La Côte-du-Sud rebelle

(Présentation lors du colloque du 8 novembre 2025 au Morrin College. Il s’agit d’un résumé du livre Un pays rebelle où les intéressés trouveront références et bibliographie.)

Le 11 septembre 1775, Henry Caldwell et Gabriel Taschereau traversent à Pointe-Lévy dans le but de recruter des hommes pour monter à Sartigan (auj. Saint-Georges) et défendre la frontière. Caldwell est locataire de la seigneurie de Lauson, Taschereau est seigneur de Sainte-Marie, D’après les premiers échos rapportés dans le journal de James Jeffry, Caldwell et Taschereau auraient recruté un millier d’hommes.

L’assemblée séditieuse
Jeffry doit cependant se corriger le lendemain. Erratum, dirait-on : les habitants réunis à Pointe-Lévy ne se sont pas engagés pour aller en Beauce; ils ont au contraire obligé Caldwell et Taschereau à retourner chez eux, sans recrue, et leur ont fait savoir « qu’ils n’en auraient aucun des paroisses de la rive sud ».
Dans un article publié en 2016, Yvan-M. Roy a été le premier, à ma connaissance, à déterrer ce petit passage fort significatif du journal de Jeffry. En 1776, les commissaires chargés d’étudier le comportement des miliciens pendant le siège de Québec avaient mentionné cette « assemblée séditieuse » tenue à l’automne 1775, sans mentionner la date exacte ni donner de détails, sauf un aperçu de l’origine des participants. Taschereau faisait partie de cette commission : il savait bien, lui, ce qui s’y était passé.
De nombreux habitants de la Côte-du-Sud assistent à cette assemblée qualifiée de « séditieuse » et « tumultueuse » dans le journal de Baby, qui constitue le procès-verbal de la commission d’enquête. On y trouve notamment

  • le capitaine de milice de Beaumont et « presque toute la paroisse » (ce qu’il faut interpréter comme « presque tous les miliciens ») ;
  • « le plus grand nombre » des paroisses de Saint-Charles, de Saint-Michel et de Saint-Vallier,
  • « presque la moitié » de la paroisse de Saint-François
  • et dix à douze habitants de Saint-Pierre.
  • À Berthier, le bailli Morency se met en route « avec la plupart des habitants », mais une partie seulement arrive avant la fin de l’assemblée.
  • Ceux de Saint-Thomas sont partis trop tard et doivent rebrousser chemin, l’assemblée étant terminée.

Combien de personnes de la Côte-du-Sud étaient là? D’après ce qu’on sait du nombre de miliciens dans ces paroisses, probablement autour de 300, peut-être plus.

La « neutralité bienveillante »
Les habitants de la Côte-du-Sud avaient déjà montré leurs couleurs.
Au printemps 1775, Carleton demande à l’évêque d’émettre un mandement pour l’aider à recruter des volontaires pour défendre Québec. Malgré l’intervention de Mgr Briand, l’opération de mobilisation donne peu de résultats. Sur la Côte-du-Sud, on a envoyé des officiers jusqu’à Kamouraska, mais ils n’auraient recruté que quinze hommes en tout.
Les exhortations des curés n’y changent rien :

  • à Sainte-Anne, le curé Porlier écrit qu’il fait tout ce qu’il peut pour combattre l’esprit de rébellion;
  • à Saint-Thomas, le curé reconnait que ses paroissiens « sont de vrais rebelles », malgré tout ce qu’il fait « pour les instruire de leurs devoirs ». Et il ajoute en P.S. : « Les femmes sont du même sentiment que les hommes pour la rébellion ».
  • à Saint-Michel, un jésuite qui prêche la loyauté est interrompu par un paroissien qui crie : « C’est trop longtemps prêché pour les Anglais !  »

L’assemblée du 11 septembre et ses suites démontrent un fort courant de sympathie de la Côte-du-Sud envers les rebelles américains.
Après l’assemblée, on monte la garde dans presque toutes les paroisses riveraines, souvent en armes.

  • À Saint-Michel, les habitants installent le poste de garde dans le presbytère.
  • À Saint-Vallier, le poste est chez le capitaine de milice.
  • À Berthier, le bailli Morency participe à la garde.

Un système de feux est mis en place pour signaler l’arrivée éventuelle de forces britanniques.

Arnold-arrivée

Arrivée des Bostonnais à Pointe-Lévy en novembre 1775 (Archives de la ville de Québec).

Les gens de la Côte-du-Sud improvisent ainsi un blocus qui va profiter aux Bostonnais.
Arnold arrive à Sartigan au début de novembre. On lui fournit le nécessaire pour se restaurer et descendre à Pointe-Lévy où il installe son quartier général. Après l’échec du 31 décembre, il maintient ses positions et monte une batterie. On n’a pas de témoignages à l’effet qu’il aurait été dérangé par le voisinage. On est loin du harcèlement constant qu’avait subi Monckton pendant le siège de 1759.

Qu’est-ce qui se passe sur la Côte-du-Sud durant l’hiver ?
Les rebelles exercent un contrôle sur la Côte-du-Sud jusqu’au printemps. Comme l’a écrit Porlier : « Aiot, Gosselin et Germain Dionne firent ce qu’ils voulurent […] ».
Originaire de Kamouraska, Pierre Ayotte s’enrôle dans le régiment créé par le Congrès pour regrouper les Canadiens. Il est capitaine d’une compagnie formée de jeunes gens qui montent la garde à Pointe-Lévy et travaillent à l’installation de la batterie.
Clément Gosselin est de Sainte-Anne. Lui et son beau-père Germain Dionne sont les « plus fameux rebelles de la province », selon le journal de Baby.

« [Gosselin] a parcouru toutes les autres [paroisses] jusqu’à la Pointe-Lévy, prêchant la rébellion partout, excitant à piller le petit nombre des zélés serviteurs du Roy et à les faire arrêter ; lisant lui-même aux portes des églises et forçant quelques fois les officiers du Roy à lire les ordres et proclamations des rebelles. Il passait pour officier ambulant du congrès et en cette qualité recrutait et établissait quelques fois des officiers [de milice]. »

Gosselin, Major Clément Par William Harrison

Représentation de Clément Gosselin.

