Dans son discours d’ouverture de la session, le premier ministre a décrit le Québec comme une société « qui a su respirer tous les parfums, du lis à la rose, pour se forger une identité ». À quelques reprises, déjà, il avait brodé autour de cette thématique. Ainsi, le 17 octobre dernier, en présence du premier ministre Sarkozy, il déclarait : « L’architecte artiste qui a conçu les plans de ce parlement, Eugène-Étienne Taché, a inscrit dans la pierre de cet édifice la devise Je me souviens, faisant ainsi allusion aux deux héritages, français et britannique, qui constituent le Québec ». Au Japon, en septembre 2005, à un étudiant qui lui demandait la signification de la devise, il répondait : « Nous avons été fondés par la Nouvelle-France, mais nous avons continué notre existence sous l’Empire britannique ». Si ce résumé de l’histoire du Québec est incontestable, le lien que le premier ministre fait avec sa devise est erroné et il entretient un mythe insidieux dont les médias anglophones sont les principaux propagandistes.
Il serait trop long de démontrer ici que la devise du Québec ne comprend que trois mots, «Je me souviens», que son concepteur ne lui a pas donné de complément précis et qu’elle ne vient pas d’un poème, mais ceux et celles que le sujet intéresse trouveront une étude que j’ai signée sur cette question dans l’encyclopédie virtuelle Agora en 2001, étude reproduite dans Le Parlement de Québec (Multi-Mondes, 2005) et résumée notamment dans L’Action nationale de novembre 2001 et dans le numéro spécial que The Beaver a consacré au 400e de Québec en 2008 (je me cite d’autant plus aisément qu’à peu près personne n’a étudié ce sujet et que personne encore n’a mis en cause ma démonstration).
La citation la plus convaincante de cette étude (et ce n’est pas seulement parce qu’elle vient d’un avocat anglophone de Montréal) est une note écrite entre 1898 et 1907 par David Ross McCord (1844-1930), fondateur du McCord Museum, sous le titre « French sentiment in Canada » :
« However mistaken may be the looking towards France as a desintegrating factor operating against the unification of the nation – it may be perhaps pardonable – no one can gainsay the beauty and simplicity of Eugene Taché’s words « Je me souviens ». He and Siméon Lesage have done more than any two other Canadians towards elevating the architectural taste in the Province. Is Taché not also the author of the other motto – the sentiment of which we will all drink a toast – « Née dans les lis, je croîs dans les roses ». There is no desintegration there. »
(La première phrase de cette citation a posé de la difficulté aux traducteurs consultés mais il serait possible de la rendre ainsi : « Aussi mal avisé que soit cet attachement à la France comme facteur de désintégration jouant contre l’unité nationale – c’est peut-être pardonnable –, personne ne peut nier la beauté et la simplicité du « Je me souviens » d’Eugène Taché. Siméon Lesage et lui ont fait plus que quiconque au Canada pour une architecture de qualité dans la province [de Québec]. D’ailleurs, Taché n’est-il pas aussi l’auteur de l’autre devise, « Née dans les lis, je croîs dans les roses », à laquelle nous lèverons tous nos verres. Il n’y a rien là pour favoriser la désunion. »)
Ce texte à lui seul prouve sans l’ombre d’un doute que « Je me souviens » et « Née dans les lis, je croîs (ou grandis) dans les roses » sont deux devises DISTINCTES et ne constituent pas un « poème » comme plusieurs le croient. Mieux encore, ce texte prouve que les deux devises ont un SENS DIFFÉRENT et que la seconde ne peut donc expliquer la première. Enfin, on devine aisément que monsieur McCord est ennuyé par « Je me souviens » et que son premier choix serait « l’autre devise » (qui fut utilisée sur la médaille du 300e anniversaire de Québec en 1908) car elle traduit visiblement mieux ses opinions politiques.
Il est inutile de chercher l’origine ou l’auteur du poème-fantôme d’où viendrait la devise du Québec ; il faut plutôt se demander dans quelles circonstances et par qui, après la mort de Taché, ces deux devises ont été rattachées pour donner une proposition bâtarde — « Je me souviens que, né dans les lis, je croîs (ou grandis) dans les roses » — et créer une légende urbaine qui court dans l’opinion publique et dans les médias, particulièrement dans la presse anglophone au Canada.
À défaut de faire disparaître cet embarrassant « Je me souviens », on s’occupe à le travestir.
3 réflexions au sujet de « La devise du Québec selon son premier ministre »
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Problèmes de dates?
La citation d’une note de D. R. McCord me semble faire problème, si son texte « French sentiment in Canada » si situe bien entre 1898 et 1907. Voici quelques éléments de problématique.
McCord aurait-il eu connaissance, un an avant son apparition, de la phrase en exergue de la médaille de 1908 dessinée par Taché: « Dieu aidant l’œuvre de Champlain née sous les lis a grandi sous les roses »?
Par ailleurs, en septembre 1898 arrivent les pièces du monument dédié à Champlain. Sur le plus grand bronze se cache, derrière l’enfant, une inscription tracée, par la figure féminine, en travers des deux pages d’un livre ouvert:
« Dieu par sa Grâce fasse cette entreprise à son Honneur et à sa Gloire ».
Paroles de Champlain.
L’entreprise démarrée par Samuel Champlain en 1608, rappelée sur le monument en 1898, sera en 1908 celle qui aura toujours Dieu comme « entrepreneur ».
Or, les documents de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec (à l’origine du monument) font état de la participation importante de Taché audit monument.
McCord et Taché se connaissaient-ils, échangaient-ils de l’information? McCord connaissait sans doute James MacPherson Lemoine, un de ceux qui, au moins 20 ans avant l’érection d’un monument en à l’honneur de Champlain, en avaient formulé le projet.
Quoi qu’il en soit, le lien entre le Je me souviens et une partie de l’exergue de la médaille du tricentenaire de Québec a peut-être été établi plus töt qu’à l’époque de l’Entente cordiale.
En tout état de cause, il m’apparaît y avoir une continuité sous une certaine forme. Des « antiquaires » chevronnés trouveront-ils d’autres documents? Tant mieux…
Dans « Le fort et le château Saint-Louis », paru en 1908, Ernest Gagnon révélait qu’on lirait bientôt sur un monument « cette autre devise si poétique et si vraie : “Née dans les lis, je grandis dans les roses”». Dans un article publié la même année, Gagnon précisait son information : «On a parlé, il y a quelque temps, d’une œuvre d’art représentant une femme, une adolescente gracieuse et belle, symbole de la Nation Canadienne. Cette allégorie de circonstance, qui est encore inédite, devrait être accompagnée de la devise : Née dans les lis, je grandis dans les roses».
Le projet de monument qui devait honorer, notons-le, «la Nation Canadienne», et non le Québec, ne s’est pas concrétisé, mais Taché a «recyclé» son idée sur la médaille commémorative qu’il a conçue pour le troisième centenaire de la ville de Québec en 1908.
Cette devise existait donc avant 1908. Depuis quand?
Né dans les lys, à l’ombre…
Au hasard d’une recherche sur l’origine de la désignation
« côte du sud » chez Cartier, Lescarbot et Champlain, je tombe sur le livre publié en 1934 par Joseph-Camille Pouliot (1865-1935): La Grande Aventure de Jacques-Cartier.
Cette année-là marquait le IVième centenaire de la découverte du Canada. Sous une photo de la monumentale croix de pierre érigée à Gaspé en 1934, l’auteur ajoute ceci: Né dans les lys, à l’ombre de la Croix, le Canada a grandi dans les roses.
Voilà une variante qu’il faut bien ajouter au florilège.