La fugue de madame Snow

Au début de septembre 1833, une jeune femme est accueillie à Saint-Jean-Port-Joli chez Charles Harrower, troisième et dernier survivant des Écossais qui, dans le premier tiers du XIXe siècle ont exploité les moulins de la famille Aubert de Gaspé et une distillerie construite par leurs soins, sur les bords de la rivière Trois-Saumons, vers 1804.

Trois-Saumons par Bouchette 1832-Toronto public library
Trois-Saumons vers 1830. À gauche, la distillerie, à l’arrière, la maison des Harrower, à droite, le moulin banal. Gravure de Joseph Bouchette, Toronto Public Library.

C’est une grande femme, qu’on croit âgée d’environ 28 ans, décharnée et vêtue de haillons, mais ses manières et sa conversation indiquent qu’elle est issue d’une bonne société. Aux questions qui lui sont posées, à plusieurs reprises, par différentes personnes, en groupe ou séparément, elle répond invariablement que son nom est Caroline Elizabeth Livingston, épouse du Dr. Livingston, de Charleston, dans le Massachusetts, sur la rivière Connecticut. Lorsqu’on lui demande si elle est parente avec Edward Livingston, secrétaire d’État dans le gouvernement du président Jackson (de mai 1831 à mai 1833), elle répond que c’est bien son père et que Charles Loving Livingston est son frère ; quand on lui demande si elle a des Smith parmi ses parents, elle dit qu’elle avait un oncle de ce nom qui était président du New Hampshire College.
On comprend rapidement que cette femme est dérangée mentalement. Elle aurait vécu au Bas-Canada depuis l’hiver précédent, errant de paroisse en paroisse et s’échappant des maisons où on tentait de la garder. Son existence est vite connue dans la capitale où Charles Harrower a des contacts dans le milieu des affaires.
Quelqu’un propose d’utiliser les journaux américains pour essayer de connaître l’origine de cette malheureuse. Un avis est reproduit dans la Quebec Gazette du 6 septembre 1833. Le texte donne quelques informations sur l’itinérante et souligne qu’une respectable famille – celle de Charles Harrower, avec la collaboration de son beau-père, James Ballantyne, de L’Islet − lui prodigue tous les soins possibles, mais qu’il faudra éventuellement la mettre sous la responsabilité d’une institution publique, si sa famille ne se manifeste pas auprès du bureau de la Gazette, à Québec.
Au moins un journal américain, le Burlington Weekly Free Press, diffuse l’avis le 20 septembre suivant, mais il faut près de trois ans avant que cette fugue prenne fin. Entretemps, la jeune femme poursuit son errance jusqu’en février 1836. Elle séjourne à différents endroits dans le bas Saint-Laurent et trouve refuge chez plusieurs personnes, dont le colonel Alexander Fraser (1763-1837), seigneur de Rivière-du-Loup, et Pierre Gauvreau (1790-1861), notaire de Rimouski, On la dissuade de s’aventurer plus loin à l’est, dans des régions inhabitées où elle aurait pu mettre sa vie en danger.
Grâce aux avis adressés aux journaux américains, on finit par découvrir, au début de 1836, qu’il s’agit d’une madame Snow, « une femme très respectable et bien éduquée » originaire de Bernardston, au Massachusetts, qui souffre d’aliénation mentale depuis quelques années. Avec cette propension à l’errance, si commune à ceux qui sont dans cet état, elle a faussé compagnie à ses amis et s’est enfuie au Bas-Canada. Le Rutland Herald du 20 septembre 1831 rapporte que Prince Snow se demande où est « Aceneth » Snow, 33 ans, « deranged » et en fuite de Bernardston[1].
Une souscription lancée par la Bourse de Québec recueille 30 dollars pour payer son transport. Dans une lettre du 21 mars 1836, reçue à Québec le 28, un instituteur de Bernardston, Henry W. Cushman (1805-1863, plus tard lieutenant-gouverneur de l’État), confirme que madame Snow, alias Mme Livingston, est retournée chez ses amis, dans sa ville natale, et qu’un compte exact de ses dépenses de transport a été dressé.
Au nom des amis de Mme Snow, Cushman exprime « aux messieurs de la Bourse de Québec, et à tous les autres qui ont pourvu aux nécessités d’une pauvre insensée errante, des remerciements reconnaissants pour leur gentillesse et leur humanité ». Des remerciements particuliers s’adressent à M. A. Wells (probablement l’arpenteur Alphonso Wells, de Farnham, dont les parents sont originaires du Vermont), « pour toute sa gentillesse et ses efforts en faveur de Mme Snow ».
Cushman ne donne pas plus de précisions sur cette femme qui se nomme en fait Asenath Scott, fille d’un médecin, née à Palmer, Mass., le 7 janvier 1798. Le 1er octobre 1818, à Bernardston, elle épouse Prince Snow. Le couple a quatre filles de 1819 à 1827 : Jane, 1819, Eliza, 1821, Zelnora, 1824, Minerva, 1827[2] ; il aurait aussi eu un garçon, si on se fie au recensement de 1830.
Lucy Jane Kellogg, l’auteure de l’histoire de Bernardston, écrit qu’Asenath « was for many years insane » (a été folle pendant de nombreuses années) et que Prince s’est remarié en 1830 avec Sally Maria Ryther (1805-1892), veuve de Elisha Starkweather, qui lui donne sept autres enfants, le premier en 1831. Leur acte de mariage est pour le moment introuvable. Comment s’est faite la séparation ? Asenath était-elle partie avant 1830 ?
Ni Prince ni Asenath n’ont pu être trouvés au recensement de 1840. Dans celui de 1850, Asenath est recensée chez Cyrus et Esther Hale, un couple de trentenaires qui exploite une ferme à Bernardston ; elle est dite « insane ». De son côté, Prince, 58 ans, est recensé à Minehead, au Vermont, aussi fermier, avec Maria, 44 ans. On le retrouve ensuite, en 1860 et 1870, à Bloomfield (nouveau nom de Minehead) où il meurt en 1878.
Introuvable dans les recensements après 1850, Asenath est décédée le 23 septembre 1876, à Bloomfield elle aussi[3].


[1] Extracts From the Rutland Herald And Its Predecessors, 1831-1835, by Rutland Historical Society (https://ia801300.us.archive.org/22/items/18311835r/1831-1835r.pdf). On n’a que le résumé de l’article.

[2] Lucy Jane (Cutler) Kellogg, 1866-, History of the Town of Bernardston, Franklin County, Massachusetts. 1736-1900: With Genealogies, Greenfield, Mass., Press of E.A. Hall & co., 1902, p. 506. Merci à la Bernardston Historical Society qui m’a fourni cette référence.

[3] Deux articles de journaux ont fourni l’essentiel de cette histoire : « To the United States Papers », Québec Gazette, 6 septembre 1833, et « The Insane Wanderer », Québec Mercury, 7 avril 1836.

Clément Gosselin, maître-charpentier, espion et soldat de la révolution américaine

 

Ce que serait devenu notre peuple,
en cas d’une alliance des Canadiens avec les Américains,
dans une lutte commune pour la liberté,
nous n’en savons rien, nous n’en saurons jamais rien.
C’est le secret des circonstances et,
comme celles-ci ne se sont pas produites,
on ne peut que se perdre en conjectures.
(Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés, 1934)

Clément Gosselin figure parmi les Canadiens qui ont collaboré de façon marquante au siège de Québec par l’armée de Montgomery (1775-1776) et participé ensuite à la guerre de l’Indépendance des États-Unis (1775-1783). Le 17 octobre 2024, il sera désigné « personnage historique du Québec ».