Ayotte et Gosselin ont des « lieutenants » dans plusieurs paroisses de la côte, dont Basile Dubé, à Rivière-Ouelle, Julien Chouinard, à Saint-Jean-Port-Joli, l’avocat Lebrun, à Cap-Saint-Ignace, le notaire Lévesque, à Saint-Thomas, Joseph Morency, premier bailli de Berthier, Julien Mercier, à Saint-Vallier. Dans cette paroisse, ils peuvent aussi compter sur la veuve Gaboury, née Basilisse Corrivaux, qu’on appelait la « reine de Hongrie » en référence à Marie-Thérèse, reine de Bohême et de Hongrie depuis 1740.

« La veuve Gabourie, d’après le journal de Baby, a fait plus de mal dans cette paroisse qu’aucun autre ; elle tenait souvant chez elle des assemblées où elle présidait, tendant à soulever les esprits contre le gouvernement et à les animer en faveur des rebels. Pour mieux parvenir à son but détestable elle leur faisait boire des liqueurs fortes. »

Le contrôle par les rebelles se manifeste de diverses façons :

  • Gosselin organise des assemblées où sont choisis de nouveaux officiers de milice, pour remplacer ceux que Carleton a nommés en juin 1775.
  • Les habitants de plusieurs paroisses vont vendre leurs denrées à Pointe-Lévy et on s’efforce de bloquer les livraisons vers la ville.
  • Quelques royalistes sont arrêtés, séquestrés, parfois amenés au camp d’Arnold, le tout impunément. Baby mentionne six arrestations pendant le siège, surtout des gens soupçonnés d’espionnage pour les Anglais. Mais il ne fait pas mention de mauvais traitements contre ces personnes. Par ailleurs, on n’a pas de traces de batailles, de rixes, jusqu’à celle de Saint-Pierre à la fin de mars ; les commissaires en auraient sûrement parlé, le cas échéant. Il est certain cependant que les royalistes ont été intimidés par les rebelles qui en menaient large.
  • Enfin, à quelques reprises, les Sudcôtois prorebelles se sont emparé de vivres. Le journal de Baby cite moins d’une dizaine de cas dans l’ensemble des quinze paroisses. On rapporte, par exemple, le vol de « quelques bouteilles de vin […] à la maison de Mr Fraser » à Saint-Charles, de « 3 barriques de vin de Bordeaux » chez le curé de Saint-Thomas, de vivres qu’un certain Proulx de Saint-François tentait de porter à Québec, de 100 minots de blé pris chez la seigneuresse de Saint-Vallier (mère de l’aide de camp de Carleton), de 110 minots pris au moulin de Duchesnay, seigneur de Saint-Roch.
  • Un des commissaires, le seigneur Taschereau, avait été pillé en Beauce ; s’il y en avait eu plusieurs autres vols, ils auraient été mentionnés.

Selon le journal de Baby, Ayotte et Gosselin ont recruté une centaine de Sudcôtois pour le régiment Hazen, mais on manque des données pour quatre des quinze paroisses. Anderson dit 130 et pourrait bien être près de la vérité, surtout si on compte ceux qui ont suivis les insurgés outre-frontière, après leur retraite en 1776.
C’est peu, 130 engagés formels sur la Côte-du-Sud, mais ce contingent constituerait environ la moitié des Canadiens engagés pour les Bostonnais dans le district de Québec.

La réaction royaliste
Les rebelles canadiens semblent faire la pluie et le beau temps, mais les « royalistes » commencent à s’organiser au cours de l’hiver, influencés par le curé Porlier et l’abbé Bailly de Messein, un prêtre du Séminaire qui, selon Porlier, « excitoit [et] encourageoit les roialistes » de la région.
En mars, Carleton donne à Louis Liénard de Beaujeu, seigneur de l’île aux Grues, le mandat de prendre le commandement des royalistes qui brûlent d’aller attaquer le camp d’Arnold. La rumeur voulait qu’il aurait suffi d’une cinquantaine d’hommes pour battre une troupe bostonnaise réduite par les départs et affaiblie par la maladie.
Le 23 mars, à Sainte-Anne, Beaujeu rassemble une soixantaine de volontaires qui se mettent en marche vers Pointe-Lévy, ralliant au passage un nombre à peu près semblable de partisans. D’après Sanguinet, Beaujeu avait mobilisé 350 hommes, ce qui me semble exagéré. Le journal de Baby en nomme seulement 176, mais ne compte probablement pas l’arrière-garde, qui finalement n’est pas partie de Sainte-Anne.
Ayotte, Gosselin et leurs recrues se trouvent à ce moment-là dans le secteur de Pointe-Lévy, ce qui pourrait bien avoir laissé le champ libre à Beaujeu.
Le 25 mars, le gros de la troupe est rassemblé à Saint-Thomas (Montmagny). Une avant-garde d’environ 50 personnes se rend à Saint-Pierre, à quelques kilomètres à l’ouest, mais, déjà, l’alerte a été donnée par des espions. 80 soldats ainsi qu’une trentaine d’habitants de Pointe-Lévy et des environs marchent vers Saint-Pierre en rameutant plus de 100 partisans sur leur chemin dans Bellechasse.
L’avant-garde royaliste est vite défaite par ce contingent largement supérieur. On compte 3 morts, 10 blessés et une trentaine de prisonniers.

22-Tableau_bataille

La bataille de Saint-Pierre, reconstituée par Philippe Bédard (Commission des champs de bataille).

Après la bataille, Gosselin et Ayotte continuent leur recrutement, puis tout bascule :

  • Les Bostonnais n’ont toujours pas de renforts ni d’argent.
  • Les premiers navires de la flotte anglaise arrivent à Québec au début de mai.
  • Les Bostonnais lèvent le siège et retournent au sud de la frontière.

