.

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Carte de 1841 montrant le « Petit-Marigotte » à gauche.

Effectivement, « Petit-Marigotte » n’est pas un toponyme officiel. Sur la carte de Google, ce plan d’eau s’appelle le « lac aux Canards ».

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D’où une nouvelle question sur ce lac et  Google répond tout aussi « intelligemment » :

« Aperçu généré par l’IA :

Le toponyme “Lac aux Canards” à Saint-Aubert, comme beaucoup d’autres toponymes similaires, tire son origine du fait que le lac servait d’escale pour les canards migrateurs, particulièrement à l’automne. La présence abondante de ces oiseaux à cet endroit a donc naturellement conduit à l’attribution de ce nom.

Voici quelques détails supplémentaires :

  • Nom officialisé :

Le nom “Lac aux Canards” a été officialisé le 21 janvier 1975, selon Wikipédia.

  • Origine de la toponymie :

Le nom provient de l’observation de nombreuses espèces de canards qui s’arrêtaient sur ce lac lors de leurs migrations automnales.

  • Fréquence du toponyme :

Le terme “aux Canards” (au singulier ou au pluriel) est assez courant dans la toponymie québécoise et se retrouve pour plus de 145 entités, principalement des lacs.

  • Localisation :

Le lac aux Canards de Saint-Aubert est un exemple parmi d’autres de ce type de toponyme. »

(fin de l’aperçu).

Encore un peu mêlée, l’IA : le toponyme officialisé en 1975 est la « Décharge du lac aux Canards » à Saint-Vallier de Bellechasse. Le nom du « lac aux Canards » de Saint-Aubert a été officialisé en 1982.

Malheureusement.

Il n’y avait pas d’intelligence artificielle à l’époque et la naturelle n’était pas uniformément répandue. Sur la foi de je ne sais quoi, on a donné à ce lac un nom « commun » désignant « plus de 145 entités » au Québec, alors qu’on avait un nom « propre » pourtant bien connu  pour désigner cet étang que mon père m’a fait connaître dans les années 1950 et qu’il nommait « Marigotte », comme Aubert de Gaspé cent ans plus tôt, et comme tous ceux qui fréquentaient l’endroit. On désignait aussi sous ce nom, et certains le font encore, un plan d’eau marécageux (une ancienne cédrière submergée après la hausse du niveau du lac),  situé au fond de l’anse des Leclerc, sur le côté nord.

« Hi Ha! » n’a pas compris qu’un marigot, en français, « est une petite étendue d’eau fermée – une mare –, souvent dépourvue d’eau pendant la saison sèche. Il peut s’agir d’un étang permanent ou alors de bras d’eau d’une rivière qui se transforment progressivement en petites mares, se réduisent et disparaissent parfois » On les « rencontre dans les régions tropicales, en Afrique subsaharienne, en Louisiane – où on les appelle bayous –, en Amazonie » (selon Wikipédia), et aussi dans les Antilles (sur l’île de Saint-Martin, la ville de Marigot doit son nom aux nombreux marécages, qu’on y trouvait autrefois et au Québec où on a prononcé le « t » pour faire « marigotte ».

Il y a bien des « marigots » au Québec, mais le toponyme « Petit-Marigotte » n’existe nulle part ailleurs. Il serait temps de le remettre « sur la mappe ».

PS : En reposant la question, 48 heurs plus tard, on obtient une autre réponse, qui fait seulement référence aux « Anciens Canadiens », sans dire clairement qu’il s’agit d’un lieu réel ou de fiction et à quoi on réfère dans « un autre contexte »:

« Aperçu généré par l’IA

« Marigotte » est un terme qui apparaît dans le roman « Les Anciens Canadiens » de Philippe-Joseph Aubert de Gaspé. Il fait référence à un lieu, un petit lac, situé au sud du lac des Trois-Saumons. Ce lac est décrit comme étant giboyeux et autrefois, les anciens attribuaient sa création à l’activité des castors. On trouve également une référence à « Marigotte » dans un autre contexte, où il est cité comme un nom de lieu, et des personnages sont associés à ce lieu ».