***

Né à Sainte-Famille, Î.O., en 1747, Gosselin est bien établi comme maître-charpentier à « Sainte-Anne-du-Sud » (aujourd’hui La Pocatière) quand les corps d’armée dirigés par Montgomery et Arnold pénètrent dans la province de Québec, par le Richelieu et la Chaudière, et convergent vers Québec.
Durant l’hiver 1775-1776, il apporte son soutien aux insurgés qui, après avoir pris Montréal et Trois-Rivières, essaient de prendre Québec : à titre d’officier de la compagnie du régiment Hazen dirigée par Pierre Ayotte (originaire de Kamouraska), il parcourt la Côte-du-Sud pour répandre la propagande des « Bostonnais », recruter des soldats, remplacer officiers de milice nommés par Carleton par des hommes favorables aux insurgés et superviser le système de feux mis en place pour annoncer la montée éventuelle de vaisseaux britanniques sur le fleuve.
Après la retraite des « Bostonnais » en mai 1776, on perd sa trace. Il aurait été emprisonné quelques mois et aurait vraisemblablement vécu dans la clandestinité un certain temps. Au printemps 1778, il quitte la province de Québec, rejoint le régiment Hazen à White Plains, N.Y., et reprend du service à titre de capitaine. Pendant environ deux ans, avec une petite équipe de Canadiens et d’Amérindiens, il mène de dangereuses missions d’espionnage pour le général Washington et le marquis de La Fayette. Il s’avance sur la rive sud du Saint-Laurent, jusqu’à Lotbinière, dans le but de recueillir des informations sur les forces britanniques et l’état d’esprit de la population.
En octobre 1781, avec une véritable compagnie, Gosselin participe à la bataille de Yorktown qui met pratiquement fin à la guerre. Il est blessé au combat et le régiment dont il fait partie est surtout affecté par la suite à la garde des prisonniers.
Gosselin est démobilisé en juin 1783, avec le grade de major. Il est admis à la Société des Cincinnati qui regroupe les officiers américains et français qui ont participé à la guerre de l’Indépendance.
Après la guerre, seul ou avec d’autres officiers, il multiplie les démarches pour que les Canadiens démobilisés obtiennent des vivres et des terres sur les bords du lac Champlain, s’ils ne peuvent ou ne veulent pas revenir au Canada. En 1784, il vient régler ses affaires à Sainte-Anne et amène sa famille au lac Champlain, l’année suivante.
Deux fois veuf, deux fois remarié, Gosselin revient dans la province de Québec au début des années 1790 et reprend son métier à Saint-Hyacinthe, puis à Saint-Luc, une paroisse voisine de Saint-Jean-sur-Richelieu. Il serait retourné au lac Champlain peu avant sa mort, à Beekmantown, N.Y., le 9 mars 1816.

***

Il reste des points obscurs dans la vie de Gosselin. On aimerait en savoir davantage sur ses idées politiques, sur le moment précis où il a décidé d’appuyer les insurgés américains, sur son sort entre mai 1776 et avril 1778, sur le lieu exact de sa sépulture. Quelques questions sont cependant plus claires. Non, Gosselin n’a pas été excommunié, comme on l’a prétendu en s’appuyant sur le roman historique de Henry Gosselin (L’espion de Washington). Il n’a pas rencontré Benjamin Franklin, qui était en France quand Gosselin était aux États-Unis.
Je crois avoir ajouté à nos connaissances sur Gosselin l’espion. C’est probablement sa principale contribution à cette guerre après 1778. Il est venu au moins trois fois sur la rive sud en vue de préparer une nouvelle attaque contre Québec. Malheureusement, ni les Américains ni les Français n’avait sérieusement l’intention de récidiver.
Mes recherches font aussi ressortir le rôle de leader joué par Gosselin au sein de la petite communauté des Canadiens réfugiés au lac Champlain après la guerre. Le régiment Hazen, dont faisaient partie les Canadiens, ne relevait pas d’un État, comme les autres régiments, mais directement du Congrès qui avait peu de moyens pour les aider. Gosselin a néanmoins fait des pressions, auprès du Congrès et de George Washington, et les réfugiés ont finalement obtenu des terres de l’État de New York.

***

Avec son frère Louis, son beau-père Germain Dionne et une douzaine de compagnons de la région qui sont allés faire la guerre jusqu’en 1783, Gosselin a mené le même combat que ceux qui formaient l’armée de Washington. Il est allé faire au Sud ce qu’il n’a pu réaliser au Nord, soit libérer les colonies de la tutelle britannique. Si les choses avaient tourné autrement dans la province de Québec, les Gosselin, Ayotte et Dionne auraient eu ici, depuis longtemps, le même traitement que les Américains accordent aux artisans de leur indépendance.

Gaston Deschênes, 17 octobre 2024
Auteur de Un pays rebelle. La Côte-du-Sud et la guerre
de l’Indépendance américaine
(Septentrion) et de
Clément Gosselin, maître-charpentier,
espion et soldat de la révolution américaine

(Société d’histoire et de généalogie de la Côte-du-Sud),
extrait du premier titre.

Gosselin-couverture 1 finaleCouverture-Rebelles

Calixa Lavallée, père et fils

Le 30 juin 2024, une stèle funéraire a été érigée dans le cimetière du Bord-de-l’eau de Saint-Jean-Port-Joli en mémoire de Calixa Lavallée, le fils du compositeur de l’hymne national Ô Canada, décédé dans cette paroisse en 1883. L’antiquaire Raynald Saint-Pierre caressait ce projet depuis longtemps et s’y intéressait d’autant plus qu’il habite depuis plus d’un demi-siècle la maison où le jeune Lavallée a brièvement demeuré, au début des années 1880, avec sa mère, sa grand-mère et son jeune frère Raoul[1].

Stèle Calixa fils-haut

En 1923, dans son Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, Arthur Fournier déplorait l’absence de stèle marquant le lieu d’inhumation du jeune Calixa[2]. Gérard Ouellet, dans Ma paroisse (1946), croyait qu’on aurait pu ainsi « honorer la mémoire du père[3] ».

Mais, justement, comme l’écrivait Ouellet, où était « ce curieux de bonhomme [qui] demeure aux États-Unis tandis que sa famille est à Saint-Jean-Port-Joli » ? Et comment les Lavallée se sont-ils retrouvés là sans le « chef de famille » ?

La vie d’artiste
Né à Verchères en 1842, Calixa Lavallée (né Calixte Paquet dit Lavallée) faisait carrière aux États-Unis quand il se marie, à Lowell, le 21 décembre 1867.
Lavallée, C OP, 13 mars 1873(1870) Lavallée, mme UL-P354-cadrée (1866)
Le nom de l’épouse est resté mystérieux. Le dernier et plus sérieux biographe de l’artiste, Brian C. Thompson[4], ne semble pas s’être attardé à cette question que les historiens universitaires laissent volontiers aux généalogistes… Même si le registre des mariages de la St. Ann’s Episcopal Church, à Lowell, et le registre civil[5], de même que le New York Clippers’ du 4 janvier 1868 désignent l’épouse comme « Josephine Gentilly », Thompson laisse entendre dans une note (p. 411, note 32) que le père pourrait plutôt s’appeler « Gentle », un nom que les archives militaires déforment parfois en « Gentill », ce qui pourrait peut-être mener à « Gentilly », nom sous lequel madame Lavallée est identifiée dans plusieurs actes d’état civil. Quant à la mère de Joséphine, le registre civil ne donne qu’un prénom : Elizabeth. Au recensement de l’État de New York, en 1875, elle se nomme « Elisabeth Johnson »; dix ans plus tard, dans le Boston Directory de 1885[6], à la même adresse que Calixa, c’est la veuve « Elizabeth Gentley », un patronyme qui se serait transformé ici pour devenir « Gentilly ».