Ils seront suivis par une quinzaine de Sudcôtois, dont Clément Gosselin, qui restera sous les drapeaux jusqu’en 1783.

Quelles sont les conséquences et les suites ?
Contrairement à la légende entretenue par un poème de Louis Fréchette, il n’y a pas eu d’excommunications. Par contre, le nouveau curé de Sainte-Anne est exilé en Europe par Haldimand en 1778, pour rendre les autres curés plus prudents, signe qu’il y avait des sympathisants rebelles dans leurs rangs.
En mai, Carleton nomme François Baby, Gabriel-Elzéar Taschereau et Jenkin Williams pour procéder à « l’établissement des milices [et à] l’examen des personnes qui ont assisté ou aidé les rebels ».
Les commissaires parcourent la Côte-du-Sud en juillet. Dans chacune des paroisses, ils nomment de nouveaux officiers de milice après avoir « cassé » ceux dont la conduite est jugée répréhensible. TOUS les capitaines de milices sont démis (sauf à Saint-Pierre) et, parfois, tous les officiers (lieutenants, sergents, etc.). C’est dire de quel côté ils penchaient.
Plusieurs miliciens sont « indignés », i.e. déclaré indignes à l’avenir d’occuper aucun emploi pour le gouvernement.
Sinon, peu de rebelles sont sanctionnés ou punis (d’après les sources qu’on a pu trouver) : Ayot, les deux Gosselin, probablement, et quatre Valliérois et quelques autres sont mis en prison.
Carleton fait preuve de retenue. Haldimand se sentira plus solide, avec les mercenaires allemands qui arrivent en renfort. Ces derniers prennent leurs quartiers d’hiver dans quelques paroisses de la Côte-du-Sud, les plus turbulentes, semble-t-il. Comme l’écrivait le curé de Saint-François en août 1776 : « Il ne fallait pas moins que la visite des Allemands pour rendre tout le monde docile. »

Neutralité ?
La thèse la plus courante sur 1775 est que la masse du peuple est restée neutre, hormis quelques centaines de Canadiens qui ont joint les rangs des rebelles. Or, en ce qui concerne la Côte-du-Sud, l’examen du Journal de Baby laisse une tout autre impression. L’attitude de la population se situe au-delà de la « neutralité bienveillante » évoquée par Pierre Monette : peu nombreux à prendre les armes, mais combien sympathiques.
Dans au moins la moitié des paroisses, les enquêteurs constatent que les Sudcôtois penchaient très majoritairement, voire massivement, pour les rebelles.

  • Beaumont : « À l’exception de 5 ou 6 bons sujets, cette paroisse goûtait beaucoup l’esprit de la rébellion et a toujours été zélée pour le parti des rebels » ;
  • Saint-Michel : « Cette paroisse a été généralement opposée aux ordres du Roy et affectionnée au party des rebels » ;
  • Berthier : « Cette paroisse a toujours marqué beaucoup d’affection pour le party des rebels » :
  • Saint-Pierre : « Il y a seulement environ 9 familles de cette paroisse qui étaient vraiment affidées au gouvernement » ;
  • Saint-Thomas : « Le plus grand nombre était opposé au gouvernement et affectioné aux rebels » ;
  • Cap-Saint-Ignace : « Cette paroisse a beaucoup marqué d’affection pour le parti des rebels » ;
  • à Sainte-Anne : « […] le plus grand nombre leur ont été affectionés ».

Les commissaires notent que Saint-Jean-Port-Joli « ne s’est pas mieux conduite que les voisines », que Saint-Roch « paraît en général avoir été moins rebelle » et que « l’esprit de neutralité paraît être celui qui […] a le plus reigné » à L’Islet. Cette observation est révélatrice : c’est le seul endroit où le mot « neutralité » est mentionné.
Les commissaires ne portent pas de jugement explicite sur cinq paroisses, mais leurs observations permettent de dire que la loyauté n’y était pas plus élevée. Dans l’évaluation des enquêteurs, la loyauté de domine nulle part.
Il faut se rabattre sur des indices épars pour évaluer le sentiment général.

  • Ainsi, durant l’hiver, le curé Porlier va espionner à Saint-Thomas « pour conoître le nombre des roialistes » et il est surpris de constater « qu’il fut si petit » ;
  • En accusant Gosselin d’avoir incité à piller « le petit nombre des zélés serviteurs du Roy », les enquêteurs reconnaissent que les royalistes sont en nette minorité.
  • Après la bataille de Saint-Pierre, Hugh Finlay écrit : « Bien que les Canadiens soient des traîtres en général, il y en a quelques-uns […] qui sont honnêtes ».

Les motivations
Qu’est-ce qui motivait ces rebelles, et surtout leurs leaders ? Les écrits de Gosselin donnent peu de choses sur ses idées politiques. Les autres n’ont rien laissé.
Dans son premier rapport d’espionnage (1778), Gosselin écrit que les Canadiens « souffres les peinnes les plus Languissantes en esperant leurs delivrance, ne desirant Que l’arivée des ameriquains, afin de pouvoir estre armée Pour donner assistance, à leurs Libérateurs » ; l’appui de l’armée « Leurs feroit oublier toutte Les peinnes quils ont enduré, sous la tirannie de l’anglois ».
La « tyrannie » dont parle Gosselin est l’absence de représentation au sein du gouvernement ; la « liberté », c’était une autre façon de dire « indépendance ».
En juillet 1783, le Congrès reconnaît que les expatriés canadiens

« ont quitté leur pays, leurs amis et leurs biens pour soutenir les libertés et les droits de l’Amérique ; qu’ils étaient encouragés, par des assurances de protection et un espoir de liberté, à prendre les armes pour la cause commune ; qu’ils ont persévéré malgré tous les dangers et les difficultés d’une guerre pénible jusqu’à ce qu’elle se termine heureusement par l’établissement de la paix et de l’indépendance des États-Unis ».