Il est bien précisé, en petits caractères, comme dans tout bon contrat, que « les réponses de l’IA peuvent contenir des erreurs »…

Retour à Brunswick

En août 1954, ma grand-mère paternelle est retournée à Brunswick, Maine, où elle était née le 3 juillet 1892, fille d’Aubert Dubé et de Joséphine Saint-Pierre. Une entrée dans le journal de ma mère, qui faisait partie du voyage, mentionne que Marie Dubé, veuve d’Albert Deschênes (1894-1952), a quitté Saint-Jean-Port-Joli le 4 août, accompagnée de son fils aîné Antonio et de sa cadette Céline. Sur une carte postale datée du 5 août, elle informe son fils, l’abbé Luc (qui séjourne alors à la Maison Pie XII, à Québec), que le groupe est hébergé par Ernest Dubé, qu’elle est allée chercher son « baptistaire » (certificat de naissance, dans le langage québécois) et qu’elle ira le lendemain visiter la « facterie » (cotton factory, manufacture de coton) où sa mère a travaillé au début des années 1890.Dubé, Marie Carte de Brunswick

Chez Ernest Dubé, à Brunswick

Comme référence, pour son fils, elle précise qu’Ernest Dubé est le frère de « Dumas Dubé », mais il s’agit probablement de Montézuma Dubé, récemment décédé (1953) à Saint-Aubert, fils de Jean-Marie Dubé et arrière-petit-cousin du père de Marie. En 1918, Ernest s’est marié à Brunswick où il a occupé divers métiers au moulin des Cabot. Retraité, il réside au 7, Mill Street. C’est probablement la maison qui porte ce numéro aujourd’hui, mais elle a été modifiée et se trouve maintenant en bordure d’une autoroute construite à l’endroit où se trouvaient autrefois les sinistres logements (tenements) construits par les Cabot pour loger les employés de la filature.

7 Mill Street, Brunswick

Le 7, Mill Street, aujourd’hui. Photo Google Street.

7 Mill Street, Brunswick et filature

À gauche, le 7, Mill Street. Google Street.

Brunswick 1887

Brunswick, en 1887. En haut, au centre, la Cabot Mfg Co.; en bas, à gauche, l’église Saint-Jean-Baptiste. Brunswick Directory, 1887.

Ernest (1882-1958) n’est pas le seul de sa famille à Brunswick. La veuve de son frère Abel (1868-1942), Emma Fournier, réside au 27, Columbia Ave., tandis que sa sœur Azelle, devenue Hazel (1871-1961), vit avec son mari Zéphirin Dubé sur Pleasant Hill Rd. Ernest et Zéphirin sont propriétaires de leur maison tandis que la veuve d’Abel est en pension (boards).

 

(https://curtislibrary.com/wp-content/uploads/2020/03/1953-54-Brunswick-Directory.pdf)

La famille de Joseph Dubé

Pour comprendre les circonstances de la naissance et de l’enfance de Marie, il faut remonter une génération.

Son grand-père Joseph Dubé (1844-1889) était cultivateur à Saint-Aubert où il a épousé Nérée Caron (baptisée Marie) en 1865. Vingt ans plus tard, le couple compte dix enfants. On est alors au cœur de la pire décennie du mouvement d’émigration et, comme quelques centaines de coparoissiens partis à cette époque, Joseph quitte sa terre pour travailler aux États-Unis, à Greenville, New Hampshire, dans son cas.

Dubé, Joseph et Nérée Caron

Joseph Dubé et son épouse Nérée Caron. Coll. privée.

Dubé, Délia et sa mère Nérée Caron

Délia Dubé et sa mère Nérée Caron. Coll. privée.

C’est là que serait née Délia (ou Adélia), la dernière de la famille à la fin de 1887. L’acte de naissance est introuvable. Selon les informations qui figurent dans son certificat de décès, informations vraisemblablement fournies par sa sœur Alice (chez qui elle résidait), elle est née à Greenville et avait 34 ans 4 mois et 24 jours quand elle est morte le 24 mars 1922 à Winchendon, Mass. Elle serait donc née le ou vers 1er novembre 1887. On suppose que Joseph est parti avec toute la famille, sauf peut-être Martial qui étudiait au Collège de Sainte-Anne depuis 1883.

