Peut-on mentir au Parlement sans crainte?

Un entrefilet du Devoir nous apprenait le 27 septembre que le président de l’Assemblée nationale, Jacques Chagnon, « a statué jeudi que le p.-d.g. de la Fondation du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), Ékram Antoine Rabbat, a menti en commission parlementaire, commettant ainsi un outrage au Parlement » (http://www.ledevoir.com/politique/quebec/388573/outrage-au-parlement-au-chum).

Dans son témoignage en commission parlementaire le 11 juin, monsieur Rabbat a nié à plusieurs reprises être au courant que la Fondation versait une rémunération additionnelle de 30 000 $ par an au d.g. du CHUM, Christian Paire. Or, un courriel démontrerait qu’il en avait eu pleinement connaissance.

C’est le député Deltell qui a alerté le président de l’Assemblée nationale en juin. Celui-ci a rendu sa décision le 26 : « Comme les faits qui sont soumis au soutien de la question de droit ou de privilège peuvent soulever un doute quant à la véracité du témoignage de M. Rabbat, la présidence doit déclarer la question de privilège recevable à première vue ».

En bref, il y a matière à question de privilège ; on est cependant loin d’avoir établi que le témoin a menti, mais seulement au début d’une procédure qui pourrait amener monsieur Rabbat à venir s’expliquer devant l’Assemblée nationale et cette dernière à adopter une motion le reconnaissant formellement coupable de faux témoignage.

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On se rappellera que La Presse avait vivement dénoncé la tenue de consultations particulières sur la gestion du CHUM. André Pratte avait parlé d’un exercice « mesquin, vain, néfaste » qu’il associait à « une vendetta que certains livrent contre M. Paire » (14 juin 2013). Le journal avait aussi ouvert sa page éditoriale aux dirigeants de l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux qui avaient dénoncé cette convocation « indéfendable » qui n’avait rien à voir « avec une saine gouvernance des organismes publics » (31 mai 2013–http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201305/30/01-4656154-une-convocation-indefendable.php).

Or, on a appris depuis, dans cette même Presse d’ailleurs, « que le Conseil du Trésor a aboli une prime annuelle pouvant atteindre 101 000$ qu’avait négocié Christian Paire à son arrivée en poste. Pendant deux ans, il a aussi reçu 80 000$ de l’UdeM et de la Fondation du CHUM, une entente à laquelle l’Université a mis fin en 2012 » (et dont on ne parlera pas davantage ici car l’affaire est devant les tribunaux.

« Mieux » encore, le jour même où le président Chagnon rendait sa décision, on apprenait que l’Agence de santé de Montréal « exige le remboursement d’une prime au rendement, illégale, qui a été versée pendant trois ans au directeur général du CHUM. (http://www.lapresse.ca/actualites/sante/201309/25/01-4693271-chum-prime-de-rendement-illegale-versee-au-dg.php)

« Exercice mesquin, vain, néfaste » ? Ce n’est pas la première fois qu’on note un certain hiatus entre la page éditoriale de La Presse et les excellents reportages de ses journalistes.

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Est-ce « la première fois de l’histoire de l’institution qu’il est prouvé qu’un témoin en commission parlementaire a livré un faux témoignage » ? On connaît au moins un autre dossier où les parlementaires ont estimé qu’un témoin leur aurait menti, mais, dans ce cas comme dans celui qui nous occupe, la preuve n’en a pas été faite au terme d’une procédure formelle, judiciaire ou parlementaire.

En août 1984, la Commission de l’agriculture et de l’alimentation a entendu un groupe d’agriculteurs de Saint-Cyrille-de-Wendover qui, devant la menace de perdre leurs terres, faisaient la grève de la faim pour protester contre l’Office du crédit agricole. Au cours des auditions, il est apparu que des témoins auraient menti aux membres de la commission. Dans son rapport déposé le 13 décembre 1984, cette dernière recommandait que le ministère de la Justice enquête sur les témoignages rendus devant elle les 10 et 11 octobre 1984. La décision de confier le dossier à la Justice avait été adoptée comme solution de compromis. Comme on a pu l’apprendre au moment de la prise en considération du rapport (JD, 27 mars 1985, p. 2707-2718), le président de la commission et les représentants de l’Opposition [libérale] avaient proposé que l’Assemblée traite elle-même ce cas d’atteinte à ses droits et privilèges. Le président [de l’Assemblée, Richard Guay, un élu du Parti Québécois] aurait rencontré les membres de la commission, en séance de travail, pour les inciter à le faire et, au moment du dépôt du rapport, le 13 décembre 1984 (JD, p. 1712), il déclarait qu’il entendait « faire à la Chambre des remarques, des observations en début de semaine » au sujet de ce rapport. Il n’a cependant pas donné suite à cette intention, du moins publiquement, car on n’en trouve aucune trace dans les débats. Le ministre de la Justice a demandé à la Direction des affaires criminelles et pénales de se pencher sur ce dossier et de lui faire rapport (JD, 27 mars 1985, p. 2709), mais il n’y a pas eu de poursuite.

Jusqu’en 1982, les parlementaires sanctionnaient eux-mêmes les outrages à leur endroit. En 1922, ils avaient un peu forcé la note en condamnant rétroactivement à un an de prison un journaliste qui avait laissé entendre qu’une affaire de meurtre n’avançait pas parce que des députés étaient impliqués! Dans la réforme de 1982, l’Assemblée a choisi de se départir de son pouvoir : si l’atteinte aux droits de l’Assemblée est commise par un tiers, la loi reconnaît aux tribunaux judiciaires une compétence exclusive relativement à la sanction. Le conseiller parlementaire Mathieu Proulx écrivait alors : « Cette mesure rompt avec une tradition parlementaire séculaire qui voulait que seule l’Assemblée puisse sanctionner toute atteinte à ses droits. La réticence des parlementaires à mettre en branle les mécanismes prévus pour traduire devant eux un citoyen ayant porté atteinte aux droits de l’Assemblée et les doutes que maints observateurs entretenaient sur l’impartialité d’une telle procédure auront convaincu fort probablement les parlementaires de renoncer à l’exercice de ce pouvoir. La pratique éprouvera ces nouvelles règles qui, faut-il le dire, ne sont appliquées que très rarement ».

Beau résultat dans le seul cas survenu par la suite : l’affaire s’est terminée en eau de vaisselle. Le système judiciaire est plus neutre en principe mais, en 1984, il a plutôt été nul.

(Sur cette question : voir Gaston Deschênes, Le Parlement de Québec, « Outrages et privilèges » (Québec, MultiMondes, 2005), p. 144-152.