Dans une pétition de 1784, Gosselin et deux autres officiers rappellent au Congrès qu’ils ont abandonné leur pays « par attachement à la cause de l’Amérique » et qu’ils « sont résolus à ne plus jamais vivre sous le gouvernement britannique ».
À ces rebelles, de la Côte-du-Sud et d’ailleurs, il manquait une organisation politique. Leurs leaders ont mis toutes leurs énergies dans l’action militaire. Ils ont bien tenté de diffuser des proclamations dans la population (majoritairement analphabète…), mais ils ne l’ont pas mobilisée dans des assemblées ou des comités qui auraient pu la former politiquement. Le Congrès a invité les Canadiens à se donner un « corps représentatif » et à lui envoyer des délégués, mais, dans la province de Québec, on partait de trop loin.
Les gouverneurs avaient le pouvoir de convoquer des assemblées parlementaires « dès que l’état et les conditions des colonies le permettront ». Ce sera possible pour la Grenade et la Floride occidentale dès 1766, mais pas pour la province de Québec qui va tarder à jouir de ce qu’on appellera les « bienfaits » de la conquête ; pour avoir un parlement, il faudra attendre que les loyalistes viennent grossir la minorité anglophone et demandent la « séparation » du Haut-Canada afin d’avoir leur propre parlement, distinct de celui des francophones et des papistes.
Londres n’avait pas intérêt à donner une assemblée à ses « nouveaux sujets » d’origine française qui auraient pu occuper la majorité des sièges ; le cas échéant, ils auraient eu l’instrument pour mieux réagir aux sollicitations du Congrès et l’Histoire aurait pu être différente.

Il y a 250 ans, une « assemblée séditieuse » à Pointe-Lévy

Le 10 septembre, Henry Caldwell, William Grant et quelques autres se rendent à Pointe-Lévy pour recruter des hommes afin de protéger la frontière menacée par une arrivée des insurgés des Treize Colonies dans l’axe Kennebec-Chaudière. Caldwell souhaitait recruter 250 hommes, il n’en aurait pas eu un seul.

Le lendemain, 11 septembre, Caldwell retourne à Pointe-Lévy avec Gabriel-Elzéar Taschereau, propriétaire de la seigneurie de Sainte-Marie-de-la-Nouvelle-Beauce, directement menacée par le passage des « Bostonnais ». D’après les premiers échos de cette démarche, Caldwell et Taschereau auraient recruté un millier d’hommes qui doivent monter à Sartigan (auj. Saint-Georges). Le mémorialiste James Jeffrey doit cependant se corriger le lendemain : les quelque 1400 ou 1500 habitants réunis à Pointe-Lévy ne se sont pas engagés pour aller en Beauce, ils ont plutôt obligé Caldwell et Taschereau à retourner chez eux sans recrue : « They abused Majr Caldwell, Taschereaux, etc. and obliged them to return without a man & declare they shall not have one from any parish on the So Shore ».
Cette petite phrase fort révélatrice a été mise en évidence par Yvan-M. Roy dans un article dans « La seigneurie de Lauzon » (hiver 2016, p. 20-22, https://yvanm.eklablog.com/a-pointe-levy-le-11-septembre-1775-mutinerie-et-sedition-au-debut-de-l-a126523504).

De nombreux habitants de la Côte-du-Sud assistent à cette assemblée que le journal de Baby a qualifiée de « séditieuse » et « tumultueuse ». On y trouve notamment le capitaine de milice de Beaumont et « presque toute la paroisse » (ce qu’il faut interpréter comme « presque tous les miliciens ») ; « le plus grand nombre » des paroisses de Saint-Charles, de Saint-Michel et de Saint-Vallier, « presque la moitié » de la paroisse de Saint-François et dix à douze habitants de Saint-Pierre, une paroisse plus royaliste. À Berthier, le bailli Morency se met en route « avec la plupart des habitants », mais une partie seulement arrive avant la fin de l’assemblée. Les habitants de Saint-Thomas qui voulaient y aller doivent rebrousser chemin, « l’assemblée » étant terminée. Jeffrey mentionne qu’il en serait venu même de Kamouraska, mais il s’agissait sûrement de cas particuliers, peut-être Pierre Ayotte.
Il est difficile d’évaluer combien de personnes de la Côte-du-Sud ont participé à cette assemblée, probablement de 2 à 300.

À la suite de cette « assemblée séditieuse », on monte la garde au bord du fleuve, souvent en armes, dans les paroisses riveraines pour s’opposer aux forces du roi, et un système de feux est mis en place pour signaler l’arrivée éventuelle de forces britanniques sur le fleuve. Le journal de Baby en fait mention dans toutes les paroisses de la Côte-du-Sud. À Saint-Michel, les habitants s’emparent du presbytère pour en faire un poste de garde.

Cette assemblée et ses suites démontrent un fort courant de sympathie de la Côte-du-Sud envers les rebelles américains.

« La prière du Canadien français au père de la Nouvelle-France »

Pour souligner l’anniversaire de la fondation de Québec, voici un poème de Gustave Zidler lu devant le monument Champlain, le 19 juillet 1908, par Adjutor Rivard, avocat et juge, mais aussi et surtout écrivain et linguiste.

En 1902, Rivard avait fondé la Société du parler français et publié un Manuel de la parole. Dix ans plus tard, il organise le premier congrès de la langue française au Canada, rassemblement de délégués des communautés francophones d’Europe et d’Amérique. Gustave Zidler (Paris, 1862-Versailles, 1936), poète patriotique cinq fois lauréat de l’Académie française, y participa.

La cérémonie du 19 juillet s’inscrivait dans la commémoration du 300e anniversaire de Québec. Le ton et le style de l’oeuvre de Zidler sont surannés, évidemment,  et tranchent avec l’insignifiance du 400e (que Zidler aurait peut-être qualifié de « sombre oubli ») et la tiédeur des 3 juillet contemporains.

RivardZidler

Adjutor Rivard et un ouvrage de Zidler.