Joséphine, recensement 1875 manuscrit

Recensement de 1875

Gentley, É. 1885

Boston Directory de 1885

Le mariage de Lavallée ne signifie pas la stabilité ni la sédentarité. Le soir des noces, la troupe de Lavallée, les New Orleans Minstrels’, est en scène et, le lendemain, elle reprend sa tournée. Le couple demeure d’abord à Boston, où Calixa Lavallée enseigne et compose, mais il voyage aussi beaucoup. Quand un premier fils, Calixa, naît à Lawrence, Mass., le 20 septembre 1868, le père est en tournée à Montréal[7].
Le couple a ensuite eu une fille, Rose (oubliée par le biographe), née à Lawrence et morte du cholera le 9 juillet 1870 à deux mois et demi[8].
Déçu par un projet d’opéra avorté en 1872, Lavallée décide de poursuivre sa carrière à Montréal où sa femme le rejoint en 1873… mais il part aussitôt étudier à Paris. Thompson n’en parle pas dans sa biographie, mais il semble bien que Joséphine a séjourné à Wilton, près Saratoga, NY, pendant l’absence de Calixa. Au recensement de 1875, réalisé au début de l’été, elle vit chez sa mère, que le recensement nomme « Élizabeth Johnson » (sans qu’on sache si c’est son nom ou celui de son mari défunt), avec son fils Calixa, 6 ans. Les deux femmes sont couturières. Chose étonnante, le musicien Calixa est aussi recensé avec elles alors qu’il se trouve à Paris.
Revenu à Montréal à l’été 1875, Lavallée travaille quelques années avec le violoniste Frantz-Jehin Prume et sa femme, la soprano Rosita del Vecchio. Il est aussi maître de chapelle de la paroisse Saint-Jacques.
À Montréal, le couple vit d’abord chez le père de Calixa qui exploite une lutherie et importe des instruments de musique. Vers 1876, il emménage au 82, Cathcart. C’est l’année de naissance d’un deuxième garçon, né le 10 juin et baptisé Joseph François Augustin à Notre-Dame le 11. Cet enfant meurt lui aussi en bas âge, le 2 août, et le registre le nomme « Auguste Frs Joseph » lors de l’inhumation le 4. Son père est identifié comme « artiste ».

Lavallée, Aug. naissance

Lavallée, Aug. décès

Naissance et décès d’Augustin, 1876.

En 1878, Calixa prend une chambre à Québec en vue d’y poursuivre sa carrière. Organiste de l’église Saint-Patrick, il fréquente l’élite de la Vieille Capitale. En 1879, il compose une cantate en l’honneur du marquis de Lorne, nouveau gouverneur général du Canada.
Il aurait passé environ un an loin de sa femme. Comme Thompson le souligne, ni son anniversaire de naissance, ni son 10e anniversaire de mariage, ni la période des Fêtes ne semblent avoir favorisé un rassemblement familial : « Lavallée had been married for eleven years but bachelorhood suites him, judging by the frequency with which he was able to regain it. After so many years on the road, he was used to being in the company of other men[9] » (Lavallée était marié depuis onze ans, mais le célibat lui convenait, à en juger par la fréquence avec laquelle il parvenait à le retrouver. Après tant d’années sur la route, il était habitué à être en compagnie d’autres hommes).
En 1879, la famille est réunie au 22, rue Couillard, mais, à l’automne, elle déménage à Lévis (probablement pour se loger à meilleur coût) où Calixa fils est entré au collège en avril 1879, selon les informations très précises communiquées à Gérard Ouellet par monseigneur Élias Roy :

À ce moment, son domicile était 22, rue Couillard, Québec. L’enfant avait dix ans, et sa mère s’appelait Joséphine Gentilly. Le jeune Lavallée revint encore l’année suivante et il fit sa Première. Il mourut le 12 août 1883 à Saint-Jean-Port-Joli où demeurait sa mère pendant que le père était aux États-Unis. Il fut inhumé le 14 août 1883.
M. l’abbé Gaudiose Turgeon qui avait la mémoire des noms et des dates m’a toujours dit que le jeune Calixa Lavallée était encore élève du Collège au moment de sa mort. Mais je n’ai rien trouvé dans les livres du Collège pour confirmer cette assertion[10] .

Un deuxième fils, Raoul Arthur, naît à Lévis le 2 janvier 1880. À son baptême, le 4 janvier, la mère est identifiée comme « Joséphine de Gentilly ».

Raoul naissance acte

À Boston, sans Joséphine
L’année 1880 est aussi marquée par la composition et la première exécution (le 24 juin) du « Chant national des Canadiens français » qui deviendra officiellement, un siècle plus tard, l’hymne national du Canada. Mais, malgré la renommée, la situation financière de Lavallée ne s’améliore pas, ni sa santé, et il décide d’aller reprendre sa carrière aux États-Unis. Installé de nouveau à Boston à la fin de 1880, il connaît des années fructueuses, malgré les premières manifestations de la laryngite tuberculeuse qui l’emportera : il donne des concerts avec Jehin-Prume et Rosita del Vecchio, son opéra-comique The Widow est présenté dans quelques villes, il accompagne en tournée la soprano hongroise Etelka Gerster, il est pianiste sur un traversier de la Colonial Line entre Boston et New York, propriétaire d’un studio à Boston, professeur à l’académie de musique Carlyle Petersilea, maître de chapelle à la cathédrale catholique Holy Cross, auteur d’une satire musicale TIQ (The Indian Question Settled at Last)…
Quels arrangements a-t-il pris pour sa famille ? Quels contacts a-t-il maintenus ? Quel soutien prévoit-il lui apporter ? La documentation manque, mais on comprend que ce fut minimal.
À l’été 1880, la famille est revenue de Lévis et loge au 12, Sainte-Ursule.

12, Sainte-Ursule en 2022

Le recensement de 1881 (commencé au printemps) le confirme, même si les entrées sont un peu de travers[11].

Joséphine Recensement québec 1881

Le ménage compte cinq personnes, y compris la servante Luce Mercier, 25 ans. Il y a

  • Joséphine, identifiée comme « Calixa Lavallée », 31 ans, née aux États-Unis,
  • « Calixa Lavallée », 12 ans, mais identifiée comme une fille,
  • un enfant d’un an appelé « Lawrence », qui est évidemment Raoul,
  • et « Élizabeth Gentilly », la mère de Joséphine, 56 ans, protestante, née aux États-Unis.

Publié au milieu de l’année 1881, l’annuaire Cherrier ne mentionne plus la présence de la famille Lavallée à Québec, ce qui confirme son départ pour une autre destination, probablement au cours de cette année. En 1946, Gérard Ouellet n’avait pas d’explication pour cette migration et, 70 ans plus tard, Thompson était au même point. Par quel hasard la famille Lavallée s’est-elle retrouvée à Saint-Jean-Port-Joli, 100 kilomètres en bas de Québec, hébergée par un cordonnier? Il y avait bien des Lavallée dans cette paroisse, mais ils n’avaient aucune parenté avec Calixa[12].
Dans son article de 1943, Ouellet glisse une phrase énigmatique au sujet de la présence de madame Calixa Lavallée à Saint-Jean : « M. Damase Potvin, écrit-il, publiera peut-être quelque jour une lettre de Lavallée à son ami Joseph Marmette, qui éclaircira ce point ». À ce jour, cette lettre n’a pas été retrouvée.

Joséphine et ses enfants à Saint-Jean-Port-Joli
À Saint-Jean-Port-Joli, à cette époque, le cordonnier Léandre Dutremble dit Desrosiers (1824-1917) partage sa maison avec Louis Morency (1854-1948), originaire de L’Islet, à qui il apprend le métier.
Desrosiers est veuf depuis 1872, et n’a pas d’enfant. Il a adopté Louis Morency, son neveu, devenu orphelin de père à deux ans, et lui a enseigné le métier dès son jeune âge. En 1881, Louis partage encore son temps entre la cordonnerie et la pêche à la morue sur la Côte-Nord d’avril à octobre[13].

Desrosiers Recensement SJPJ 1871

Le cordonnier Desrosiers a construit sa maison vers 1845 (auj. au 129, avenue de Gaspé est). Elle comprend neuf pièces sur deux étages habitables. Au XIXe siècle, la boutique est dans une petite chambre au deuxième étage. La rallonge, qu’on peut voir aujourd’hui à l’ouest, n’a été construite qu’en 1905[14].