De Greenville à Saint-Jean-Port-Joli à Brunswick

À Greenville, Joseph est employé dans un moulin (mill operative), mais c’est de courte durée. Il meurt de la typhoïde le 8 septembre 1889 et son corps est ramené au Québec pour être inhumé à Saint-Aubert le 11, en présence de ses deux plus vieux, Aubert et Martial.

Dubé, Joseph, décès 1889Dubé, Joseph, inh. 1889

Certificat de décès à Greenville et acte d’inhumation à Saint-Aubert.

Nérée (que l’acte d’inhumation dit « de cette paroisse ») se retrouve donc veuve. Avec Aubert (qui devient chef de famille) et les neuf autres enfants, elle s’installe sur le lot no 402 (ancien cadastre), aujourd’hui le 579, 2e Rang ouest. Au recensement de 1891, la maisonnée compte dix enfants, Joséphine étant mariée depuis le 27 janvier et installée à Sainte-Louise avec Herménégilde Bélanger.

Dubé, recens. 1891 SJPJ

Recensement de Saint-Jean-Port-Joli, 1891.

Cette situation ne dure pas. Le 21 juillet 1891, Aubert se marie à Saint-Jean-Port-Joli avec « Joséphine Dessaint dit Saint-Pierre » et le couple s’en va à Brunswick, Maine, dans les mois qui suivent.

Avec qui partent-ils? Nérée est évidemment du voyage, avec presque tous ses enfants non mariés. Étudiant-pensionnaire à Sainte-Anne, Martial n’est pas du voyage. L’ainée Aurélie en est (puisqu’elle est marraine de Marie en juillet 1892), mais elle revient assez vite puisqu’elle est marraine du premier enfant de sa sœur Joséphine à Sainte-Louise en janvier 1893. Son acte de mariage, à Sainte-Louise, en janvier 1894, mentionne qu’elle est de Sainte-Louise tandis que sa mère est « de Brunswick ».

Aubert, son épouse Joséphine et sa mère Nérée auraient donc été accompagnés de huit enfants, Aurélie, Angélina, Alice, Théophrase, Odilon, Alvine, Audémie (ou Audélie) et Adélia (Délia), âgées de 24 à 4 ans au recensement de 1891. Comme ils arrivent après le recensement américain de 1890 et repartent avant celui de 1900, les informations manquent sur leur présence et leurs occupations à Brunswick.

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Aubert a sûrement travaillé au moulin des Cabot, sa femme aussi, selon ce que Marie écrit sur la carte postale de 1954. Et les enfants? Il était courant de voir des enfants de 10-11 ans travailler dans les filatures. C’est l’âge d’Odilon, au milieu de la famille.

La maison natale

De son voyage de 1954, Marie Dubé a ramené une photographie de sa maison natale.

Consulté sur ce type de bâtiment, l’historien David Vermette écrit : (traduction) « Cette maison me fait penser à l’une des pensions de famille où vivaient une partie de la population franco-américaine. Ces maisons étaient privées, contrairement aux immeubles de la compagnie Cabot. Trois, voire quatre familles pouvaient y vivre. »

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Maison natale de Marie Dubé à Brunswick. Coll. privée.

Les Dubé n’auraient donc pas vécu dans les fameux tenements, ces immeubles que les Cabot avaient fait construire le long de la rivière Androscoggin pour loger les employés de leur filature. En 1885, ils étaient surpeuplés, crasseux et décrépits ; le New York Times les avait qualifiés de « désespoir des hygiénistes ». À la suite de pressions médiatiques, l’État du Maine ordonne aux Cabot de nettoyer leurs immeubles, mais la situation ne s’améliore pas beaucoup. Avec le temps, les Franco-Américains se sont créé un quartier entre le moulin et l’église catholique romaine située sur Pleasant Street. La maison natale de ma grand-mère s’y trouvait probablement.

Cette maisonnée multigénérationnelle n’était pas exempte de promiscuité pour autant. Un passage de la « notice biographique » de Marie, retrouvée dans les papiers de son fils Luc (1926-2025), évoque le climat de ce ménage :

« Ses parents se sont mariés à Saint-Aubert de L’Islet le 24 juillet 1891. Comme il faut prévoir un nid pour accueillir la famille, les nouveaux époux « s’exilent » de leur milieu pour apporter un peu de farine au moulin [sic].