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Depuis ce jour, Champlain, bon Français de Saintonge,
Où ta barque accosta l’ancien Stadaconé,
Depuis qu’à coups de hache a pris forme ton songe,
À l’horloge du temps trois cents ans ont sonné ;
Et nous, fils des héros, qu’un triple siècle embrasse,
Sur ta tombe, devant ta statue, à genoux,
Par tout le cher pays où nous baisons ta trace,
Nous t’allons demandant, nous ton sang, nous ta race :
Ô Père, es-tu content de nous ?

Es-tu content de nous, Père qui nous contemples,
Toujours présent, d’un ciel de gloire et de vertu ?
Avons-nous profité de tes virils exemples ?
Pour tes nobles desseins avons-nous combattu ?
De la Croix, que ta main planta sur cette grève,
Qu’avons-nous renié, couvert d’un sombre oubli ?
Au-delà de ta vie impuissante et trop brève,
Par nos cœurs et nos bras ton vaste et puissant rêve,
S’est-il tout entier accompli ?

Père, ce que tu fus, nous aussi nous le sommes :
Pour tes fils, défricheurs et soldats tour à tour,
Tout fut dur, les hivers, la forêt et les hommes,
Et pourtant, cette terre est notre unique amour !
De sueurs et de sang plus notre terre est faite,
Plus elle nous aspire et plus elle nous prend ;
Et tu nous vois encore, à son nom seul, en fête,
Tous tels que tu revins, conquis par ta conquête,
Mourir aux bords du Saint-Laurent !

Nous portions trop au cœur ces graves paysages,
Pour n’en pas refouler nos ennemis, les tiens ;
Avec les Cinq-Tribus* et de Pâles-Visages,
Nous avons prolongé les sanglants entretiens.
Montcalm succomba… Mais, l’âme toute meurtrie,
« Plus grand que son malheur », et vainqueur de l’échec,
Comme toi, sans changer de foi ni de patrie,
Le Canadien français en français pense et prie,
Libre sur son roc de Québec !

Es-tu content, semeur ? Vois cette Beauce, Père,
Sur la cendre des bois dérouler ses grands blés !
Dénombre en cet instant la famille prospère,
Pour le même banquet tous tes fils assemblés !
Ajoute aux premiers fruits de ta persévérance,
De trois siècles d’efforts les robustes présents :
Tu pourrais, exalté d’orgueil et d’espérance,
Retrouver la saveur de ton pays de France,
Dans le pain de nos paysans !

« Croissez ! Multipliez ! » Au mot sacré fidèles,
Nous avons su grandir avec l’épi des champs :
Autour du premier nid battent des milliers d’ailes
Dans l’érable plus dru qu’emplissent d’anciens chants.
Sois tranquille ! Où tu bus, tout un peuple s’abreuve :
Nous veillons sur ton cœur, inlassables gardiens ;
Et d’un cours plus puissant, en dépit de l’épreuve,
S’étend et s’élargit, parallèle au grand fleuve,
Le beau sang de tes Canadiens !

Samuel de Champlain, ô patriarche ! apôtre !
Si ton divin appui, nos soins l’ont mérité,
Si tu sens rajeunir ta vaillance en la nôtre,
Élu de Dieu, du haut le ton éternité,
Bénis de nos sillons cette moisson féconde,
Que d’un immense vœu déjà tu caressais :
Bénis nos fils | Bénis nos filles ! Et seconde
Le rêve que par toi nous vivons dans ce monde,
Bénis ton Canada français !

Gustave Zidler

* Les Cinq nations iroquoises.
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Le « Petit-Marigotte » vu par l’intelligence artificielle

À ma demande d’informations sur le « Petit-Marigotte », un petit lac où j’ai fait  des excursions dans mon enfance, au sud du lac Trois-Saumons,  Google me refile un « Aperçu généré par l’IA » :

« Petit-Marigotte n’est pas un toponyme (nom de lieu) couramment reconnu ou existant. Il pourrait s’agir d’une erreur de transcription, d’une déformation d’un autre nom, ou d’une référence à une zone non officielle. Cependant, il existe un quartier appelé La Mérigotte à Poitiers, en France, qui pourrait être à l’origine de cette confusion.

Voici quelques éléments qui pourraient éclairer la situation :

  • La Mérigotte à Poitiers :

Il s’agit d’un quartier résidentiel situé sur un plateau surplombant la vallée, intégrant la “Villa Bloch”, un lieu chargé d’histoire, aujourd’hui en cours de transformation en résidence d’artistes selon L’Humanité. Le quartier est décrit comme ayant des chemins de promenade, des jardins et des jeux pour enfants indique Grand Poitiers Communauté urbaine.

  • Confusion possible :

Il est possible que “Petit-Marigotte” soit une variante de “La Mérigotte”, ou une erreur de transcription de ce nom.

  • Mendigote :

Un nom similaire, “mendigote” (avec un seul “r” [sic]), existe dans la langue française et peut désigner une mendiante ou une personne vivant dans la rue selon Wiktionnaire. Il est possible que “Petit-Marigotte” soit une déformation de ce terme, bien que cela ne semble pas correspondre au contexte de la phrase citée dans le roman Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé.

  • Contexte de la phrase :

Le passage “Petit-Marigotte, et il tiendra sa parole” semble tiré du roman “Les Anciens Canadiens” de Philippe Aubert de Gaspé. Dans ce contexte, “Petit-Marigotte” pourrait être un surnom ou un nom de lieu fictif propre à l’histoire.

En résumé, il est probable que “Petit-Marigotte” soit une variante ou une erreur de transcription de “La Mérigotte”, un quartier de Poitiers, ou peut-être un nom fictif utilisé dans un contexte littéraire. »

(fin de l’aperçu).

« L’artificiel intelligent » n’est pas allé vérifier ses informations dans « Les Anciens Canadiens ». Il aurait vu que le toponyme ne SEMBLE pas tiré du roman et ne désigne pas une lieu FICTIF : il y apparaît cinq fois et l’auteur a pris la peine d’ajouter cette note: « Le Petit-Marigotte est un étang giboyeux, situé à environ un mille au sud du lac des Trois-Saumons : les anciens prétendaient que c’était l’œuvre des castors ». C’est là que le soldat écossais Archibald De Locheill, fait prisonnier par des Abénaquis à Trois-Saumons, devait être livré aux « guerriers du portage ». Aubert de Gaspé connaissait bien l’endroit: c’était dans SA seigneurie. Le journaliste Jean-Marie Turgeon l’a décrit comme une « mare aux grenouilles » dans le récit de son excursion publié dans L’Action Catholique du 27 octobre 1939.