Cordonnerie 1930 - Albun 300, p123 C. privée     Maison cordonnier

Maison du cordonnier en 1930 et en 2024

Pour son article de 1943, Ouellet a interrogé quelques anciens de Saint-Jean-Port-Joli qui ont connu les Lavallée. Leurs souvenirs sont souvent hésitants (deux ou trois enfants, séjour de deux ou trois ans ?), mais ils confirment leur présence et leur situation précaire. Alexandrine Desrosiers, fille d’Hospice et nièce de Léandre Desrosiers, a recueilli des informations auprès de Louis Morency, alors nonagénaire, et les a résumées à Ouellet :

La mère de madame Lavallée [que les gens appelaient Gentil] vivait avec elle. Durant ce temps, son mari était malade quelque part, on ne sait où. Les premiers temps, madame Lavallée gardait une servante. Par la suite, les deux dames faisaient leur ouvrage. Mon oncle était veuf et mangeait à leur table, ainsi que Louis Morency, lorsqu’il était à la maison. […].
Ils [les Lavallée] sont partis bien pauvres laissant une dette de trente piastres. Le curé Lagueux avait poussé mon oncle à les faire partir de crainte qu’ils ne finissent par “tomber” sur la paroisse[15].

On sait déjà que le jeune Calixa n’a pas poursuivi ses études au Collège de Lévis après 1880 et n’a pas fréquenté le collège de Sainte-Anne non plus.
L’épouse de Louis Morency raconte, pour sa part, qu’en emménageant chez Desrosiers, après son mariage en 1883, « elle trouva dans la maison une immense boîte remplie de travaux faits à la main par ces dames ». Ouellet croit que ces ouvrages d’art domestique pourraient avoir été laissés pour couvrir la dette envers le cordonnier.
Les Lavallée sont ensuite hébergés chez le ferblantier François-Xavier Kirouac (originaire de L’Islet) qui demeurait dans une maison qui sera ensuite celle d’Auguste Blanchet[16], un peu à l’est de la maison des Dumas (devenue plus tard l’Hôtel Touriste).

Le décès de Calixa Lavallée fils

Lavallée, Calixa fils recto UL-P354 cadrée  Calixa fils

Calixa fils -décès acte

Le 15 août 1883, au moins trois journaux de la capitale (dont L’Électeur), annoncent le décès de Calixa Lavallée fils :

— Notre ancien concitoyen M. Calixa Lavallée, le pianiste distingué, résidant actuellement à Boston, vient de perdre son fils ainé. Dimanche, le jeune garçon, âgé de près de 15 ans, est mort à St Jean Port-Joli. Il avait contracté une maladie mortelle en prenant un bain quelques jours auparavant, de suite après avoir mangé.

Le Canadien donne plus de détails :

II y a quelques jours environ, un enfant plein de santé, allait prendre un bain. Au sortir de l’eau, il se sentit indisposé, et le soir il prenait le lit pour ne plus le quitter. Voilà en deux mots l’histoire de la mort du fils aîné de M. Calixa Lavallée, notre distingué compatriote, actuellement à Boston. Cette mort prématurée a été, il n’y a pas doute, la suite d’une imprudence. Quelques instants avant d’aller prendre son bain, le jeune Lavallée avait mangé beaucoup de fruits et l’on sait que le bain, dans ces circonstances est généralement très dommageable.

Malgré « les soins assidus et habiles des Dr. Roy, père et fils », le malheureux aurait succombé à une « inflammation des intestins ».
A-t-il été bien soigné ? Gaspard Dumas (qui était bien jeune, mais demeurait près de la maison du ferblantier Kirouac) confiait à Ouellet que « le jeune Lavallée fut emporté par des coliques cordées (appendicite aiguë). Il avait l’abdomen démesurément enflé ; on le réchauffait quand il eût fallu du froid. L’enfant souffrit le martyre[17] ».
Mort le 12 août, Calixa Lavallée fils est inhumé le 14, quatrième sépulture dans le nouveau cimetière de Saint-Jean-Port-Joli. Il a laissé le souvenir d’un enfant turbulent, « la moitié du diable », selon Gaspard Dumas, qui n’avait que huit ans au décès du jeune Calixa.

Joséphine et Calixa à Boston
Joséphine aurait quitté Saint-Jean-Port-Joli peu de temps après la mort de son fils. Elle n’aurait donc passé qu’un peu plus de deux ans dans cette paroisse.
À Boston, elle retrouve un mari dont la situation financière s’est améliorée. Calixa est très engagé dans la Music Teachers’ National Association, dont il sera élu président national en 1887. Entre-temps, le 16 août 1884, Joséphine donne naissance à un quatrième fils, Jules, né le 16 août[18] et décédé le 31 de marasme nutritionnel (« marasmus[19] »).
D’abord installé dans une « townhouse » de trois étages sur Worthington Street, le couple déménage à plusieurs reprises[20] dans le même secteur, pour aboutir finalement, à mesure que ses moyens diminuent, dans une maison de chambres du secteur de Dorchester, récemment annexé à Boston. En 1890, Calixa Lavallée doit mettre fin à sa carrière en raison de la laryngite tuberculeuse dont il souffre depuis 10 ans. Il meurt le 21 janvier 1891, à 48 ans. Ses funérailles sont célébrées à la cathédrale Holy Cross de Boston. Joséphine se trouve dans la dèche. Elle doit laisser sa maison de Brookford Street. Des amis organisent des collectes pour l’aider et elle déménage à Montréal[21], au 417, Dorchester, selon le Lovell de 1894-95.

Joséphine Lovell 1894-95ggLavallée Raoul et Joséphine Le Passe-Temps, août 1933  p 42 gg

La suite avec Joséphine et Raoul
Le 31 janvier, à l’église Marie-Reine-du-monde, la veuve de Calixa Lavallée épouse Adolphe Denis, « employé civil » et ancien menuisier. Dans le registre d’état civil et au moins un journal (The Witness, 2 février 1895), l’épouse s’appelle désormais « Joséphine Randolph de Gentilly » (le nom inscrit dans la marge reproduit fidèlement celui qui est écrit dans le texte mal numérisé).

Joséphine, mariage 1895

Joséphine mariage 1895 1

Au bas de l’acte, elle signe plutôt « Josephine Randolph De Genttely ».

Joséphine mariage 1895 3

En 1933, Edmond-Z. Massicotte s’est étonné de cette nouvelle identité[22]:

 À l’aide de quelques informations, j’ai exhumé ce fait qui est peut-être peu connu, à savoir que dame Calixa Lavallée, veuve en 1891, convola à Montréal, en 1895 et qu’elle signe d’un nom où il y a de l’anglais et probablement du français, mais passablement anglicisé. […]
On y remarquera de plus, que l’orthographe du nom de l’épousée n’est pas le même dans le corps de l’acte et dans la signature .

Et Massicotte pose la question, toujours sans réponse : « Est-il possible de retrouver l’origine de “Randolph de Genttely” ? » Ou Gentlely, ou Gentilly ?
Thompson a vu ce texte de Massicotte[23], mais encore une fois, il laisse la question aux généalogistes.
Sans expliquer cet autre mystère, une notice publiée dans un dictionnaire biographique en 1890 pourrait donner une piste. On lit dans One of a Thousand : A Series of Biographical Sketches of One Thousand Representative Men Resident in the Commonwealth of Massachusetts, A.D. 1888-’89 : « Mr. Lavallée was married in Lowell, December 21, 1867, to Josephine, daughter of François and Elizabeth (Randolph) de Gentilly[24] ». Le père de Joséphine serait donc François de Gentilly et sa mère, Elizabeth Randolph ? Pourquoi est-elle recensée sous le nom « Elizabeth Johnson » en 1875?

Capture d’écran 2024-08-18 201612

D’après Le Journal du 11 juin 1900, Joséphine est décédée le 5 juin 1900 à Morristown, N.J., sous la nouvelle « identité » que son fils Raoul a utilisée et « magnifiée » par la suite aux États-Unis.