[…] Marie partagera sa place avec ses oncles et tantes paternels. Elle en subit certaines contraintes. Son père [Aubert] doit répondre pour ses frères et sœurs. Il tient la place du papa [Joseph] ravi trop jeune à ses responsabilités familiales ».

Retour à Saint-Jean-Port-Joli et dispersion des oncles et tantes

Ce passage rédigé par Céline décrit-il la situation vécue à Brunswick ou au retour au 2e Rang de Saint-Jean-Port-Joli ? Née le 3 juillet 1892, Marie avait environ trois ans quand sa famille est revenue « d’exil », avant la naissance de Joseph à Saint-Jean-Port-Joli le 15 décembre 1895. Elle aurait eu conscience de ces « contraintes » en bas âge et s’en serait confiée à sa fille ou à son « carnet » qui est souvent cité dans la notice ?

Ce commentaire pourrait s’appliquer aux dernières années de la décennie 1890. Il y a des arrivées et des départs. Joséphine donne naissance à Angélina et Alexina en 1896 et 1898. Les tantes Angélina et Alvine se marient en 1896 et 1900. Alice, Théophrase et Odilon partent de la maison avant 1901, mais on ne sait exactement où ils sont au moment du recensement de 1901. Alice est peut-être partie aux États-Unis où elle épouse Camille Lafortune, à Winchendon, Mass., en 1906. Théophrase serait allé en Ontario où il meurt célibataire en 1908. Odilon demeure à Sainte-Apolline puis à Buckkand quand il épouse Rosalie Dinel en 1906. Pour sa part, Nérée Caron est retournée à Greenville, N.H., où elle est décédée en 1897, peut-être chez des parents.

Une photographie probablement prise en 1900 montre le couple Dubé-Saint-Pierre avec ses quatre enfants (de gauche à droite) : Marie (1892-1969), Joseph (1895-1918), Alexina (1898-1985) et Angélina (1896-1953).

1900c. Dubé, Marie ( à g.) et  famille

Famille d’Aubert Dubé vers 1900. Coll. privée.

Dubé, Délia 001

 Délia Dubé. Angéline Saint-Pierre, La Belle époque.

Deux tantes encore « ados », Audémie (1883-1970) et Délia (1887-1922) résident toujours chez leur frère Aubert et complètent la maisonnée en 1901.

Audémie épouse Ernest Saint-Pierre en 1904 et s’établit à Saint-Aubert.

Délia serait partie aux États-Unis en 1908 (dès sa majorité), selon ce qu’elle déclare au recensement de 1910. À ce moment, elle est en pension à Leominster, au 171, Fifth St., chez François Bourtembourg, un Français nouvellement marié avec Eugénie Pelletier, originaire de Sainte-Perpétue. La nièce de cette dernière, Alice, 19 ans, aussi de Saint-Perpétue, habite au même endroit. C’est probablement d’elle que parle Délia dans une carte postale envoyée à Marie : « ge couche avec une nautre fille elle à pas bien belle soit fait deux belle ensemble »… Délia travaille alors comme stitcher (piqueuse) dans une « chope à chemise », la Wachusett Shirt Co. Dix ans plus tard, elle est chambreuse à Wenchindon, Mass., chez sa sœur Alice, épouse de Camille Lafortune, et travaille comme weawer (tisserande) à la filature de coton de l’endroit, le Glenallan Mill.

Dubé, Délia, décès

En 1921, elle tombe malade et bénéficie des soins du Dr Alfred-Georges Pelletier, originaire de Matane. Au début de mars 1922, elle subit une intervention chirurgicale qui ne semble pas avoir eu d’autres résultats que de confirmer le diagnostic (cancer de l’œsophage et de l’estomac) puisqu’elle meurt au Millers River Hospital le 24 mars 1922, à 34 ans. Elle est inhumée à Saint-Jean-Port-Joli trois jours plus tard.

Ses sœurs connaîtront plus de longévité, dépassant toutes les 75 ans.