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Carte de 1841 montrant le « Petit-Marigotte » à gauche.

Effectivement, « Petit-Marigotte » n’est pas un toponyme officiel. Sur la carte de Google, ce plan d’eau s’appelle le « lac aux Canards ».

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D’où une nouvelle question sur ce lac et  Google répond tout aussi « intelligemment » :

« Aperçu généré par l’IA :

Le toponyme “Lac aux Canards” à Saint-Aubert, comme beaucoup d’autres toponymes similaires, tire son origine du fait que le lac servait d’escale pour les canards migrateurs, particulièrement à l’automne. La présence abondante de ces oiseaux à cet endroit a donc naturellement conduit à l’attribution de ce nom.

Voici quelques détails supplémentaires :

  • Nom officialisé :

Le nom “Lac aux Canards” a été officialisé le 21 janvier 1975, selon Wikipédia.

  • Origine de la toponymie :

Le nom provient de l’observation de nombreuses espèces de canards qui s’arrêtaient sur ce lac lors de leurs migrations automnales.

  • Fréquence du toponyme :

Le terme “aux Canards” (au singulier ou au pluriel) est assez courant dans la toponymie québécoise et se retrouve pour plus de 145 entités, principalement des lacs.

  • Localisation :

Le lac aux Canards de Saint-Aubert est un exemple parmi d’autres de ce type de toponyme. »

(fin de l’aperçu).

Encore un peu mêlée, l’IA : le toponyme officialisé en 1975 est la « Décharge du lac aux Canards » à Saint-Vallier de Bellechasse. Le nom du « lac aux Canards » de Saint-Aubert a été officialisé en 1982.

Malheureusement.

Il n’y avait pas d’intelligence artificielle à l’époque et la naturelle n’était pas uniformément répandue. Sur la foi de je ne sais quoi, on a donné à ce lac un nom « commun » désignant « plus de 145 entités » au Québec, alors qu’on avait un nom « propre » pourtant bien connu  pour désigner cet étang que mon père m’a fait connaître dans les années 1950 et qu’il nommait « Marigotte », comme Aubert de Gaspé cent ans plus tôt, et comme tous ceux qui fréquentaient l’endroit. On désignait aussi sous ce nom, et certains le font encore, un plan d’eau marécageux (une ancienne cédrière submergée après la hausse du niveau du lac),  situé au fond de l’anse des Leclerc, sur le côté nord.

« Hi Ha! » n’a pas compris qu’un marigot, en français, « est une petite étendue d’eau fermée – une mare –, souvent dépourvue d’eau pendant la saison sèche. Il peut s’agir d’un étang permanent ou alors de bras d’eau d’une rivière qui se transforment progressivement en petites mares, se réduisent et disparaissent parfois » On les « rencontre dans les régions tropicales, en Afrique subsaharienne, en Louisiane – où on les appelle bayous –, en Amazonie » (selon Wikipédia), et aussi dans les Antilles (sur l’île de Saint-Martin, la ville de Marigot doit son nom aux nombreux marécages, qu’on y trouvait autrefois et au Québec où on a prononcé le « t » pour faire « marigotte ».

Il y a bien des « marigots » au Québec, mais le toponyme « Petit-Marigotte » n’existe nulle part ailleurs. Il serait temps de le remettre « sur la mappe ».

PS : En reposant la question, 48 heurs plus tard, on obtient une autre réponse, qui fait seulement référence aux « Anciens Canadiens », sans dire clairement qu’il s’agit d’un lieu réel ou de fiction et à quoi on réfère dans « un autre contexte »:

« Aperçu généré par l’IA

« Marigotte » est un terme qui apparaît dans le roman « Les Anciens Canadiens » de Philippe-Joseph Aubert de Gaspé. Il fait référence à un lieu, un petit lac, situé au sud du lac des Trois-Saumons. Ce lac est décrit comme étant giboyeux et autrefois, les anciens attribuaient sa création à l’activité des castors. On trouve également une référence à « Marigotte » dans un autre contexte, où il est cité comme un nom de lieu, et des personnages sont associés à ce lieu ».

Il est bien précisé, en petits caractères, comme dans tout bon contrat, que « les réponses de l’IA peuvent contenir des erreurs »…

Retour à Brunswick

En août 1954, ma grand-mère paternelle est retournée à Brunswick, Maine, où elle était née le 3 juillet 1892, fille d’Aubert Dubé et de Joséphine Saint-Pierre. Une entrée dans le journal de ma mère, qui faisait partie du voyage, mentionne que Marie Dubé, veuve d’Albert Deschênes (1894-1952), a quitté Saint-Jean-Port-Joli le 4 août, accompagnée de son fils aîné Antonio et de sa cadette Céline. Sur une carte postale datée du 5 août, elle informe son fils, l’abbé Luc (qui séjourne alors à la Maison Pie XII, à Québec), que le groupe est hébergé par Ernest Dubé, qu’elle est allée chercher son « baptistaire » (certificat de naissance, dans le langage québécois) et qu’elle ira le lendemain visiter la « facterie » (cotton factory, manufacture de coton) où sa mère a travaillé au début des années 1890.Dubé, Marie Carte de Brunswick

Chez Ernest Dubé, à Brunswick

Comme référence, pour son fils, elle précise qu’Ernest Dubé est le frère de « Dumas Dubé », mais il s’agit probablement de Montézuma Dubé, récemment décédé (1953) à Saint-Aubert, fils de Jean-Marie Dubé et arrière-petit-cousin du père de Marie. En 1918, Ernest s’est marié à Brunswick où il a occupé divers métiers au moulin des Cabot. Retraité, il réside au 7, Mill Street. C’est probablement la maison qui porte ce numéro aujourd’hui, mais elle a été modifiée et se trouve maintenant en bordure d’une autoroute construite à l’endroit où se trouvaient autrefois les sinistres logements (tenements) construits par les Cabot pour loger les employés de la filature.

