Le petit monde du chemin du Roy des années cinquante et soixante (2)

(suite de https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/29/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante/)

Revenons sur nos pas, du côté sud du chemin du Roy.
Avant d’accueillir Bonté divine en 2003, la maison située au 2, chemin du Roy Est, a logé de nombreuses familles dont mes parents qui y ont vécu leur première année de mariage (1943-1944). Ma sœur aînée y a vu le jour. Dans la famille qui vivait là en 1960, il y avait une Louise, la première fille dont j’ai eu la photographie.
C’est aussi dans cette maison que Gilles Picard a réparé des appareils de télévision. C’était la belle époque où on pouvait faire venir un technicien à la maison quand on ne réussissait pas, en manipulant les boutons, à arrêter l’écran de sauter ou à le « déneiger ».
Les deux bâtiments qui suivent à l’est (numéros 4 et 6) — et détonnent par leur modernité — ont été bâtis par Adrien Picard (frère du précédent) qui logeait à l’étage supérieur du numéro 6, au-dessus de son commerce de meubles, avant de construire le numéro 4, pour permettre l’expansion de ses affaires.
Vient ensuite la maison de Georges Ouellet (numéro 8), commerçant et mécanicien mort en 1960. Sa maison est passée à son fils Honoré,  cantonnier à la Voirie, qui s’est marié sur le tard et a eu des enfants après mon départ de Saint-Jean. « Noré » était un autre résident du chemin du Roy qui laissait les enfants pressés prendre des raccourcis. Pour se rendre à la patinoire du collège Fleury, on passait tout bonnement entre sa maison et son hangar, enjambant une « clôture de broche » au fond du terrain puis traversant un terrain vague pour atteindre le coin de la rue Fleury et, de là, notre objectif. À mon souvenir, il ne se plaignait pas.

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L’oncle Marcel Caron avec neveux et nièces vers 1950 : Marie-Paule Jean, Germain, Annette et Denis Deschênes devant la maison de Georges Ouellet (coll. privée).

Son frère Roméo s’est marié au début des années cinquante et s’est bâti à l’est de la maison familiale (numéro 10) ; ses six enfants étaient plus jeunes que nous, mais tout aussi « babyboomers ». C’est lui qui a été le premier à ramasser les vidanges dans le village. Auparavant, chacun se débrouillait avec ses détritus heureusement beaucoup moins abondants qu’aujourd’hui, surtout le plastique. On brûlait beaucoup de choses dans les cuisinières à bois et on avait accès à un dépotoir au début du 2e Rang Ouest.

Notre voisin d’en face (12) était Rosaire Cloutier, barbier de son état, marié en 1943 et père d’une seule fille qui devint coiffeuse. Je ne me souviens pas d’être passé sous son « clipper » ; notre mère nous « faisait les cheveux ». La maison de Rosaire se distinguait par son style « boomtown » (apparu en Amérique du Nord, vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle), la seule du genre dans la rue et une des rares dans la paroisse.
12chduRoyE,réduiteAnnette devant la maison du barbier Cloutier; à gauche, la maison du bedeau Chouinard (coll. privée).

Quand je suis né, la maison portant aujourd’hui le no 14 était la résidence d’Alfred Chouinard, qui, entre autres métiers, a été « bedeau » (sacristain) de 1921 jusqu’en 1950 et gérant de la caisse populaire à ses débuts. Son épouse est morte en 1947, mais l’ancien sacristain a vécu jusqu’à 95 ans, avec le soutien de ses deux filles célibataires, Rose et Lucille, qu’on appelait naturellement « les P’tites bedeau ». Elles géraient un modeste magasin de type « 5-10-15 » (formule créée au tournant du XXe siècle par Woolworth, « Five-and-dime ») où on pouvait acheter des cadeaux à bon prix. Comme quelques autres propriétaires de la rue, les Chouinard avaient un grand mât (on disait « mai », comme à l’époque seigneuriale) et pavoisaient lors des fêtes civiles ou religieuses.
14chduRoyE,réduite. 1946Denis devant le magasin des « P’tites bedeau » en 1946; on peut voir les enseignes de la Fonderie de L’Islet représentée à Saint-Jean par monsieur Chouinard (coll. privée).

Les demoiselles Chouinard avaient une autre célibataire comme voisine au 16, chemin du Roy Est. Née à Saint-Eugène en 1918, « Olivine » offrait la maternelle dès 4 ans et des cours de rattrapage. Elle était la demi-sœur de Louis-Nazaire Thibault, aumônier des écoles secondaires de Saint-Jean-Port-Joli et de L’Islet dans les années 1960. Aux dernières nouvelles, cette petite femme autrefois perchée sur des talons hauts serait toujours vivante quelque part à Québec. Une propriétaire subséquente de sa maison aurait, dit-on, trouvé une somme importante en restaurant un escalier. Mystère.
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Hôtel BellevueLe magasin de « Petit » Robichaud dans les années 1940; à droite, la maison d’Olivine (coll. privée).
Ce n’est pas une ou deux, mais trois autres demoiselles qui vivaient au numéro 20, au-dessus du magasin général fondé en 1922 par leur père Eugène « Petit » Robichaud. Il y avait Joséphine (née en 1903), Blanche et Marie-Paule (des jumelles nées en 1906) ; leur frère Raoul (pourtant baptisé Joseph-Maurice en 1908), dit « Ti-Roul », complétait le quatuor de célibataires.
« Petit » Robichaud avait aussi exploité un hôtel et une salle à manger dans ce bâtiment, puis un autre hôtel et des cabines (qui se retrouveront au Petit Fribourg) sur l’emplacement actuel du parc du Chanoine-Fleury. Après sa mort en 1954, les « P’tites Petit » ont hérité du magasin converti en quincaillerie par leur frère Camille en 1963.  « Ti-Roul » et ses sœurs iront vivre dans une maison neuve au 19, avenue de Gaspé Ouest.