Joséphine, décès 1900

Thompson consacre une page (309) à ce personnage excentrique : « Like his father, he seems to have been something of a showman, (re)inventing his biography as needed and seeking adventure far from home » (Comme son père, il semble avoir été une sorte de showman, (ré)inventant sa biographie au gré des besoins et partant à l’aventure loin de chez lui).
Dans son cas, il serait plutôt question de mythomanie. En 1899, un journal rapporte qu’il a été impliqué dans l’invasion de Porto-Rico par les États-Unis, empoisonné et laissé pour mort. On le retrouve ensuite à Morristown où il s’affiche comme le « lord Raoul Arthur Phillips de Gentilly La Vallée », descendant du marquis de Tracy… ; il fait alors la manchette du New York Times, le 14 août 1900, lorsqu’il défie un rival en duel au sujet d’une certaine Miss Davis. En 1902, toujours dans le New York Times (16 avril), « lord Arthur Phillip Randolph de Gentilly La Vallée » est brièvement porté disparu et ses amis sont très inquiets. En 1910, il vit en pension à Newark, travaille comme barman et déclare que son père est Français… Par la suite, on en sait peu de chose. On ne signale pas sa présence à Montréal lors du rapatriement des restes de son père. Lorsqu’il s’enregistre pour son service militaire en 1942, il indique son vrai lieu de naissance (Notre-Dame-de-Lévis) ; il mesure 5 pieds 5 pouces et pèse 135 livres ; il s’est marié et a eu au moins un fils.

***

Les témoins de Gérard Ouellet (Anna Desrosiers[25], née en 1868, et Gaspard Dumas[26], né en 1875) n’ont pas de souvenir que Calixa père soit venu à Saint-Jean-Port-Joli et le fils y a fait un bref séjour. Qui mérite une stèle ? Le fils, sûrement, qui comme tout être humain mérite qu’on se souvienne de sa sépulture, même s’il n’a pas de descendants pour venir s’y recueillir. Sa vie n’a pas été facile. Il a suivi sa mère dans ses pérégrinations.
Comme le suggérait Gérard Ouellet, cette stèle pourrait honorer indirectement la mémoire du père, qui a connu une grande carrière musicale, surtout aux États-Unis[27], mais son comportement envers sa famille ne lui vaudra pas beaucoup de sympathie. Comme l’écrit David Gramit dans une recension[28] de l’ouvrage de Thompson,

(Traduction) « À une époque qui valorisait théoriquement la stabilité dans les ménages, Lavallée semble avoir eu envers sa femme […] une attitude qui frisait au mieux la légère négligence et au pire le mépris. Comme le souligne Thompson avec euphémisme « le mariage n’a pas semblé ralentir ni changer Lavallée de façon notable » et il « a souvent été un parent absent » (94). Même en tenant compte des difficultés inhérentes à s’accomplir comme musicien dans des circonstances souvent difficiles, l’habitude du compositeur-interprète-enseignant de quitter sa famille, parfois pendant des années, reste difficile à comprendre, sans une documentation suffisante ou un penchant pour la psychanalyse que l’auteur [Thompson] ne prétend pas posséder. »


[1] Katy Desjardins, « Un hommage attendu depuis plus d’un centenaire à Saint-Jean-Port-Joli », L’Oie blanche, 17 juillet 2024 : 15,  en ligne https://journaloieblanche.com/nouvelles/culture/un-hommage-attendu-depuis-plus-d-un-centenaire-a-saint-jean-port-joli-FN3483700.

[2] Mémorial de Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Jean-Port-Joli, Musée de la mémoire vivante, 2012, p. 388-389.

[3] Ma paroisse, Québec, éditions des Piliers, 1946, p. 211-213.

[4] Brian Christopher Thompson, Anthems and Minstrel Shows : The Life and Times of Calixa Lavallée, 1842-1891, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015, 522 p. Le résumé de la carrière de Lavallée est tiré de cet ouvrage.

[5] Massachusetts State Vital Records, 1841-1925, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:N4NF-36J

[7] Dans sa biographie de Calixa Lavallée, Thompson mentionne quatre enfants : Calixa (1868-1883), Augustin (1876-1876), Raoul (1880-?) et Jules (1884-1884). Le site Généalogie du Québec et de l’Amérique française (https://www.nosorigines.qc.ca/GenealogieQuebec.aspx?genealogie=Paquet_Calixte&pid=942598) en a trouvé six : deux Calixa (1868-? et c1869-1883), Rose (1870-1870), Raoul, Jules et un autre Calixa (1885-1885). Il est évident que Thompson a oublié Rose. Dans la liste de Généalogie du Québec et de l’Amérique française, les deux Calixa ne sont en fait qu’une seule personne : celui qui est né en septembre 1868 avait bien 6 ans (presque 7) au recensement de New York en juin 1875, 12 ans (presque 13) au recensement de Québec en juillet 1881 et 14 ans (« près de 15 », précise L’Électeur) à son décès en août 1883; cette liste omet toutefois Augustin (nommé Auguste à son décès). Quant à l’enfant baptisé à Boston en 1885 sous le nom de Calixa, ce n’est pas le fils de Calixa, mais de Joseph C. Lavallée, un musicien, qui vivait au 5, Delle Ave (voir Boston Directory, 1886, p. 685, https://archive.org/details/bd-1886/page/685/mode/2up).

[8] Massachusetts Births and Christenings, 1639-1915, database, FamilySearch, en ligne https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:N72W-Z8X.

[9] Thompson, op. cit., p. 193-194.

[10] « Du manoir de Gaspé à la tombe de Calixa Lavallée, fils ». L’Action catholique, 21 février 1943 : 4 et 6. Cet article constitue la source principale sur le passage des Lavallée à Saint-Jean-Port-Joli.

[12] Dans sa biographie de Lavallée (Calixa Lavallée, Montréal, Fides, 1966, p. 109), Eugène Lapierre avance une explication fort peu crédible (« Lorsqu’elle séjournait au Canada, elle se retirait à Saint-Jean-Port-Joli »).

[13] Hélène Simard, Trois générations de cordonniers à Saint-Jean-Port-Joli, Ottawa, Musée national de l’homme, 1976 (Coll. « Mercure », dossier no 16), p. 12.

[14] Ibid., p. 16.

[15] Ouellet, loc. cit. À l’époque, les pauvres sont à la charge de la communauté.

[16] Elle fut démolie pour faire place à l’entreprise Pelletier électrique (77, av. de Gaspé Est).

[17] Ma paroisse, op. cit., p. 212.

[18] Massachusetts, Town Clerk, Vital and Town Records, 1626-2001, FamilySearch, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:DZ9N-3S2M.

[19] Massachusetts, Town Clerk, Vital and Town Records, 1626-2001, FamilySearch, https://www.familysearch.org/ark:/61903/1:1:FHZB-M9C.

[20] Pour les détails, voir Thompson, op. cit., p. 259.

[21] Ibid., p. 308-309.

[22] « Dame Calixa Lavallée », BRH, 39, 9 (sept. 1933) : 554-555.

[23] Voir 461, note 210.

[24] Boston, First national publishing Company, 1890, p. 368.

[25] « Du manoir de Gaspé… à la tombe de Calixa Lavallée, fils », L’Action catholique, 21 février 1943 : 6.

[26] Ma paroisse, op. cit., p. 212.

[27] Voir à ce sujet l’épilogue de sa biographie par Thompson.

[28] Gramit, D. (2015), « Review of [Brian Christopher Thompson. 2015. Anthems and Minstrel Shows […], Montreal and Kingston: McGill-Queen’s University Press. xxviii, 522 p.], Intersections, 35(1): 168–172, en ligne https://doi.org/10.7202/1038951ar.

Le député (toujours) errant

À moins que de nouveaux promoteurs ne se manifestent, le bronze représentant Le député arrivant à Québec restera où il se trouve depuis le 6 juillet 2018, dans l’entrée des jardins de l’Hôtel du Parlement, comme s’il hésitait à y pénétrer, incertain.
Et il a bien raison d’hésiter. C’est au parc Montmorency, où les parlementaires bas-canadiens ont siégé pendant de nombreuses années, que ce député devait débarquer, mais le maître des lieux, Parcs Canada, lui ayant refusé l’accès, il a été hébergé par l’Assemblée nationale avec un coup de pouce intéressé du programme Commémoration Canada de Patrimoine canadien, un précédent dans l’histoire de la commémoration à cet endroit.