7 Mill Street, Brunswick

Le 7, Mill Street, aujourd’hui. Photo Google Street.

7 Mill Street, Brunswick et filature

À gauche, le 7, Mill Street. Google Street.

Brunswick 1887

Brunswick, en 1887. En haut, au centre, la Cabot Mfg Co.; en bas, à gauche, l’église Saint-Jean-Baptiste. Brunswick Directory, 1887.

Ernest (1882-1958) n’est pas le seul de sa famille à Brunswick. La veuve de son frère Abel (1868-1942), Emma Fournier, réside au 27, Columbia Ave., tandis que sa sœur Azelle, devenue Hazel (1871-1961), vit avec son mari Zéphirin Dubé sur Pleasant Hill Rd. Ernest et Zéphirin sont propriétaires de leur maison tandis que la veuve d’Abel est en pension (boards).

 

(https://curtislibrary.com/wp-content/uploads/2020/03/1953-54-Brunswick-Directory.pdf)

La famille de Joseph Dubé

Pour comprendre les circonstances de la naissance et de l’enfance de Marie, il faut remonter une génération.

Son grand-père Joseph Dubé (1844-1889) était cultivateur à Saint-Aubert où il a épousé Nérée Caron (baptisée Marie) en 1865. Vingt ans plus tard, le couple compte dix enfants. On est alors au cœur de la pire décennie du mouvement d’émigration et, comme quelques centaines de coparoissiens partis à cette époque, Joseph quitte sa terre pour travailler aux États-Unis, à Greenville, New Hampshire, dans son cas.

Dubé, Joseph et Nérée Caron

Joseph Dubé et son épouse Nérée Caron. Coll. privée.

Dubé, Délia et sa mère Nérée Caron

Délia Dubé et sa mère Nérée Caron. Coll. privée.

C’est là que serait née Délia (ou Adélia), la dernière de la famille à la fin de 1887. L’acte de naissance est introuvable. Selon les informations qui figurent dans son certificat de décès, informations vraisemblablement fournies par sa sœur Alice (chez qui elle résidait), elle est née à Greenville et avait 34 ans 4 mois et 24 jours quand elle est morte le 24 mars 1922 à Winchendon, Mass. Elle serait donc née le ou vers 1er novembre 1887. On suppose que Joseph est parti avec toute la famille, sauf peut-être Martial qui étudiait au Collège de Sainte-Anne depuis 1883.

De Greenville à Saint-Jean-Port-Joli à Brunswick

À Greenville, Joseph est employé dans un moulin (mill operative), mais c’est de courte durée. Il meurt de la typhoïde le 8 septembre 1889 et son corps est ramené au Québec pour être inhumé à Saint-Aubert le 11, en présence de ses deux plus vieux, Aubert et Martial.

Dubé, Joseph, décès 1889Dubé, Joseph, inh. 1889

Certificat de décès à Greenville et acte d’inhumation à Saint-Aubert.

Nérée (que l’acte d’inhumation dit « de cette paroisse ») se retrouve donc veuve. Avec Aubert (qui devient chef de famille) et les neuf autres enfants, elle s’installe sur le lot no 402 (ancien cadastre), aujourd’hui le 579, 2e Rang ouest. Au recensement de 1891, la maisonnée compte dix enfants, Joséphine étant mariée depuis le 27 janvier et installée à Sainte-Louise avec Herménégilde Bélanger.

Dubé, recens. 1891 SJPJ

Recensement de Saint-Jean-Port-Joli, 1891.

Cette situation ne dure pas. Le 21 juillet 1891, Aubert se marie à Saint-Jean-Port-Joli avec « Joséphine Dessaint dit Saint-Pierre » et le couple s’en va à Brunswick, Maine, dans les mois qui suivent.

Avec qui partent-ils? Nérée est évidemment du voyage, avec presque tous ses enfants non mariés. Étudiant-pensionnaire à Sainte-Anne, Martial n’est pas du voyage. L’ainée Aurélie en est (puisqu’elle est marraine de Marie en juillet 1892), mais elle revient assez vite puisqu’elle est marraine du premier enfant de sa sœur Joséphine à Sainte-Louise en janvier 1893. Son acte de mariage, à Sainte-Louise, en janvier 1894, mentionne qu’elle est de Sainte-Louise tandis que sa mère est « de Brunswick ».

Aubert, son épouse Joséphine et sa mère Nérée auraient donc été accompagnés de huit enfants, Aurélie, Angélina, Alice, Théophrase, Odilon, Alvine, Audémie (ou Audélie) et Adélia (Délia), âgées de 24 à 4 ans au recensement de 1891. Comme ils arrivent après le recensement américain de 1890 et repartent avant celui de 1900, les informations manquent sur leur présence et leurs occupations à Brunswick.

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Aubert a sûrement travaillé au moulin des Cabot, sa femme aussi, selon ce que Marie écrit sur la carte postale de 1954. Et les enfants? Il était courant de voir des enfants de 10-11 ans travailler dans les filatures. C’est l’âge d’Odilon, au milieu de la famille.

La maison natale

De son voyage de 1954, Marie Dubé a ramené une photographie de sa maison natale.

Consulté sur ce type de bâtiment, l’historien David Vermette écrit : (traduction) « Cette maison me fait penser à l’une des pensions de famille où vivaient une partie de la population franco-américaine. Ces maisons étaient privées, contrairement aux immeubles de la compagnie Cabot. Trois, voire quatre familles pouvaient y vivre. »

Maison Brunswick capture jeudi

Maison natale de Marie Dubé à Brunswick. Coll. privée.