Dubé, soeurs d'Aubert, avant 1954

Cinq des sept tantes Dubé dans les années 1940 (il manque Audémie et Délia). Coll. privée.

Marie Dubé et Albert Deschênes

Marie Dubé épouse Albert Deschênes en 1914. Albert devient propriétaire de la terre que lui donne son oncle Hospice (aujourd’hui le 483, 2e Rang Ouest).

Dubé, MarieMarie Dubé. Coll. privée.

Dubé, Marie à son mariageAlbert Deschênes et Marie Dubé. Coll. privée.

Albert est décédé en janvier 1953, un an et demi avant le voyage de sa veuve à Brunswick. La dernière photo de famille date de juillet 1952, lors du mariage de Marthe.

Famille Albert 1952

Famille d’Albert Deschênes, 1952. Assis, de g. à d. : Paul-Émile, Albert, Marthe, Marie Dubé, Luc ; debout, Antonio, Roger, Thérèse, Monique (ajoutée après coup par le photographe), Hubert, Céline, Lucien, Marc-Arthur. Coll. privée.

« J’ai pas voulu être un artiste »

La Loi sur le statut professionnel des artistes oblige maintenant les éditeurs à s’entendre avec l’Union [des écrivains], reconnue comme syndicat » (« Les écrivains s’entendent sur leur contribution syndicale », Le Devoir, 13 mai 2025).

Avec cette nouvelle loi, les historiens qui publient se retrouvent dans une drôle de position. Les voilà assimilés à des « artistes » − ce que plusieurs ne manqueront pas de trouver incongru − et prochainement cotisants d’un « syndicat d’écrivains » − ce qui ne leur ressemble pas vraiment non plus. Et quel « syndicat »! Les historiens n’y sont admis que par une porte latérale comme membres associés (art. 4.1.3 des Statuts), ils peuvent voter et siéger comme administrateurs, mais ne peuvent aspirer à la présidence ou à la vice-présidence (art. 7.1), postes réservés aux vrais « écrivains », les « littérateurs ».

Par ailleurs, alors que Québec traite les historiens comme des « artistes », Ottawa fait le contraire. Le Devoir rapportait en janvier (« Austérité forcée aux éditions du Septentrion », Le Devoir, 13 janvier 2025) que les Conseil des ARTS du Canada (CAC) cherchait à exclure certains genres de livres de son programme de subventions. À cette fin, le CAC a réduit sa définition des essais aux « essais littéraires », en plaidant que sa mission est de subventionner le travail des artistes, d’où la discrimination des « essais » des historiens, qui, vus d’Ottawa, ne sont évidemment pas des… artistes.

L’abbé Luc (1926-2025)

L’abbé Luc Deschênes, doyen des prêtres du diocèse de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, est décédé à Saint-Jean-Port-Joli le 4 mai 2025, au début de sa centième année.

Luc dans Attisée septembre 2018 -rédujit
Né le 10 avril 1926, il était issu d’une famille rurale qui a été décorée en 1968 du titre de « famille terrienne de l’année ».

Luc D. et 6 frères, vers 1948Avec ses frères (deuxième à gauche)

Après des études à l’école du rang, il entre au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière en septembre 1941 et se distingue dès ses Éléments latins par « d’excellentes notes de travail, de conduite et de piété ». En dépit d’une santé fragile, il termine ses études classiques en 1949 ; à la traditionnelle « prise de ruban » de juin, il choisit le blanc et entre au Grand Séminaire de Québec à l’automne.
Le 4 juin 1953, Saint-Jean-Port-Joli vit un événement exceptionnel quand Luc Deschênes et Marcel Caron, deux fils de la paroisse, sont ordonnés prêtres par Mgr Bruno Desrochers. Le premier est le frère de mon père, le second, le frère de ma mère. Ils disent leur première messe le 5 et le 7 ; à l’automne, ils se retrouvent tous deux prêtres auxiliaires (« maîtres de salle ») au Collège de Sainte-Anne.

Luc D. -première messe.détailÀ la sortie de sa première messe en 1953.