Député arrivant 2024

Le projet
Deux membres de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec sont à l’origine de ce projet de commémoration. À l’assemblée générale tenue le 13 mai 2015, André Gaulin et Matthias Rioux proposent et font adopter, à l’unanimité, la résolution suivante :

Attendu qu’aucune mémoire publique n’est faite dans notre Capitale du premier Parlement du Québec qui fut le nôtre de 1792 à 1838, soit pendant près de cinquante ans[1]; […]
QUE l’Amicale des anciens parlementaires du Québec assure le suivi à donner pour que mémoire soit faite du premier Parlement du Québec (1792-1838) dans le parc Montmorency de la capitale, Parlement dont on soulignera le 225e anniversaire en décembre 2017.

La résolution est transmise au président de l’Assemblée nationale le 29 juillet[2]. Dans un courriel adressé à François Gendron, troisième vice-président de l’Assemblée nationale et président du Comité des fêtes soulignant le 225e anniversaire des institutions parlementaires, André Gaulin précise comment il voit les suites de cette proposition :

Nous pensons qu’une simple plaque commémorative serait un minimum tout en étant sensibles au fait d’éviter des frais excessifs. Nous pensons, par exemple, qu’un rappel de ce fait historique important (non signalé jusqu’à aujourd’hui) pourrait s’accompagner d’une œuvre d’art (voir celle qui a été faite dans le cimetière de la guerre de Sept Ans, par exemple). Nous pensons, en l’occurrence, à une réplique de la statue d’Alfred Laliberté intitulée Le député arrivant à Québec, qui fait partie de la série des personnages intitulée Métiers, coutumes et légendes d’autrefois, réalisés entre 1927 et 1931 par l’artiste[3].

Le projet avance ensuite lentement, bizarrement et en toute discrétion. En octobre 2016, au lieu de s’adresser au gouvernement du Québec ou à la Commission de la capitale nationale — probablement en signe d’autonomie de l’institution parlementaire… —, le président de l’Assemblée nationale, au nom de l’Assemblée et de l’Amicale, sollicite l’appui de la ministre du Patrimoine canadien pour ériger le monument suggéré par l’Amicale au parc Montmorency. Il est référé au programme Commémoration Canada.

Le refus de Parcs Canada
Mais, surprise : en août 2017, quand l’Assemblée nationale demande à Parcs Canada la permission d’installer le bronze dans le parc (peut-être aurait-il fallu commencer par là ?), elle essuie un refus catégorique exprimé dans ce courriel du 7 septembre 2017 :

  • L’élection de la première législature du Bas-Canada en juin 1792 et la première assemblée des députés élus à la législature du Bas-Canada en décembre 1792 ne sont pas des motifs de désignation du lieu historique national du parc Montmorency. Bien qu’importants dans la trame historique du pays, ces thèmes sont liés à d’autres valeurs patrimoniales que celles qui justifient la désignation du parc comme lieu historique national. La commémoration en ce lieu vise plutôt l’endroit où s’est réuni le parlement de la province du Canada entre 1841 et 1866. À ce titre, les œuvres ayant un lien direct avec la commémoration sont privilégiées.
  • De plus, des travaux de restauration importants du mur de fortifications sont prévus dans ce lieu au printemps prochain (et pour une durée variant entre 12 et 18 mois) ce qui empêcherait un dévoilement en avril 2018 ainsi qu’une accessibilité au cours de cette période.

Un « détail » avait donc échappé à tout le monde, y compris, manifestement, aux correspondants fédéraux du président de l’Assemblée nationale : 68 ans plus tôt, en mai 1949, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada avait désigné le parc Montmorency comme lieu historique national parce qu’il est « l’un des lieux où le Parlement de la Province du Canada s’est réuni entre 1841 et 1866 ». En conséquence, les membres de ce Parlement bénéficient d’une commémoration, même s’ils n’y ont siégé que 7 ans au total (précisément d’août 1852 à février 1854 et de février 1860 à septembre 1865), mais pas les députés du Bas-Canada, qui ont siégé là pendant 45 ans (1792 à 1837), ni ceux de la province de Québec qui y ont ajouté 15 ans (de décembre 1867 à mars 1883).
L’Assemblée nationale conteste la décision de Parcs Canada, mais n’obtient pas gain de cause et, le 8 janvier, la ministre Catherine McKenna confirme le refus définitif. Entretemps, la demande de subvention est acheminée à Patrimoine canadien (15 novembre) et rapidement acceptée (22 décembre 2017) par la ministre Mélanie Joly. L’Assemblée nationale demande à Patrimoine canadien d’assumer la conception et l’installation du monument (soit environ 215 000$) tandis qu’elle s’occupera de la cérémonie de commémoration et de l’entretien futur du monument…
Devant l’obstination de Parcs Canada, l’Assemblée nationale décide d’installer le monument sur son terrain, avec la subvention fédérale, et confie à l’Atelier du bronze d’Inverness la fabrication de la réplique de l’œuvre de Laliberté.

Le dévoilement
Le dévoilement est fixé au 6 juillet, un beau vendredi midi, pour coïncider avec la 44e session de l’Assemblée parlementaire de la francophonie. Les jardins du Parlement s’enrichissent d’un nouveau monument : c’est tout ce que la quasi-totalité de la population comprend, rien n’ayant transpiré de tout ce qui précède, sauf au sein de l’Amicale, et même l’information diffusée par son bulletin (Le temps de parole, juin 2018) élude le fond de la question : on rappelle que la motion de 2015 visait à souligner « le 225e anniversaire des institutions parlementaires et du premier Parlement du Québec », sans mentionner le projet du parc Montmorency. La suite des événements, telle que rapportée par le président de l’Amicale à l’assemblée générale de mai 2018, passe directement à la mise en place prochaine d’un monument sur les terrains de l’Assemblée nationale, sans mentionner le refus de Parcs Canada.

Député arrivant 2024 plaque
Les communiqués et les discours de circonstance n’y font évidemment aucune allusion. Interrogé par Le Devoir, le président Chagnon a d’abord dit croire « que les travaux en cours au parc Montmorency avaient pu motiver le refus de Parcs Canada. […] Quand Le Devoir l’a informé des véritables raisons du refus de Parcs Canada, M. Chagnon n’a pas souhaité commenter davantage ». De son côté, le ministre fédéral de la Famille, Jean-Yves Duclos, « ne pouvait pas non plus expliquer pourquoi le monument devant commémorer les députés du premier Parlement du Bas-Canada s’est retrouvé à un kilomètre au sud-ouest du parc Montmorency[4] ».
Le maigre dossier de correspondance obtenu par les initiateurs du projet en octobre 2018, lors d’une rencontre avec le troisième vice-président de l’Assemblée, confirme pourtant qu’il y a eu des échanges entre le cabinet du président de l’Assemblée nationale et celui du ministre Duclos, qui ne pouvait ignorer le refus de Parcs Canada et son motif principal, mais préférait probablement faire semblant pour ne pas mettre en évidence l’entêtement de la ministre McKenna qui avait plusieurs mois devant elle pour essayer de changer le motif de désignation du parc et dénouer l’affaire.
Certains membres de l’Amicale ont boycotté l’événement, dont les initiateurs du projet, André Gaulin et Matthias Rioux ; pour ce dernier, « subordonner l’Assemblée nationale à l’autorité fédérale en la circonstance est quelque chose d’assez gênant[5]. » À Radio-Canada, la présidente de l’Amicale a qualifié la situation de « ridicule ».