Les Dubé n’auraient donc pas vécu dans les fameux tenements, ces immeubles que les Cabot avaient fait construire le long de la rivière Androscoggin pour loger les employés de leur filature. En 1885, ils étaient surpeuplés, crasseux et décrépits ; le New York Times les avait qualifiés de « désespoir des hygiénistes ». À la suite de pressions médiatiques, l’État du Maine ordonne aux Cabot de nettoyer leurs immeubles, mais la situation ne s’améliore pas beaucoup. Avec le temps, les Franco-Américains se sont créé un quartier entre le moulin et l’église catholique romaine située sur Pleasant Street. La maison natale de ma grand-mère s’y trouvait probablement.

Cette maisonnée multigénérationnelle n’était pas exempte de promiscuité pour autant. Un passage de la « notice biographique » de Marie, retrouvée dans les papiers de son fils Luc (1926-2025), évoque le climat de ce ménage :

« Ses parents se sont mariés à Saint-Aubert de L’Islet le 24 juillet 1891. Comme il faut prévoir un nid pour accueillir la famille, les nouveaux époux « s’exilent » de leur milieu pour apporter un peu de farine au moulin [sic].

[…] Marie partagera sa place avec ses oncles et tantes paternels. Elle en subit certaines contraintes. Son père [Aubert] doit répondre pour ses frères et sœurs. Il tient la place du papa [Joseph] ravi trop jeune à ses responsabilités familiales ».

Retour à Saint-Jean-Port-Joli et dispersion des oncles et tantes

Ce passage rédigé par Céline décrit-il la situation vécue à Brunswick ou au retour au 2e Rang de Saint-Jean-Port-Joli ? Née le 3 juillet 1892, Marie avait environ trois ans quand sa famille est revenue « d’exil », avant la naissance de Joseph à Saint-Jean-Port-Joli le 15 décembre 1895. Elle aurait eu conscience de ces « contraintes » en bas âge et s’en serait confiée à sa fille ou à son « carnet » qui est souvent cité dans la notice ?

Ce commentaire pourrait s’appliquer aux dernières années de la décennie 1890. Il y a des arrivées et des départs. Joséphine donne naissance à Angélina et Alexina en 1896 et 1898. Les tantes Angélina et Alvine se marient en 1896 et 1900. Alice, Théophrase et Odilon partent de la maison avant 1901, mais on ne sait exactement où ils sont au moment du recensement de 1901. Alice est peut-être partie aux États-Unis où elle épouse Camille Lafortune, à Winchendon, Mass., en 1906. Théophrase serait allé en Ontario où il meurt célibataire en 1908. Odilon demeure à Sainte-Apolline puis à Buckkand quand il épouse Rosalie Dinel en 1906. Pour sa part, Nérée Caron est retournée à Greenville, N.H., où elle est décédée en 1897, peut-être chez des parents.

Une photographie probablement prise en 1900 montre le couple Dubé-Saint-Pierre avec ses quatre enfants (de gauche à droite) : Marie (1892-1969), Joseph (1895-1918), Alexina (1898-1985) et Angélina (1896-1953).

1900c. Dubé, Marie ( à g.) et  famille

Famille d’Aubert Dubé vers 1900. Coll. privée.

Dubé, Délia 001

 Délia Dubé. Angéline Saint-Pierre, La Belle époque.

Deux tantes encore « ados », Audémie (1883-1970) et Délia (1887-1922) résident toujours chez leur frère Aubert et complètent la maisonnée en 1901.

Audémie épouse Ernest Saint-Pierre en 1904 et s’établit à Saint-Aubert.

Délia serait partie aux États-Unis en 1908 (dès sa majorité), selon ce qu’elle déclare au recensement de 1910. À ce moment, elle est en pension à Leominster, au 171, Fifth St., chez François Bourtembourg, un Français nouvellement marié avec Eugénie Pelletier, originaire de Sainte-Perpétue. La nièce de cette dernière, Alice, 19 ans, aussi de Saint-Perpétue, habite au même endroit. C’est probablement d’elle que parle Délia dans une carte postale envoyée à Marie : « ge couche avec une nautre fille elle à pas bien belle soit fait deux belle ensemble »… Délia travaille alors comme stitcher (piqueuse) dans une « chope à chemise », la Wachusett Shirt Co. Dix ans plus tard, elle est chambreuse à Wenchindon, Mass., chez sa sœur Alice, épouse de Camille Lafortune, et travaille comme weawer (tisserande) à la filature de coton de l’endroit, le Glenallan Mill.

Dubé, Délia, décès

En 1921, elle tombe malade et bénéficie des soins du Dr Alfred-Georges Pelletier, originaire de Matane. Au début de mars 1922, elle subit une intervention chirurgicale qui ne semble pas avoir eu d’autres résultats que de confirmer le diagnostic (cancer de l’œsophage et de l’estomac) puisqu’elle meurt au Millers River Hospital le 24 mars 1922, à 34 ans. Elle est inhumée à Saint-Jean-Port-Joli trois jours plus tard.

Ses sœurs connaîtront plus de longévité, dépassant toutes les 75 ans.

Dubé, soeurs d'Aubert, avant 1954

Cinq des sept tantes Dubé dans les années 1940 (il manque Audémie et Délia). Coll. privée.

Marie Dubé et Albert Deschênes

Marie Dubé épouse Albert Deschênes en 1914. Albert devient propriétaire de la terre que lui donne son oncle Hospice (aujourd’hui le 483, 2e Rang Ouest).

Dubé, MarieMarie Dubé. Coll. privée.

Dubé, Marie à son mariageAlbert Deschênes et Marie Dubé. Coll. privée.

Albert est décédé en janvier 1953, un an et demi avant le voyage de sa veuve à Brunswick. La dernière photo de famille date de juillet 1952, lors du mariage de Marthe.

Famille Albert 1952

Famille d’Albert Deschênes, 1952. Assis, de g. à d. : Paul-Émile, Albert, Marthe, Marie Dubé, Luc ; debout, Antonio, Roger, Thérèse, Monique (ajoutée après coup par le photographe), Hubert, Céline, Lucien, Marc-Arthur. Coll. privée.