En 1958, Luc Deschênes commence des études, à l’École normale supérieure de Montréal, où il obtient un Brevet A et un baccalauréat en pédagogie. Il est ainsi bien préparé pour diriger l’Externat classique de Montmagny de 1959 à 1961.

En juin 1961, il est nommé directeur des étudiants au Collège de Sainte-Anne, d’abord au secondaire puis au collégial. En 1969, la création du Cégep réduit le collège à une institution d’enseignement secondaire ; il y devient professeur et supérieur de la communauté des prêtres. Parallèlement à ses fonctions d’éducateur, il assure avec des confrères le ministère estival à la desserte du lac Trois-Saumons.
Dans un hommage rendu à son confrère, lors du cinquantenaire de son ordination en 2003, l’abbé Fernand Bélanger écrivait : « Il était un éducateur hors de l’ordinaire, proche des étudiants. Combien de fois ai-je entendu des anciens du Collège de Sainte-Anne me parler de l’abbé Luc. Nous avons gardé un merveilleux souvenir de ce prêtre compréhensif et bon, dont nous nous sentions aimés. »
Vingt ans plus tard, je peux corroborer le témoignage de l’abbé Bélanger. À plusieurs reprises dans nos derniers conventums, des confrères du 137e cours sont venus prendre des nouvelles de leur ancien directeur ; certains m’ont confié à quel point mon oncle Luc les avait marqués, aidés et parfois même « épargnés » à la suite d’une coche mal taillée qui aurait pu leur valoir une punition plus grave. On ne peut mieux illustrer le rôle de l’abbé Luc qu’avec ce témoignage rendu par Émile Gilbert (136e cours), lauréat du prix Personnalité 2018 : « à chaque fois que je songe à mon parcours, mon regard se tourne vers un homme, pour qui j’ai le plus profond respect, et qui a toujours été un modèle pour moi : l’abbé Luc Deschênes. Pour moi, ce personnage plus grand que nature, représente à mes yeux ce que le Collège de Sainte-Anne avait de meilleur à offrir, et le plus beau compliment que je pourrais recevoir, ce serait de me faire dire que j’ai reçu en moi un peu de son humanisme ».
En 1975, l’abbé Marcel Caron quitte la cure de Saint-Pamphile pour le vicariat épiscopal du « district pastoral de la Baie-James », un immense territoire où il a exercé son ministère pendant plus de 20 ans. Luc Deschênes le remplace à Saint-Pamphile pour une période de six ans. En 1981, il est nommé curé de L’Islet où il passe 15 ans.
C’est ensuite la retraite à Saint-Jean-Port-Joli. En principe. Dans son hommage de 2003, l’abbé Bélanger mettait le mot entre guillemets, ce qu’il convenait de faire encore, vingt ans plus tard. Messes, baptêmes, mariages et sépultures, visites aux malades pour la communion ou le réconfort : il n’a pas cessé de donner au coup demain au curé de la paroisse, dans la mesure de ses moyens. Dans une entrevue accordée à la revue diocésaine Intercommunication en 2010, il évoquait ses loisirs : « Je marche tous les jours, beau temps, mauvais temps. Le médecin me dit que c’est un bon remède ! Je consacre un temps à la lecture, je m’intéresse aux activités sociales et paroissiales qui sont assez nombreuses. Je suis impliqué dans les groupes, FADOQ, AQDR, groupes d’amis. Les rencontres familiales et amicales sont fort appréciées. Et puis j’essaie de m’apprivoiser avec l’Internet… »

Luc D. Ph. J.-C. Saint-Pierre(photo J.-C. Saint-Pierre)
Quand le temps le permettait, il faisait sa visite au quai, admirant le fleuve — dont il s’est bien ennuyé quand il était à Saint-Pamphile —, saluant ceux qu’il rencontrait, paroissiens ou touristes, conversant avec chacun, taquinant les parents et les proches. Jusqu’à tout récemment, il conduisait sa voiture. Il y a moins d’un mois, il assistait à une « partie de sucre » dans l’érablière familiale.
Dans le village de Saint-Jean-Port-Joli, il était devenu un personnage, même s’il n’a jamais « monté en grade » ni obtenu de titre ou de ceinturon coloré. Pour ses coparoissiens, c’était simplement « l’abbé Luc ».