Une deuxième tentative
À quelques reprises dans les échanges, et encore en entrevue avec Le Devoir, le président de l’Assemblée nationale a évoqué la possibilité que le monument soit déménagé au parc Montmorency une fois les travaux terminés, « et s’il y a quelque chose qui bouge là-bas et qui fait notre affaire ».
Le 8 mai 2019, à l’assemblée générale de l’Amicale, André Gaulin et Jacques Brassard proposent et font adopter une résolution demandant « QUE l’Amicale assure le suivi complet de [la] proposition de 2015 auprès des instances concernées pour que le bronze commémoratif soit érigé à l’endroit qui correspond à l’histoire ».
Le 26 juillet 2019, la présidente de l’Amicale fait appel au président de l’Assemblée nationale pour reprendre les discussions avec le gouvernement du Canada : « En tout respect pour la vérité historique, ce monument se doit d’être placé sur le site d’origine du premier Parlement du Québec. Nous comprenons que ce site est la propriété du gouvernement fédéral, mais l’histoire du Québec ne change pas avec les déplacements des lieux où se manifeste notre démocratie. »
La réponse de François Paradis ne viendra que le 9 mars 2020. Il lui a fallu plusieurs semaines pour obtenir la certitude que le fédéral ne s’opposerait pas au déménagement du bronze, mais il faudrait d’abord « une lettre signée de la part de Parcs Canada » autorisant une installation au parc Montmorency, et ensuite l’accord du Bureau de l’Assemblée pour une nouvelle dépense.
Pour faire bouger Parcs Canada, l’Amicale (devenue entretemps le Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale du Québec) a d’abord privilégié les contacts politiques et les échanges en coulisses pour ensuite, à l’automne 2020, se résoudre à demander à la Commission des lieux et monuments historiques de modifier la désignation du parc.

Un gain modeste passé inaperçu
Dès novembre 2020, la Commission autorisait le changement, mais c’est seulement à l’automne 2022, après consultation, qu’elle a dévoilé discrètement une nouvelle plaque commémorative dont le texte débute en mentionnant la présence des parlementaires bas-canadiens et québécois au parc Montmorency : « Durant près d’un siècle, les conseillers législatifs et les députés du Parlement du Bas-Canada (1792-1838), de la province du Canada (1852-1854 ; 1860-1865), puis ceux de la province de Québec (1867-1883) siègent ici ». C’était moins que le minimum souhaité par André Gaulin en 2015. Le reste du texte met toujours l’insistance sur la Confédération : il n’est évidemment pas question, parmi les « faits marquants qui jalonnent l’histoire politique et constitutionnelle du pays », de la création du premier parlement québécois ou des débats pour un véritable parlementarisme, des 92 Résolutions, etc. Encore moins des Patriotes.
Lors de leur assemblée générale de juin 2022, les membres du Cercle des ex-parlementaires de l’Assemblée nationale ont adopté une dernière résolution sur le parc Montmorency :

Que, saluant tous les efforts qui ont été mis dans ce projet, soit complétée, dans le parc Montmorency, la reconnaissance du premier parlement du Bas-Canada.
Que, cependant, le bronze du Premier député arrivant à Québec et rappelant le premier parlement du Bas-Canada demeure dans le parc des Jardins de l’Assemblée nationale du Québec.

Dans un texte-bilan[6], Normand Jutras écrit que le Cercle des ex-parlementaires se réjouit d’avoir obtenu la correction d’un oubli « ainsi que la reconnaissance de la vérité historique, à savoir que le parc Montmorency a accueilli non seulement le Parlement du Canada, mais aussi le Parlement du Québec, et il a été ainsi le lieu du début du parlementarisme québécois ». Les membres du Cercle renoncent toutefois à déménager le monument au parc Montmorency en prenant acte d’un état de fait et des coûts éventuels, mais en considérant aussi que Le député arrivant à Québec commémore autant ceux de 1792 que tous les autres qui lui ont succédé et qu’il sera là pour souhaiter la bienvenue aux parlementaires qui suivront.
C’est un point de vue.
Quant à la première partie de la résolution, elle ouvre la porte à une autre démarche, mais le Cercle se retire du jeu et passe la main. Il serait peut-être temps que d’autres intervenants se mobilisent, comme le Mouvement national des Québécois, la Fédération des sociétés d’histoire, la Fondation Lionel-Groulx, la Société du patrimoine politique, le Parti québécois, étrangement silencieux depuis le début.

***

Peu d’observateurs ont commenté cette saga. Dans Le Devoir du 21 juillet 2018, Robert Dutrisac y a consacré un éditorial intitulé « Premier Parlement : gommer l’histoire ».

La raison invoquée par Parcs Canada pour justifier son refus d’accéder à la requête de l’Assemblée nationale ne manque pas d’ironie. Le parc Montmorency est réservé à la commémoration du Canada-Uni : son Assemblée législative a siégé sporadiquement à cet endroit moins de dix ans au total, entre 1852 et 1865.
Il est bon de rappeler que l’Union du Bas-Canada et du Haut-Canada a été imposée à la suite du rapport Durham dans le but d’assimiler les Canadiens français en bannissant la langue française de la législature et de réduire leur poids politique en les privant de leur Parlement et de leur majorité. Même Louis-Hippolyte La Fontaine, bien qu’il jugeât que les Canadiens français pouvaient tirer profit de l’Union, reconnaissait que le régime avait été conçu pour les écraser.
Ce que les autorités fédérales ne veulent pas commémorer au parc Montmorency, c’est tout le contraire : un Parlement contrôlé par les Canadiens français, lieu des combats des Pierre-Stanislas Bédard et Louis-Joseph Papineau du Parti canadien, rebaptisé Parti patriote. Qu’elles donnent toute la place à l’éphémère et bancal Canada-Uni est un choix politique qui n’est pas anodin. C’est la mémoire des patriotes qu’Ottawa refuse ainsi de rappeler au sein du Vieux-Québec, lui qui a la haute main sur la plupart des sites historiques d’importance de la capitale nationale.

On comprend la décision du Cercle des ex-parlementaires de fermer le dossier, tout en souhaitant une reconnaissance plus explicite de la présence de notre premier parlement au parc Montmorency. L’expérience a démontré que la partie canadienne est puissante et profite de l’inertie du gouvernement québécois ; elle a une conception plus efficace de la commémoration, qu’elle met en application à son avantage avec d’autant plus d’aisance qu’elle possède les lieux et obtient la collaboration des politiciens fédéralistes locaux.


[1] Voir à ce sujet Gaston Deschênes, « Les patriotes aux oubliettes », Le Devoir, 17 mai 2014, p. 7, ou https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2014/05/11/les-patriotes-aux-oubliettes-comment-le-gouvernement-federal-occulte-une-page-fondamentale-de-notre-histoire/; aussi (entrevue avec André Gaulin) « Une immense lacune dans la commémoration à Québec : le premier Parlement », Bulletin de l’Amicale des anciens parlementaires du Québec, automne 2015 : 29-35.

[2] Un bref « Historique » dressé par l’Assemblée nationale couvre les années 2015-2020.

[3] « Rapport du président [Létourneau] », Le temps de parole, juin 2016 : 5-6.

[4] Dave Noël, « Un Canadien errant », Le Devoir, le 10 juillet 2018 : 1-2.

[5] Matthias Rioux et André Gaulin exprimeront ensuite leur point de vue dans, « Un député errant », Le Soleil, 14 juillet 2018, puis en version augmentée dans L’Action nationale, 108, 6-7 (juin-sept. 2018) : 39-44.

[6] Le temps de parole, automne-hiver 2022-2023 : 37-39.