Blanche Robichaud-nouvelleBlanche  R012
Entre-temps, Blanche était morte dans un bête accident. Une automobile mal stationnée devant le Castel des falaises a descendu la pente, traversé la rue et heurté la demoiselle Robichaud alors qu’elle se trouvait devant la banque ou le bureau de poste.
Entre les numéros civiques 16 et 20, une ruelle menait à la maison des Legros, un peu en retrait du chemin. Marié en 1943, Robert Legros avait d’abord travaillé à Québec, où il effectuait des tests sur le beurre dans un laboratoire, mais il était revenu dans sa paroisse natale et, pour le bien de sa santé, travaillait principalement à l’extérieur sur des chantiers de construction. Ses deux premiers enfants étaient nés à Québec et cinq autres s’ajouteront à Saint-Jean pour composer une autre famille majoritairement « babyboomer », dans les mêmes âges que la nôtre. Hôtel-lobby + BeurrerieLe magasin « Petit » Robichaud et la beurrerie au début des années 1960 (coll. privée).

C’était aussi le cas de la famille d’Amédée Bérubé que la Coopérative agricole a embauché pour gérer la beurrerie qu’elle venait d’acquérir en 1942. Originaire de Saint-Pacôme, « Médée » s’était marié à Saint-Denis en 1941 et a élevé ses neuf enfants au-dessus de la fabrique de beurre transformée aujourd’hui en résidence (no 24).
Le beurre était produit localement à cette époque. J’ai souvent participé à la collecte des bidons dans les rangs de la paroisse avec un employé de la coopérative. Il était commode, pour lui, d’avoir un « helper » qui approchait les bidons vides à la porte du camion et rangeait les bidons pleins à l’autre bout de la plateforme. Le beurrier recevait la crème des « habitants » et effectuait ou supervisait toutes les tâches, de la réception à l’emballage en passant par les tests de gras et le barattage, avec des ressources minimales et des mesures de sécurité à l’avenant : quand il sortait le beurre avec sa grande palette de bois, un gamin pouvait se hasarder à passer le doigt par l’ouverture de la grande baratte pour un « test de qualité »…
La cour de la beurrerie pouvait servir d’espace de jeux. Une simple « canne » au milieu de la cour pouvait occuper des enfants pendant quelques heures. Certains soirs d’hiver, on pouvait voir deux Bérubé contre deux Deschênes avec une balle, des bâtons de hockey rafistolés, des bidons comme poteaux de but. Mais le centre d’intérêt hivernal était à quelque 200 pieds derrière la beurrerie et le magasin général : c’était « l’écluse », un étang artificiel, qui servait de patinoire aux petits et grands enfants du quartier. Personne n’aurait eu l’idée de patauger dans ce plan d’eau fangeux avant le gel, mais, si le temps le permettait, on pouvait y tourner en rond pendant quelques semaines en hiver. En sécurité ? C’est une autre question.
Cet étang aujourd’hui disparu avait été formé en barrant le ruisseau des Charlots, ainsi désigné en l’honneur de Charles et Narcisse Duval, les frères un peu spéciaux du notaire Zéphirin. Ce barrage avait été construit pour servir de réservoir en cas d’incendie dans le village.

Le ruisseau avait un faible débit. En bas du barrage, il coulait derrière la beurrerie et passait sous le magasin général (!) puis sous le chemin du Roy. De là, jusqu’à la route nationale, on aurait pu théoriquement y lancer des petits voiliers à la Paolo Noël, mais, à une époque où le village n’avait pas de système d’aqueduc et d’égout, personne n’avait le goût d’y mettre le pied. Le ruisseau prenait parfois une teinte laiteuse, dont on devinait l’origine, et Dieu sait ce qui pouvait tomber du magasin général…

Dans La Patrie du 6 avril 1947, Gérard Ouellet imaginait sa paroisse en 1997 : « […] le ruisseau des Charlots, qui dégageait des odeurs nauséabondes en été — vous vous souvenez les anciens — […] se perd dans le très moderne système d’égouts qui a remplacé celui de 1948 ». Ouellet était optimiste : la « modernité » est venue seulement dans les années soixante et on a décidé d’acheminer les eaux usées directement dans le fleuve, une mauvaise nouvelle pour les pêcheurs à la loche à l’est du quai et les baigneurs à la « plage » du Castel.
(Suite à https://blogue.septentrion.qc.ca/gaston-deschenes/2022/11/30/le-petit-monde-du-chemin-du-roy-des-annees-cinquante-et-soixante-3/ )

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