La mémoire d’un pays rebelle

Compte-rendu du livre Un pays rebelle par Simon Rainville, L’Aut journal, 22 juin 2023
(https://www.lautjournal.info/20230622/la-memoire-dun-pays-rebelle)

En 2009, l’historien Éric Bédard a tenu à la radio une chronique sur la Conquête dans laquelle il disait en substance : « Je me suis rendu compte en préparant cette émission que je pouvais expliquer les différentes interprétations de l’impact de la Conquête sur l’histoire du Québec, mais que je connaissais très mal l’événement en lui-même. »
Quelques années plus tard, Jonathan Livernois remarquait dans La permanence tranquille (Boréal) qu’aucune des dates que l’on fête au Québec n’est liée à un événement précis. La fête des Patriotes, par exemple, n’est pas associée à une date clé du mouvement, comme c’est le cas du 4 juillet aux États-Unis qui célèbre la Déclaration d’Indépendance. Au Québec, rien de tel. Nous avons une « mémoire sans intention, donc sans intentionnalité », comme le dit si justement Yvan Lamonde dans Un coin dans la mémoire (Leméac, 2017).
J’ai repensé à tout ça en lisant Un pays rebelle (Septentrion, 2023) de Gaston Deschênes. Un peu à la façon de L’émeute inventée (VLB, 2014) de James Jackson, qui avait fait revivre, par une recherche rigoureuse en archives, les élections décisives de 1834 qui ont contribué à la radicalisation des Patriotes, le livre de Deschênes entre dans l’événement, dans le quotidien des rebelles qui ont participé à la guerre d’Indépendance américaine sur la Côte-du-Sud. L’étude rappelle Québec sous la loi des mesures de guerre : 1918 (Lux, 2014) de Jean Provencher, qui suivait les agissements des citoyens lors de l’imposition de la conscription.

Trois appréciations
Avec Deschênes, on suit ces hommes et ces femmes qui se sont tenus debout face à la Grande-Bretagne — qui venait de nous envahir une quinzaine d’années auparavant — et ont rêvé à un avenir meilleur. On peut presque voir, sentir, entendre ces personnes, comme Clément Gosselin ou Pierre Ayotte, qui ont parfois pris les armes (environ 500), mais plus souvent offert de l’aide logistique à l’avancée américaine pratiquement jusqu’à Québec en 1775 et 1776. Dans plus de la moitié des secteurs, « les Sudcôtois penchaient très majoritairement, voire massivement, pour les rebelles », précise l’historien. La situation était à ce point tendue que les capitaines, les officiers et sous-officiers de la milice ont presque tous subi des représailles de la part de la Grande-Bretagne.
Plusieurs des nôtres ont cependant préféré demeurer dans une « neutralité participative », position que nous tenons encore trop souvent, qui nous empêche de nous ériger réellement comme acteurs de notre propre histoire. Ils ont choisi d’être des spectateurs qui laissent le rôle principal aux Américains tout en ne nuisant pas à leur plan (ravitaillement, surveillance, etc.).
D’autres ont tout simplement été hostiles aux insurgés. Ils se sont bercés d’illusions sur les bienfaits culturels de l’Acte de Québec de 1774 en oubliant tout ce qu’il contient de néfaste en matière de soumission politique. Selon Deschênes, les Américains rappellent sans cesse à nos ancêtres « que l’Acte de Québec risque de les priver de cinq droits dont ils bénéficiaient à titre de “nouveaux sujets” britanniques depuis 1764, soit un gouvernement représentatif (ce qu’ils n’ont pas pour le moment et n’auront qu’en 1791), le procès devant jury, l’habeas corpus, la pleine propriété terrienne et la liberté de presse ». Une leçon de politique, en somme, que nous n’avons toujours pas comprise. Nous continuons à présenter cet Acte uniquement comme un garant de nos droits culturels.

Illusion et dénigrement
Nous nous berçons encore d’illusions quant à notre capacité de vivre dans ce beau et grand Canada. Dans son mandement, monseigneur Briand demandait aux nôtres de prendre le parti de la Grande-Bretagne plutôt que celui des treize colonies, prétextant que la « voix de la religion et celle de vos intérêts se trouvent ici réunies ». Il scellait ainsi notre compréhension du politique pour les siècles à venir : défendre notre culture, d’un côté, et la suprématie du pouvoir anglais, de l’autre, devaient représenter notre voie de salut.
Et cette illusion est entretenue par les amis du régime, britannique à l’époque, canadien aujourd’hui. Les Baby, Taschereau et autres d’autrefois sont remplacés par leurs semblables aujourd’hui, mais la logique demeure celle de la collaboration avec le plus fort afin d’asseoir son pouvoir de roitelet sur ses congénères.
Évidemment, ce sont eux, les vainqueurs, qui ont écrit l’histoire et ont forgé la mémoire que nous avons de ces événements, si tant est que nous en ayons une. Ainsi, les historiens fédéralistes et les purs et durs de la dépendance, relayés par le clergé qui nous a vendu la Conquête providentielle qui aurait permis aux nôtres de demeurer de bons catholiques, ont longtemps laissé entendre que les insurgés étaient minoritaires, agressifs, vagabonds et profiteurs. Comme si les puissants n’étaient pas une minorité de profiteurs à qui la bonne entente du Canada était bénéfique depuis toujours.
Deschênes montre qu’il n’en est rien, que les rebelles étaient pour la plupart des artisans et des paysans, de simples citoyens, en somme, de ceux et celles par qui les vrais changements historiques se produisent, loin des prétendus grands hommes qui façonneraient l’histoire.
Ces gens de peu, qui n’avaient que leur sens de la liberté, de la justice et du courage, n’avaient pas d’éducation. C’est le malheur qui s’est longtemps abattu sur le Québec. S’ils n’avaient pas les fins mots de l’analyse politique, ils étaient debout. « La “tyrannie” dont [Gosselin parle est l’absence de représentation au sein du gouvernement, conclut l’historien ; la liberté, c’était une autre façon de dire “indépendance”. »

L’absence d’organisation politique
Deschênes remarque à juste titre que, ce qui manquait à ces hommes debout, c’était une organisation politique. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons encore en partie. Malgré la création de partis indépendantistes comme les patriotes, le RIN, le PQ, ou QS, le Québec est encore en déficit d’organisation proprement politique, c’est-à-dire qui ne joue pas selon le jeu du colonisateur. C’est la compréhension du politique qui nous fait défaut. Deschênes lui-même conclut en disant que Londres n’avait pas intérêt à donner des institutions représentatives à nos ancêtres après la Conquête, malgré l’Acte de Québec. C’est inverser le problème : ce sont nos ancêtres qui auraient eu intérêt à renverser le pouvoir, à le saisir. Attendre après la gentillesse du colonisateur est une aberration.
Nous nous retrouvons donc encore aujourd’hui avec une mémoire à laquelle échappe la réalité du pouvoir. C’est pourquoi des livres comme celui de Deschênes sont précieux. D’abord parce qu’ils redressent une partie de la réalité historique en montrant que notre passé n’est pas fait que de bonne entente et qu’il y a une tradition de rébellion en nous. Ensuite, parce qu’ils exemplifient les relations de pouvoir qui, bien que plus douces, sont essentiellement les mêmes aujourd’hui. Finalement, parce qu’ils sont des fondements sur lesquels pourrait reposer une mémoire plus politique, plus concrète de nous-mêmes. Une mémoire qui se fonderait sur des événements, sur des symboles bien précis, identifiables dans ce qu’ils ont de simple : la réalité du pouvoir que l’on subit.
La fête des Patriotes, qui remplace celles de Dollard-des-Ormeaux et celle de la reine que le Canada aime tant, a le mérite d’évacuer tranquillement le symbole colonialiste britannique. Mais elle ne cimente aucune conception de notre domination dans notre imaginaire, là où le 4 juillet cristallise dans la mémoire collective américaine le symbole de la conquête politique contre la Grande-Bretagne. C’est pourquoi il faut chérir des créateurs de symboles comme Pierre Falardeau, qui a su faire du 15 février 1839 une date facilement reconnaissable, celle de la pendaison du rêve de l’indépendance du Québec.
En lisant James Jackson, je rêve d’une série sur l’élection mensongère du pouvoir britannique de 1834. En lisant Jean Provencher, je rêve d’une série documentaire sur la conscription de 1917-1918. En lisant Gaston Deschênes, je rêve d’un film sur ces insurgés de 1775-1776. Je rêve d’une mémoire fondée sur le réel. Je rêve d’un pays rebelle.